Vélo taffe, réforme des retraites et 49.3
Ce jeudi 16 mars 2023, vers 20H30, aprĂšs le travail, pour rentrer chez moi, jâai pris le mĂȘme chemin que dâhabitude.
Banlieusard de naissance, je travaille Ă Paris depuis lâĂ©tĂ© 2009. Depuis fĂ©vrier 2021, jâai dĂ©couvert lâusage et le plaisir du vĂ©lo pliant pour parcourir la seconde partie de mon trajet lorsque je vais au travail. La premiĂšre partie se dĂ©roule en prenant le train avec mon vĂ©lo depuis Argenteuil, une ville de banlieue, oĂč jâhabite.
Faire le trajet en utilisant uniquement les transports en commun jusquâĂ mon lieu de travail mâavait vite rebutĂ© lorsque jâavais commencĂ© dans mon nouveau service en janvier 2021, du cĂŽtĂ© de Denfert Rochereau, dans le 14 Ăšme arrondissement de Paris. A cause des correspondances, des « problĂšmes » de train et de la foule aux heures de pointe.
Je nâinvente rien. Et je ne me plains pas. Il me faut entre trois quarts dâheure et une heure pour me rendre Ă mon travail. Certains de mes collĂšgues ont besoin dâune heure et demi ou de deux heures pour le faire que ce soit en voiture ou par le train. Ils nâont pas eu dâautre choix que de sâĂ©loigner pour pouvoir sâacheter une maison ou un appartement Ă crĂ©dit. OĂč ils nâont pas pu trouver dâemploi plus prĂšs de chez eux.
Comme moi, et comme dâautres, je crois, mes collĂšgues prennent de lâĂąge. Lorsque lâon prend de lâĂąge, mĂȘme si lâon vit de plus en plus vieux, certaines contraintes nous pĂšsent davantage. Et encore plus si lâon sâefforce depuis des annĂ©es de remplir nos obligations malgrĂ© tout. MalgrĂ© les difficultĂ©s inhĂ©rentes Ă notre mĂ©tier, malgrĂ© les problĂšmes de santĂ©, les inquiĂ©tudes et les contraintes diverses et personnelles, malgrĂ© lâaugmentation du coĂ»t de la vie.
Comme nâimporte qui pourrait lâĂȘtre aprĂšs une deuxiĂšme journĂ©e de travail de 13 heures qui a commencĂ© par un rĂ©veil vers 5h30 du matin, jâĂ©tais fatiguĂ© tout Ă lâheure en montant sur mon vĂ©lo aprĂšs ĂȘtre sorti de mon service. Mon but Ă©tait en prioritĂ© de rentrer sans accident puisque jâĂ©tais fatiguĂ© et Ă vĂ©lo.
Je nâavais pas prĂ©vu de mâasseoir en rentrant pour Ă©crire un article sur la rĂ©forme des retraites, le 49.3, les gilets jaunes, la pandĂ©mie du Covid et le confinement. Et en montrant des photos que jâai pu prendre tout Ă lâheure sur ce trajet que je prends dâhabitude lorsque je me rends Ă mon travail et que jâen reviens. Mais certaines des rĂ©actions suscitĂ©es ce soir par cette rĂ©forme des retraites font partie de notre histoire. Ces photos et cet article auront donc sans doute une certaine importance plus tard.
Câest la deuxiĂšme fois, maintenant, quâen sortant de mon travail, je me retrouve un peu dans la mĂȘme situation que le personnage de David Vincent, lorsque celui-ci, en rentrant chez lui en pleine nuit en voiture, aperçoit une soucoupe volante dâextra-terrestres malveillants en train dâatterrir discrĂštement sur « terre ».
La premiĂšre fois que je mâĂ©tais senti un peu comme le personnage David Vincent, câĂ©tait en tombant sur ce qui allait devenir la derniĂšre manifestation officielle des gilets jaunes quelques jours avant le premier confinement en mars 2020. ( Gilets jaunes, samedi 14 mars 2020)
Ce soir, la mĂȘme situation sâest rĂ©pĂ©tĂ©e avec ces manifestations suite Ă lâutilisation du 49.3.
