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Les Pompiers pour qui ?!

DĂšs que l’on a un emploi- et mĂȘme un peu avant- et quelques responsabilitĂ©s, il existe au moins deux sortes de courses, deux sortes de cultures, auxquelles beaucoup de citoyens ont bien du mal Ă  se soustraire. La premiĂšre consiste Ă  se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu prĂšs Ă  l’heure. Pour la version “single” et sans enfant. Pour la version ” familiale” ou parent seul avec enfant(s) en bas Ăąge, cela peut donner : Se rĂ©veiller, se prĂ©parer, puis rĂ©veiller, prĂ©parer, maintenir une bonne humeur,  emmener-dĂ©poser sa progĂ©niture Ă  l’heure Ă  la crĂšche, chez l’assistante maternelle, Ă  l’Ă©cole. Et, ensuite ” se presser afin d’arriver sur le lieu de travail Ă  peu prĂšs Ă  l’heure”. Personne ne s’en plaint car tout le monde le sait : ” Ce n’est que du bonheur !”.

La seconde course trĂšs courante se rĂ©sume Ă  se dĂ©pĂȘcher de rentrer chez soi comme si la planĂšte allait exploser et qu’il n’ y’a que chez soi que l’on pourra Ă©chapper au nĂ©ant.

A moins que ce ne soit pour mourir dans l’harmonie en couple, en famille, avec sa maitresse, son amant, son selfie ou en regardant sur Ă©cran, avant de trĂ©passer, les images de l’Apocalypse.

 

Avant, je vivais et travaillais en banlieue parisienne. J’allais à Paris principalement pour mon plaisir.

Depuis que je travaille dans Paris intra-muros, moi, le lent supersonique, je fais partie de ces chevaux de trait qui concourent Ă  chaque fois dans cette Ă©preuve de compĂ©tition- pour bourrins- oĂč la moindre seconde, la moindre inclinaison du corps dans les escalators, le moindre placement de pied dans les escaliers, le train, le mĂ©tro, sur les quais, sur l’accĂ©lĂ©rateur ou la pĂ©dale de vĂ©lo, semble de nature tantĂŽt Ă  nous inclure dans un sentiment de fĂ©licitĂ©, tantĂŽt dans un vĂ©cu de contrariĂ©. Selon que l’on a pu accĂ©der Ă  l’intĂ©rieur du transport en commun ou Ă  la bretelle de sortie convoitĂ©s, obtenir une place assise, Ă©viter le feu rouge, les embouteillages ou cet insupportable piĂ©tinement derriĂšre tant d’autres en attendant de passer Ă  notre tour la machine Ă  composter ou porte de validation. Laquelle sera ensuite supplantĂ©e par la machine Ă  cafĂ©, la pause cigarette, la pause dĂ©jeuner, la pause canapĂ©, la pause potin, la pause popotin, la pause portable ou internet afin de trouver de quoi nous injecter comme rĂ©compense, stimulant ou consolation.

 

J’ai encore un peu de patine humaine et j’évite donc, pour le moment, de donner des coups de sabots, des coups de postĂ©rieur ou autres, afin de me frayer un passage dans les entrailles de cette chair qui fait partie de notre vie active. Pourtant, chacune de mes nouvelles participations Ă  cet engouement contribue un peu plus Ă  mon dĂ©membrement. Et, un jour peut-ĂȘtre, alors que je mettrai un pied sur le quai, on entendra rĂ©sonner dans toute la gare mes hennissements. Ceux de celui qui appartiendra dĂ©sormais Ă  l’espĂšce vaillante et chevaline.

 

Il existe des moyens trĂšs simples de sonner le tocsin contre nos propres toxines. Pour bien ensemencer le dĂ©but de nos journĂ©es, de nos aprĂšs-midis ou de nos nuits de travail de façon plus Ă©cologique et humaine : partir en avance. Marcher lentement. Prendre le temps et apprendre Ă  respirer. Notre prof de chant au conservatoire de thĂ©Ăątre d’Argenteuil nous rĂ©pĂ©tait quelques fois :

«  Je suis sĂ»re qu’il n’y’aurait pas de guerres si les gens savaient respirer ! ».

MĂ©ditation, relaxation, yoga, art martial, pratique sportive, pratique socialisante, pacifiste et crĂ©ative, dĂ©sormais, mĂȘme des applications nous les enseignent afin de nous permettre de trouver des issues Ă  notre stress chronique. Mais lorsqu’arrive le dĂ©part pour le travail, nous restons nombreux Ă  avoir de bonnes raisons de dĂ©taler sous le coup de rasoir de la derniĂšre minute ou de la derniĂšre seconde.

