Hier, ce mercredi 29 juin 2022, jour du verdict des attentats terroristes de Novembre 2015 Ă Paris
Hier Ă©tait un jour spĂ©cial. Celui du verdict des attentats terroristes islamistes Ă Paris du 13 novembre 2015 Ă Saint-Denis (ville de banlieue proche de Paris) devant le Stade de France lors dâun match de Foot amical ; dans plusieurs rues des 10 Ăšme et 11 Ăšme arrondissements de Paris sur des terrasses de cafĂ© et de restaurants ; en plein concert dans la salle de concert Le Bataclan qui se trouve aussi dans le 11Ăšme arrondissement de Paris.
Je travaillais de nuit dans le 18Ăšme arrondissement de Paris, prĂšs de la Porte de Clignancourt, lors de ces attentats du 13 novembre 2015. Je me rappelle encore un peu de cette nuit. Dans un de mes journaux intimes, jâavais Ă©crit un peu Ă propos de cette ambiance de mort dans Paris qui avait durĂ© quelques temps Ă cette pĂ©riode. A ce jour, je nâai pas encore recherchĂ© ce journal intime. Mon blog nâexistait pas Ă cette Ă©poque.
Hier, ce mercredi 29 juin 2022, je travaillais de 8h Ă 20 heures dans mon nouveau service depuis un peu plus dâun an, maintenant. Je nâai pas pu me rendre au tribunal de la citĂ© pour assister Ă ce verdict. Pas plus que je nâai pu me rendre Ă une seule audience de ce procĂšs qui avait pourtant dĂ©marrĂ© le 8 septembre 2021. Alors que cela avait Ă©tĂ© mon intention.
Deux ou trois fois, je suis allĂ© au tribunal de la citĂ© afin « dâassister » Ă ce procĂšs (comme pour le procĂšs de lâattentat de Charlie Hebdo oĂč je mâĂ©tais rendu Ă une seule audience au nouveau tribunal de Paris) des attentats de novembre 2015.
Au tribunal de la citĂ©, jâai pu assister Ă une partie de lâaudience dâun tout autre jugement (Extorsion en bande organisĂ©e : Des hommes dans un garage et les avocats de la DĂ©fense) . Mais concernant le procĂšs des attentats du 13 novembre 2015, Ă chaque fois, je suis « mal » tombĂ©. Y compris ce jour oĂč lâaudience avait Ă©tĂ© reportĂ©e car Salah Abdeslam, le principal accusĂ©, avait attrapĂ© le Covid.
Lorsque je lâai pu, jâai lu ce que jâai pu trouver concernant ce procĂšs : en grande partie, le rĂ©cit fait chaque mercredi dans Charlie Hebdo.
Mais jâai aussi pu Ă©couter quelques podcasts ou lire sur le sujet des attentats islamistes de ces derniĂšres annĂ©es en France ou sur le fanatisme islamiste dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale. Jâai aussi Ă©coutĂ© quelques tĂ©moignages de victimes dâattentats de novembre 2015.
Sans ĂȘtre autant impliquĂ© que les victimes, leurs proches, les associations de victimes dâattentats, les accusĂ©s et les complices de ces attentats, mais aussi les professionnels de la justice, de la sĂ©curitĂ©, et les journalistes qui ont « suivi », « traitĂ© » ou se sont chargĂ©s de ce procĂšs, je me suis senti et continue de me sentir concernĂ© par ces attentats de novembre 2015 ainsi que par ces actes et ces situations qui peuvent leur ressembler ou s’en approcher. ( Panser les attentats- un livre de Marianne KĂ©dia, Ricochets-Un livre de Camille Emmanuelle, L’instinct de vie , Helie de Saint Marc par Laurent Beccaria, Sans Blessures Apparentes, Utoya, 22 juillet, Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun, Qu’un sang impur… .Interview en apnĂ©e avec Abdel Raouf Dafri , ).