Pourtant, on ne peut pas dire que la rĂ©forme des retraites ait Ă©tĂ© un sujet « discret ». On en entend parler depuis des annĂ©es. Avant la premiĂšre Ă©lection du PrĂ©sident Macron, je crois. Et depuis des annĂ©es, câest un sujet de tension et dâinquiĂ©tude sociale. En France, lâimage idĂ©ale du dĂ©part Ă la retraite rime avec celle dâun repos bien mĂ©ritĂ© aprĂšs des annĂ©es de travail. Si lâon peut au dĂ©part aimer exercer son travail, ses conditions dâexercice et sa pĂ©nibilitĂ© peuvent, avec les annĂ©es, nous le rendre de plus en plus difficile Ă vivre ou Ă supporter. Surtout si ses conditions dâexercice se dĂ©tĂ©riorent comme on le voit dans bien des institutions publiques.
Dans mon mĂ©tier dâinfirmier en psychiatrie et en pĂ©dopsychiatrie, par exemple, un milieu touchĂ© par la pĂ©nurie depuis des annĂ©es et encore plus depuis la pandĂ©mie du Covid, Ă mesure que lâon prend de lâĂąge, le travail de nuit, reconnu comme un travail pĂ©nible, peut avoir des rĂ©percussions sur la santĂ©. Certains horaires matinaux, aussi. Car pour dĂ©buter une journĂ©e de travail Ă 6h45, selon le temps de trajet Ă effectuer, un rĂ©veil plus prĂ©coce peut nĂ©cessiter, avec le temps, des efforts de plus en plus contraignants. Ensuite, chaque profession a ses difficultĂ©s. Et, certaines de ces difficultĂ©s, selon moi, restent impraticables pour dâautres.
Mais si Paris brĂ»le ou a brĂ»lĂ© par endroits, ce jeudi 16 mars au soir, câest ,selon moi, parce-que depuis trois ans, se sont accumulĂ©es des contraintes et des contrariĂ©tĂ©s diverses. Jâen discutais quelques heures plus tĂŽt avec deux collĂšgues dans mon service avant de dĂ©couvrir le rĂ©sultat dans certaines rues de Paris en rentrant :
Le mouvement des gilets jaunes avait pour origine une usure sociale et Ă©conomique profonde. Le mouvement a fini par ĂȘtre Ă©touffĂ© Ă la fois, par certaines de ses dissensions ou ses excĂšs mais aussi parce-que le gouvernement Macron a profitĂ© de la pandĂ©mie du Covid pour dĂ©cider dâun confinement strict et interdire les rassemblements publics. Pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois, nous avons dĂ» accepter une suppression de nos libertĂ©s, limiter nos dĂ©placements, les justifier. Puis, nous avons dĂ» fournir des passe sanitaires et donc nous faire vacciner pour les obtenir. Si bien des personnes ont rapidement Ă©tĂ© consentantes et rassurĂ©es par les vaccins anti-Covid fabriquĂ©s en express, il y a un nombre assez important de personnes- dont je fais partie- qui a acceptĂ© de se faire vacciner sous la contrainte. Afin de pouvoir recouvrer une partie de ses libertĂ©s mais aussi pour conserver son emploi.
AprĂšs toute cette pĂ©riode de pandĂ©mie du Covid, du confinement et de ses excĂšs, dont nous semblons nous Ă©loigner depuis Ă peu prĂšs un an ou plus maintenant, la guerre en Ukraine est « arrivĂ©e » en fĂ©vrier de lâannĂ©e derniĂšre. Le prix de lâessence a alors enflĂ©. JusquâĂ deux euros le litre dâessence 95. Peut-ĂȘtre plus. Aujourdâhui, on peut trouver des stations service oĂč le litre dâessence est redescendu Ă 1,89 euro le litre. Câest Ă dire quâil coĂ»te plus de 40 centimes quâavant la guerre en Ukraine. Et, Ă mon avis, son prix ne retrouvera pas le niveau qui Ă©tait le sien avant la guerre en Ukraine.