En rentrant du travail, cependant, je suis gĂ©nĂ©ralement beaucoup plus relĂąchĂ©. Et, je laisse aux autres les premiĂšres places du tiercĂ© alors qu’ils filent au travail, Ă  un rendez-vous ou chez eux.

 

Ce dimanche matin, je me laisse donc facilement distancer par les quelques juments et canassons descendus comme moi à la gare. Et, je prise mon temps pour rentrer chez moi. Je suis aussi assez fatigué. Mes sabots clochent lentement contre les pavés.

Les rues sont dĂ©sertes. Lui, je le trouve allongĂ© sur le trottoir, le haut du corps adossĂ© contre le muret d’un Moneygram. Il faudra peut-ĂȘtre un jour effectuer une Ă©tude Ă  propos de cette intersection. Car Ă  peu prĂšs au mĂȘme endroit, il y’a bientĂŽt un an maintenant, j’y avais trouvĂ© un homme ĂągĂ©, Ă  peu prĂšs confus, perdu, le visage un peu ensanglantĂ© aprĂšs un rasage maladroit. Et, un peu plus haut, quelques mois plus tard, alors que j’emmenais ma fille Ă  l’école maternelle, un jeune Ă©tudiant du Garac m’avait sollicitĂ© pour joindre sa mĂšre aprĂšs qu’une bande l’ait repĂ©rĂ© dans le train puis menacĂ© en vue d’obtenir son tĂ©lĂ©phone portable.

J’avais pu contacter une des filles de l’homme ĂągĂ©. Celle-ci Ă©tait venue le chercher en voiture quelques minutes plus tard.

J’avais Ă©coutĂ© le jeune Ă©tudiant. Je l’avais interrogĂ© afin de m’assurer de sa crĂ©dibilitĂ©. Puis, j’avais joint sa mĂšre avant de laisser le fils parler Ă  sa mĂšre avec mon tĂ©lĂ©phone portable.

Sa mĂšre m’avait ensuite remerciĂ© par sms. Quelques semaines plus tard, j’avais recroisĂ© notre jeune homme Ă  la gare St Lazare. Nous nous Ă©tions un peu parlĂ©s. Il m’avait semblĂ© avoir rĂ©cupĂ©rĂ© de sa mĂ©saventure. Lors de notre premiĂšre rencontre, j’avais insistĂ© quant au fait que seul face Ă  plusieurs, dĂšs lors que ses agresseurs Ă©taient parvenus Ă  l’encercler dans un endroit isolĂ©, il avait bien fait de leur cĂ©der son tĂ©lĂ©phone portable et de ne pas essayer de rĂ©sister.

Ma fille, ĂągĂ©e alors de quatre ans et quelques mois, m’avait reparlĂ© de cette rencontre survenue sur le trajet de son Ă©cole. Je lui avais bien-sĂ»r expliquĂ© les faits en m’appliquant Ă  une certaine sobriĂ©tĂ©.

 

Ce dimanche matin, lorsque je passe devant notre homme du jour, je pense d’abord qu’il cuve. Nous sommes au lendemain du troisiĂšme samedi de manifestation des «  Gilets jaunes » Ă  Paris et dans toute la France mais aussi Ă  l’üle de La RĂ©union (pour les endroits oĂč ce mouvement de contestation sociale au dĂ©part spontanĂ© et sans leader officiel a pour l’instant le plus fait parler de lui).

J’envisage notre homme comme un manifestant ayant pris part à la manifestation de la veille. Mais ça, c’est d’abord ce que j’ai envie de croire bien qu’il ne porte aucun gilet jaune.

En effet, une semaine plus tĂŽt, je me suis senti coupable d’ĂȘtre restĂ©, comme souvent, extĂ©rieur Ă  ce mouvement de contestation et de manifestation sociale. J’approuve ce mouvement de contestation sociale tel qu’il a Ă©tĂ© initiĂ©. Je comprends les raisons originelles de ce mouvement. Je dĂ©sapprouve les tentatives de rĂ©cupĂ©ration politiques et syndicales. Ainsi que la stratĂ©gie du gouvernement Macron (et de celles et ceux qui suivront) pour discrĂ©diter ce mouvement et ceux qui lui ressemblent et lui ressembleront.

Je dĂ©sapprouve aussi le fait que certaines personnes ou organisations en profitent pour casser pour des raisons extĂ©rieures Ă  la colĂšre de dĂ©part. Mais je crois qu’il est trĂšs difficile voire impossible de faire exactement le tri entre la colĂšre comprĂ©hensible de certains citoyens qui cassent ou bloquent certains endroits du pays pour exister car c’est tout ce qu’il leur reste comme moyen. Et la jouissance de certains qui cassent pour casser et/ou qui se servent du mouvement spontanĂ© des « gilets jaunes » pour leur propre intĂ©rĂȘt.