DâoĂč la raison de cet article aujourdâhui, mĂȘme si je nâai assistĂ© Ă aucune audience de ce procĂšs qui a totalisĂ© « 148 journĂ©es de dĂ©bats » (page 2 du journal Le Parisien de ce mercredi 29 juin 2022, article de Pascale ĂGRĂet de TimothĂ©e BOUTRY).
VĂ©lo Taffe :
Depuis un peu plus dâun an maintenant, je me rends et repars de mon travail avec mon vĂ©lo pliant en passant par la Gare St Lazare par laquelle jâarrive en train depuis la ville de banlieue oĂč jâhabite.
Le plus souvent, je passe par le boulevard Raspail. Mais hier matin, jâai eu Ă nouveau envie de passer par la rue de Rivoli. Ce qui mâa amenĂ©, ensuite, au Boulevard St Michel, et, avant cela, Ă tomber Ă nouveau sur ce barrage de vĂ©hicules de police que jâavais dĂ©jĂ aperçues, en passant Ă vĂ©lo, lors dâautres audiences de ce procĂšs. Jâai pris le temps de mâarrĂȘter pour faire quelques photos. Jâai aussi pu entendre un cycliste, descendant assez vite du Boulevard St Michel, crier en se rapprochant :
« Mais ils nous emmerdent avec ces barriÚres ! ».
On parle quelques fois de la barriĂšre de la langue pour expliquer certains malentendus ou des relations difficiles. Mais, lĂ , il sâagissait dâune toute autre barriĂšre. Cela fait neuf mois que dure ce procĂšs. Et cet homme, vraisemblablement un habituĂ© de ce trajet, pressĂ© dâarriver Ă sa destination, ne pouvait et ne voulait pas consacrer quelques minutes supplĂ©mentaires (cinq ou dix selon quâil dĂ©cide de mettre Ă pied Ă terre pour redevenir piĂ©ton et longer les barriĂšres ou pour prendre un itinĂ©raire bis) afin de permettre la conclusion de ce procĂšs pour des Ă©vĂ©nements qui nous avaient diversement touchĂ©s en 2015âŠ..
Quâest-ce qui est le plus horrible et le plus meurtrier ? Les actions terroristes prĂ©mĂ©ditĂ©es, multipliĂ©es et impitoyables de 2015 ou la façon de penser de ce cycliste ?
Dans les faits, ce cycliste nâa tuĂ© personne et nâest responsable, a priori, de la mort de personne. Peut-ĂȘtre mĂȘme exerce-tâil la plus grande mesure de son temps Ă sauver des vies de par le mĂ©tier quâil exerce. Câest peut-ĂȘtre un garde du corps. Un chirurgien chevronnĂ©. Un pompier. Un infirmier de pointe. Un homme qui part veiller sa mĂšre ou sa grand-mĂšre trĂšs malade. Ou un livreur de sang rare et rĂ©putĂ© pour ĂȘtre lâun des plus rapides de Paris.
Ne pas juger
En revenant hier dâun transfert dans un hĂŽpital du 18Ăšme arrondissement pour mon travail, jâai Ă©coutĂ© un podcast sur le sujet du Crack. Les addictions font partie des « sujets » par lesquels je me sens concernĂ©. Dâailleurs, jâai toujours mon article Ă faire sur les 50 ans de Marmottan fĂȘtĂ©s lâannĂ©e derniĂšre ( le 3 dĂ©cembre 2021 !) Ă la salle de concert de la Cigale.
Dans les faits, nous sommes tous concernĂ©s par le sujet des addictions mais nous sommes encore plus que nombreux Ă lâignorer pour diffĂ©rentes raisons qui ont Ă voir soit avec une certaine dĂ©sapprobation morale ou avec, tout simplement, notre mĂ©connaissance grandiloquente de ce quâest une addiction ou de ce que peut ĂȘtre une addiction.