En plus du coĂ»t lâessence, celui des produits alimentaires a aussi augmentĂ© de quinze pour cent depuis le dĂ©but de la guerre en Ukraine. Dix pour cent dâaugmentation supplĂ©mentaires sont prĂ©vus dâici le mois de juin de cette annĂ©e.
Ensuite, se rajoute le fait que depuis cette annĂ©e, les taux bancaires remontent et que les banques sont plus rĂ©ticentes pour prĂȘter de lâargent aux personnes qui souhaitent obtenir un prĂȘt immobilier. Donc, mĂȘme dans lâimmobilier, lâhorizon se bouche.
Et, maintenant, la rĂ©forme des retraites avec le recul de lâĂąge du dĂ©part Ă la retraite qui passe de 62 ans Ă 64 ans est imposĂ©e Ă coup de 49.3. Et, par qui ?
Par le gouvernement Macron. Le gouvernement du PrĂ©sident Macron, un homme qui nâa pas 50 ans, dont la retraite est dĂ©jĂ largement plus que bien assurĂ©e- et bien entourĂ©e- et qui donne le sentiment dâavoir toujours Ă©tĂ© privilĂ©giĂ©.
Si le sentiment dâappartenance et le sentiment de sĂ©curitĂ© ou dâinsĂ©curitĂ© font partie des sentiments qui nous inspirent ou qui permettent de nous dominer, le sentiment de justice ou dâinjustice, aussi, peut pousser Ă agir lorsquâil est consĂ©quent.
Ce jeudi soir, lors de ces quelques minutes oĂč jâai « Ă©chouĂ© » au milieu de ces manifestations, et oĂč je suis descendu de mon vĂ©lo pour marcher tout en prenant des photos sur mon trajet habituel, jâai croisĂ© des personnes assez jeunes (dans la vingtaine et trentaine) plutĂŽt souriantes qui se sentaient aussi sans aucun doute victimes dâune grande injustice. Comme les gilets jaunes trois ans plus tĂŽt. Sauf que, lĂ , cette rĂ©forme des retraites concerne une plus grande partie de la population et donc, aussi, des classes sociales plus favorisĂ©es, ou des personnes plus destinĂ©es Ă occuper des fonctions « supĂ©rieures » que les gilets jaunes.
MĂȘme si lâon vit dĂ©sormais plus vieux quâil y a vingt, trente ou quarante ans, nous savons aussi que nous pouvons mourir Ă nâimporte quel Ăąge. Et que notre mort nâest pas automatiquement corrĂ©lĂ©e avec les mauvais choix de vie que nous aurions pu faire. Dans ma famille, on vit vieux. Cela devrait me suffire pour me convaincre que tout ira bien pour moi. Car des personnes retraitĂ©es, que jâai connues actives, jâen connais dĂ©sormais quelques unes. Et, elles vivent plutĂŽt bien leur retraite alors quâelles lâont prise entre 55 et 64 ans. Sans compter quelques personnes de 70 ans ou plus que je peux cĂŽtoyer qui me donnent le sentiment de bien profiter de la vie et de conserver un entrain pour celle-ci. Sauf que deux ans de plus, lorsque ça ne va pas, câest beaucoup.
Si cette rĂ©forme des retraites ne passe pas, câest parce-que lâavenir continue dâinquiĂ©ter et de se refermer. AprĂšs les jeunes « de » banlieue populaire ou dĂ©favorisĂ©e dans les annĂ©es 90-2000, aprĂšs le terrorisme islamiste et lâintĂ©grisme religieux, aprĂšs les gilets jaunes, câest au tour des jeunes mais aussi des moins jeunes de classes sociales diverses de refuser de se faire enfermer dans un monde et une vie dont ils ne veulent pas.
Etonnamment, Ă la gare St Lazare, tout est calme. Et, quelques minutes plus tard, lorsque je retrouve Argenteuil, ville de banlieue proche de Paris, dont la rĂ©putation est plutĂŽt mauvaise, tout est calme. Devant ce calme, on pourrait penser que ce je viens dâapercevoir dans la capitale nâa jamais existĂ©.
Franck Unimon pour balistiqueduquotidien.com, ce vendredi 17 mars 2023.