 

Je participe rarement Ă  des manifestations. Je me mĂ©fie beaucoup des effets de groupe. J’ai l’impression de disposer de plus de clairvoyance- mĂȘme si je me trompe- en pensant seul qu’en me contentant de suivre aveuglement, sans rĂ©flĂ©chir, un groupe de personnes. Je sais que mon raisonnement, poussĂ© Ă  l’extrĂȘme, est une absurditĂ©. Car, ĂȘtre seul, c’est aussi ĂȘtre isolĂ©, vulnĂ©rable, incomplet, incompĂ©tent et impuissant. Je sais aussi que l’on a besoin des autres et qu’il est nĂ©cessaire d’avoir des alliĂ©s. Alors, disons que je suis trĂšs attachĂ© au fait de pouvoir choisir mes alliĂ©s plutĂŽt que de me les voir imposĂ©s un peu Ă  la roulette russe. Mais que trouver de bons alliĂ©s, cela peut nĂ©cessiter du temps.

 

Pendant toutes ces considĂ©rations, notre homme «  du dimanche » reste inerte devant moi. Et, je suis bien-sĂ»r seul face Ă  lui. Quelques minutes plus tĂŽt, avant de le trouver, un autre homme m’avait accostĂ© alors que je marchais devant lui. Dans un Français approximatif, cet homme de « derriĂšre » (il Ă©tait derriĂšre moi) m’avait interpellĂ© poliment pour me demander si j’avais une feuille de papier cigarette Ă  rouler. Non. Il Ă©tait reparti dans le sens opposĂ©.

 

Et moi, aprĂšs m’ĂȘtre Ă©loignĂ© de cet homme, maintenant je rebrousse chemin.

 

Notre homme inerte cuve peut-ĂȘtre son alcool. Il a une respiration rĂ©guliĂšre, ample et apaisĂ©e. C’est bien-sĂ»r trĂšs bien. Mais il n’a pas rĂ©pondu lorsque je lui ai parlĂ©. Il n’a pas rĂ©agi. Je ne sais rien de ce qu’il a pris. Je me mets Ă  penser Ă  Basquiat, qui, lors de son overdose fatale, avait donnĂ©, aussi, Ă  sa petite amie de l’époque, l’impression de dormir paisiblement.

Alors, j’appelle le 15. Tout en me disant que du fait de la manifestation des « gilets jaunes » et des affrontements avec les «  forces de l’ordre », les services sanitaires d’urgence ont dĂ» ĂȘtre particuliĂšrement sollicitĂ©s la veille.

Le samedi 1er dĂ©cembre : « 263 » personnes «  ont Ă©tĂ© blessĂ©es au cour des violences  dont 133 dans la capitale » selon le journal gratuit 20 Minutes de ce lundi 3 dĂ©cembre. Toujours selon ce mĂȘme journal gratuit « (
) «  Gilets jaunes. Le mouvement durera si le gouvernement ne recule pas, estiment deux experts ».

La dame du SAMU me demande des renseignements. Je lui rĂ©ponds. Lieu. Age approximatif de l’homme. CaractĂ©ristiques de la respiration. Pas de trace de sang apparente. Pas de rĂ©action.

Elle me demande de le stimuler en le touchant. Je le fais parce qu’elle me le dit de le faire parce-que, seul, je me dispenserais d’une pareille initiative : il m’est impossible de prĂ©voir la rĂ©action de cet homme lorsque je vais le toucher. Je suis pour lui un inconnu. Il aurait pu avoir une rĂ©action, instinctive, de dĂ©fense ou de protection telle que mordre ma main par exemple lorsque, dans un premier temps, j’avais entrepris de la passer devant ses narines afin de m’assurer qu’il respirait. Avant d’appeler le SAMU.

Je suis au tĂ©lĂ©phone avec cette dame du SAMU lorsque notre homme bouge la tĂȘte, puis se gratte le nez. J’en informe la dame du SAMU. La dame du SAMU me demande si je peux rester avec lui le temps que les pompiers arrivent. Et elle me sollicite afin que je continue les stimulations. J’accepte. Elle me remercie et raccroche.

Quelques secondes plus loin, notre homme commence à ouvrir les yeux. Il me regarde. Je lui parle :

« Bonjour Monsieur. J’ai appelĂ© le SAMU. Les pompiers vont venir s’occuper de vous ».

Assez vite, il se met sur pied, devant moi :

« Les pompiers pour qui ?! ».

« Pour s’occuper de vous car vous n’allez pas bien. Vous ne pouvez pas rester là ».

« Moi, je vais pas bien ?! ». Devant moi, cet homme m’explique maintenant :

« Il ne faut pas appeler les pompiers ! Ils vont croire que c’est grave ! ».