Dans ce podcast de 59 minutes oĂč interviennent entre-autres, Alain Morel, psychiatre et directeur de lâassociation Oppelia, mais aussi Karim, un des travailleurs pairs mais aussi quelques consommateurs, il est aussi rappelĂ© que pour aider et travailler avec des personnes addict, il est nĂ©cessaire de Ne pas juger.
Jâavais dĂ©jĂ entendu ça mais aussi Ă©tĂ© le tĂ©moin de cela. A Marmottan ou dans les services de psychiatrie adulte et de pĂ©dopsychiatrie oĂč jâai pu travailler.
Depuis mes dĂ©buts dâinfirmier en psychiatrie il y a bientĂŽt trente ans, jâai Ă©tĂ© amenĂ© Ă rencontrer, au moins dans les diffĂ©rents services oĂč jâai travaillĂ©, diffĂ©rentes sortes de profils de personnes des plus « sympathiques », des plus « tristes » aux plus « antipathiques » et « exaspĂ©rants », des plus « faciles » aux plus « difficiles » et, cela, aussi face Ă des publics ĂągĂ©s de 3 ou quatre ans. Puisque mes expĂ©riences en pĂ©dopsychiatrie mâont aussi amenĂ© Ă rencontrer, avec mes collĂšgues Ă©ducateurs ou autres, des enfants de trois et quatre ans et leurs parents.
A moins de se barricader derriĂšre de la paperasse, derriĂšre son Ă©cran dâordinateur, derriĂšre son tĂ©lĂ©phone ou des sms, derriĂšre un bureau et des logiciels ; derriĂšre des protocoles ; derriĂšre des phrases et des pensĂ©es toutes faites et dĂ©finitives ; derriĂšre des chiffres, des murs, des peurs, des certitudes absolues ; derriĂšre des collĂšgues, des portes de prison et des traitements ; ou derriĂšre des cohortes dâintermĂ©diaires et de serviteurs dont la fonction est de dĂ©vier, de diffĂ©rer, de diluer ou de faire disparaĂźtre lâexpĂ©rience de la rencontre directe, instinctive et imprĂ©visible, le mĂ©tier dâinfirmier en psychiatrie et en pĂ©dopsychiatrie fait partie de ces mĂ©tiers oĂč les rencontres rĂ©pĂ©tĂ©es ont des effets immĂ©diats et prolongĂ©s, superficiels et profonds, sur les diffĂ©rents interlocuteurs.
On se heurte oĂč lâon se comprend. On sâapaise ou lâon se blesse. On se confronte oĂč lâon trouve un accord ou un compromis. Peut-ĂȘtre tout de suite, peut-ĂȘtre plus tard. Peut-ĂȘtre trĂšs difficilement. Ou jamais.
Je peux donc dire que jâai un peu dâexpĂ©rience pour ce qui est des rencontres « difficiles » dans ma vie professionnelle et sans doute dans ma vie personnelle. Pourtant, hier, en entendant cette recommandation dans le podcast consacrĂ© aux addictions, Ă nouveau, je me suis demandĂ© :
Comment fait-on pour « Ne pas juger ? ».
Puisquâil arrive un moment, oĂč une situation, oĂč nous parvenons au bout de la chaine de nos forces morales et personnelles et oĂč le jugement, la dĂ©sapprobation et la condamnation morale sâexpriment dâeux-mĂȘmes au travers de notre ĂȘtre :
Devant une action, un fait avéré, dont nous sommes le témoin, la victime, le lecteur, le « spectateur » contraint ou le confesseur. Et cette action, ce fait avéré, ou cette proposition, décide « viscéralement » pour nous de ce que nous ressentons.
Et cela, malgrĂ© nos efforts dâintelligence et nos tentatives de raisonnement. MalgrĂ© nos intentions officielles et sincĂšres « dâouverture » et de tolĂ©rance.
Une entreprise inhumaine.
Ne pas juger, dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale, dans la vie courante, mâapparaĂźt donc ĂȘtre une action assez surhumaine. Ou, plutĂŽt….inhumaine. Et je vais le dire comme je le pense : je pense que, quotidiennement, nous passons une grande partie de notre temps Ă juger nos semblables et Ă nous juger nous mĂȘmes. Et la justice que nous rendons aux autres ainsi que celle que nous pouvons nous rendre aussi Ă nous mĂȘmes mais aussi Ă nos proches me paraĂźt assez souvent, assez facilement, approximative, inexacte, pour ne pas dire, assez Ă©nigmatique. Et peut-ĂȘtre mĂȘme, certaines foisâŠ.quelque peu fantomatique.
Et quâont fait, pendant des mois, depuis le mois de septembre 2021, des professionnels de la Justice, mais aussi des victimes des attentats (et leurs proches) de novembre 2015, les associations de victimes, les accusĂ©s et les complices des accusĂ©s mais aussi tous ceux qui ont assistĂ© rĂ©guliĂšrement Ă ce procĂšs ?
Juger.
Bien-sĂ»r, comparer la dĂ©marche qui consiste Ă essayer dâaider une personne addict Ă se sortir de son addiction de la dĂ©marche qui consiste Ă juger des terroristes et des complices de ces terroristes peut choquer, mettre trĂšs en colĂšre et pousser Ă se demander si je suis complĂštement con ou dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© ! Et si câest le cas (si en lisant cet article, on se demande dĂ©ja si je suis complĂštement con ou dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©) , cela (me) dĂ©montrera dĂ©jĂ avec quelle facilitĂ©, encore une fois, nous pouvons ĂȘtre jugĂ©s âet rapidement dĂ©prĂ©ciĂ©s- par nos semblables dĂšs que nous pensons de maniĂšre un peu diffĂ©rente. Et, tant pis, si par ailleurs, sur dâautres points trĂšs sensibles, nous sommes du mĂȘme avis quâeux :
Puisque ce qui importe Ă celles et ceux qui jugent et veulent ĂȘtre des juges expĂ©ditifs, câest dâobtenir des autres quâils soient exactement sur la mĂȘme ligne quâeux.
Ne pas regarder
En rentrant chez moi ce matin, jâai croisĂ© une jeune femme plutĂŽt jolie. Sans doute influencĂ© par ma lecture rĂ©cente de lâouvrage fĂ©ministe Les couilles sur la table de Victoire Tuaillon sur lequel jâĂ©crirai un article dĂšs que je le pourrai, je me suis senti un peu coupable en regardant cette jeune femme. Comment regarder quelquâun sans lâincommoder ? Comment passer Ă cĂŽtĂ© de quelquâun sans pour autant faire montre dâune indiffĂ©rence fausse qui, elle aussi, interdit dâemblĂ©e toute possibilitĂ© de rencontre mais, aussi, lorsquâune attention est bienveillante, une certaine forme de reconnaissance ?
Jâai croisĂ© cette jeune femme deux fois en quelques minutes. La seconde fois, jâai « Ă©valuĂ© » que cette jeune femme devait ĂȘtre adolescente. Elle devait avoir 16 ans ou 17 ans. Et je me suis rappelĂ© quâune jeune personne devient adolescente ou sâaperçoit de son adolescence lorsque des hommes adultes la remarquent particuliĂšrement et la regardent dans la rue avec une autre attention que celle que lâon peut porter aux enfants lorsque lâon les regarde (exception faite des pĂ©dophiles).
Ce matin, aprĂšs avoir croisĂ© cette jeune femme, je me suis dit que certaines jeunes femmes se mariaient ou se mettaient sans doute en couple trĂšs vite, et devenaient mĂšres aussi trĂšs vite, espĂ©rant, aussi, se protĂ©ger du regard sexuel des hommes sur elles. Puisque devenir mĂšre, cela peut, plus ou moins (car bien des contre-exemples existent), dĂ©sexualiser un corps, voire le rendre un peu sacrĂ©. Sans oublier que la prĂ©sence des enfants peut rendre lâacte sexuel ou sa probabilitĂ© plus difficile. Le corps est dĂ©jĂ dĂ©vouĂ© Ă lâaction de sâoccuper des enfants.