Je comprends sa logique. Mais moi, j’étais face Ă  ce dilemme que je lui traduis :

«  Et moi, comment je fais pour savoir que ce n’est pas grave ? ».

Lui : « Hein ?! ». Il me regarde, son visage prĂšs du mien comme si je suis presque la moitiĂ© d’un idiot. L’esprit peut-ĂȘtre encore assombri par les reflets de l’alcool bien que son haleine soit « neutre ». Mais aussi parce-que le Français n’est pas sa langue maternelle. Ou peut-ĂȘtre pour mieux discerner si je tiens plus de l’homme ou du cheval. Il mesure entre cinq Ă  dix centimĂštres de plus que moi et tangue un peu.

Il reprend :

« (
.) Comment tu fais pour 
savoir que ce n’est pas grave ?! Tu parles aux gens
. ».

Moi : «  Mais je t’ai parlé ! ». (Vu qu’il m’a tutoyĂ© et au vu de l’aspect un peu sec et sans glaçons de l’échange, je le tutoie aussi).

Lui : «  A moi, tu m’as parlé ?! »

Moi : « Mais est-ce que tu te rends compte que je me suis inquiété pour toi ?! ».

Lui : « Quand on s’inquiĂšte pour quelqu’un, on fait pas ça ! 
On lui parle ! ».

A ce moment de notre discussion, je me demande s’il envisage de me frapper vu qu’il est prĂšs de moi, visiblement plus remontĂ© que reconnaissant, et qu’il m’attribue de mauvaises intentions Ă  son encontre. La situation me paraĂźt bien-sĂ»r prendre une tournure quelque peu ironique bien que, je le sais, probable : le secouriste agressĂ©.

Il a un peu reculĂ© lorsqu’il me dit, assez agressif, voire un peu menaçant :

«  Reste attendre
tes pompiers, tes policiers
. ».

Moi : «  Ne reste pas sur la route ! » ( Il se trouve alors sur la route, sur le passage piĂ©tons). J’ajoute : «  Il y’a des voitures qui passent ! ». Il quitte aussitĂŽt la route et se remet sur le trottoir face Ă  moi. Quelques mĂštres et quelques secondes nous sĂ©parent.

Puis, il se retourne et sans ajouter un mot, me tourne le dos, traverse l’avenue en restant bien en rythme sur le passage piĂ©ton. Aucune voiture ne passe. TrĂšs vite, il s’échappe de ma vue. Il marche Ă  une allure plutĂŽt rapide pour un mourant s’il est mourant ou pour un homme en train de faire une overdose s’il fait une overdose. Il me semble que j’aurais Ă©tĂ© incapable de me dĂ©placer aussi vite :

 

Je suis évidemment rassuré pour sa santé.

 

Je rappelle le SAMU. Une collĂšgue de la dame que j’ai eue me rĂ©pond. Je lui explique. Je lui dis aussi que notre homme Ă©tait un «  peu » tendu et que je me suis demandĂ© s’il allait me frapper. (S’il l’avait fait, j’aurais Ă©tĂ© obligĂ© de changer de registre : je serais devenu victime ou agresseur de « mon » patient. OĂč cela se serait-il terminé ? Au commissariat ?).

Au téléphone avec le SAMU, je hasarde que notre homme devait avoir des problÚmes de papier.

(Mais peut-ĂȘtre avait-il dĂ©ja un casier judiciaire pour Ă©briĂ©tĂ© ou pour trouble de l’ordre public ?).

La dame du SAMU prend ça avec humour. Elle me demande quelques informations complĂ©mentaires concernant la tenue vestimentaire de notre homme. Oh, oui, je m’en souviens bien.

Cette dame du SAMU me dit :

« C’est bien, monsieur, vous avez eu les bons rĂ©flexes ». Je la sais sincĂšre. Je considĂšre qu’elle parle de mon premier appel pour prĂ©venir le SAMU. Pour moi, les bons rĂ©flexes ont aussi Ă©tĂ© de laisser partir notre homme. Lorsqu’il aura dĂ©grisĂ©, je me demande de quoi et de qui il se souviendra. D’ĂȘtre tombĂ© sur un baltringue (moi) qui a failli le mettre dans la merde ?!

En rentrant, je raconte l’histoire Ă  ma compagne. AmusĂ©e, elle me dit :

« Cela aurait été drÎle que, finalement, ce soit pour toi que les pompiers viennent ».

Franck, ce lundi 3 décembre 2018.

 

PS : Cet article a d’abord Ă©tĂ© Ă©crit avant l’article https://balistiqueduquotidien.com/privilegie/Je l’ai corrigĂ© et complĂ©tĂ© ce dimanche 9 dĂ©cembre 2018.

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