Le mariage ou le couple peut ĂȘtre pour certaines femmes une protection contre les regards des hommes sur leur corps. Quel que soit ce quâexprime le regard des hommes, dâailleurs. Il nây a pas que le soleil qui donne des coups. Certains regards aussi.
Il y a des regards dâhommes qui mettent mal Ă lâaise. Je peux aussi en parler- un peu- en tant quâhomme qui a pu ĂȘtre regardĂ© par dâautres hommes. En tant quâhomme hĂ©tĂ©ro se retrouvant une fois ou deux en minoritĂ© dans un lieu clos (un thĂ©Ăątre, lâappartement dâun copain homo) et regardĂ©, par plusieurs homos. Ce qui mâavait permis, un tout petit peu, de maniĂšre trĂšs superficielle, dâavoir un aperçu de ce que peuvent vivre- ou ressentir- des jeunes femmes et des femmes tous les jours lorsquâelles croisent des hommes. Dans les transports en commun. Au travail. En faisant les courses. Au volant de leur voiture. En rentrant chez elles. En faisant du sport.
Certaines femmes sâaccommodent plutĂŽt bien de ces regards et de la diversitĂ© de ces regards. Dâautres femmes vivent et ressentent beaucoup plus mal ces regards et ces expĂ©riences de regards.
Quel est le rapport de cette histoire de « regard » avec ce procÚs des attentats de novembre 2015 ?
Lors de ce procĂšs qui a durĂ© neuf mois, des femmes et des hommes, de diffĂ©rents « bords », de diffĂ©rents Ăąges, de diffĂ©rents horizons, de diffĂ©rentes croyances et confessions, de diffĂ©rentes sexualitĂ©s, professionnels de justice, victimes, proches de victimes, associations de victimes, accusĂ©s, complices de ces accusĂ©s, journalistes, « spectateurs » ont passĂ© une grande partie de leur temps Ă se juger, Ă se jauger et Ă âŠse regarder.
Que lâon nâessaie pas de me faire croire, malgrĂ© les faits incontestĂ©s et incontestables (les attentats, lâhorreur des attentats) que tout le monde, pour ce procĂšs, dans ce procĂšs et par ce procĂšs, est venu â et parti- avec les mĂȘmes armes pour ces expĂ©riences qui consistent Ă juger, ĂȘtre jugĂ© (que lâon soit accusĂ© ou victime ou tĂ©moin) et Ă ĂȘtre regardĂ©.
Et que lâon nâessaie pas de me faire croire que tout le monde, au cours de ce procĂšs, mais aussi lors de toute autre procĂšs, a bĂ©nĂ©ficiĂ© et bĂ©nĂ©ficie des mĂȘmes armes pour exprimer et vivre ces expĂ©riences qui consistent Ă ĂȘtre victime, accusĂ©, tĂ©moin, ĂȘtre jugĂ© et regardĂ©, mais aussi Ă©coutĂ© et interrogĂ© par une audience, par un publicâŠ..
Une aventure titanesque
Dans son livre Cette Nuit, La Mer est noire qu’elle avait co-Ă©crit peu de temps avant sa mort accidentelle en hĂ©licoptĂšre, et paru en 2015 aprĂšs sa mort, la navigatrice Florence Arthaud, qui nâavait pourtant pas beaucoup froid aux yeux, raconte quâelle nâa jamais pu oser regarder Eric Tabarly quâelle admirait. A propos dâune des traversĂ©es de celui-ci en solitaire, elle ajoute quâil avait, tout seul, pilotĂ© un bateau qui, « normalement », nĂ©cessite la prĂ©sence de 13 ou 14 hommes ! On parle bien-sĂ»r, ici, de 13 ou 14 marins (femmes ou hommes) aguerris. On ne parle pas, ici, dâune promenade dâune demie heure en bateau mouche sur la Seine.
Pour moi, qui reste un regard extĂ©rieur parmi d’autres, ce procĂšs des attentats de novembre 2015 Ă Paris a nĂ©cessitĂ© des efforts encore bien plus invraisemblables et violents que ceux, pourtant hors normes mais aussi hors forme humaine, alors accomplis par Eric Tabarly. Ou par dâautres navigateurs, femmes ou hommes, quâil sâagisse de Florence Arthaud elle-mĂȘme ou de Ellen Macarthur lors de leurs courses en solitaire.
Lâune des plus brutales diffĂ©rences est que les victimes et les proches des victimes, comparativement aux navigatrices et navigateurs, nâont pas choisi dâĂȘtre les proies de cette violence. Comme elles et ils nâont pas choisi les rĂŽles de victimes et de proches de victimes qui ont dĂ©coulĂ© de cette violence terroriste.
Les traversĂ©es quâont Ă connaĂźtre les victimes, leurs proches, et celles et ceux qui les cĂŽtoient ne sâarrĂȘtent pas une fois que le retour au port a Ă©tĂ© effectuĂ©. Car ce port sâest dĂ©placĂ©. Lâaiguillage interne qui permettait, auparavant, plus ou moins, de faire en sorte que lâexpĂ©rience extĂ©rieure et immĂ©diate, sâaccordait plutĂŽt bien avec lâexpĂ©rience intĂ©rieure, nâexiste plus ou a Ă©tĂ© bousillĂ©. Le temps et les distances ne sont plus les mĂȘmes quâauparavant. La sensibilitĂ©, aussi. Pour ces victimes, et leurs proches, il est devenu beaucoup plus difficile de sâaccommoder du quotidien comme « auparavant ».
Les terroristes, eux, ainsi que leurs complices, ont choisi et prĂ©mĂ©ditĂ© leur action jusquâĂ un certain point. Ils Ă©taient volontaires. Pendant plusieurs mois, des annĂ©es, les terroristes se sont entraĂźnĂ©s, « transformĂ©s » et ont prĂ©parĂ© leur « épopĂ©e ». Pendant des mois ou des annĂ©es, dans cette partie dâĂ©checs et mat, il avaient plusieurs « coups » dâavance. Sur les victimes. Sur les AutoritĂ©s. Sur le plus grand nombre. Sur nous tous.
Mais si ces accusĂ©s se sont finalement retrouvĂ©s dans ce procĂšs et jugĂ©s, cela signifie, aussi, quâils ont fini par se faire rattraper. GĂ©nĂ©ralement, on dit des accusĂ©s- et de leurs complices- quâils se sont faits « rattraper » par la Justice. Mais ce nâest pas uniquement par la justice. Ils se sont aussi faits ici rattraper (hormis ceux qui se sont faits tuer ou se sont suicidĂ©s) par leur appartenance au genre humain « commun » ou dit-universel. Par leur finitude.
Sortes de navigateurs meurtriers de leurs idĂ©es, qui se sont crus totalement libres, les terroristes et leurs complices, sont redevenus des terriens qui doivent se rendre compte quâils nâĂ©taient pas aussi libres quâils ont voulu le croire. Quâils vivent dans le mĂȘme monde que leurs victimes et les proches de leurs victimes. Mais aussi dans le mĂȘme monde que les services de police qui les recherchaient.
Dans leur imaginaire, ces terroristes et ces complices, nâavaient sans doute par prĂ©vu de devoir se retrouver face tous ces gens dans ce genre de circonstances et pour cette durĂ©e :
Des victimes, des proches de victimes, des associations de victimes, des juges, des avocats, des journalistes et des spectateurs qui les ont regardés, qui les ont jugés et qui les ont interrogés.
On a beaucoup parlĂ© du silence de Salah Abdeslam et du silence dâautres accusĂ©s. Mais ce silence, ou plutĂŽt, cette barriĂšre du silence, si elle a empĂȘchĂ© la « rencontre » ou la « communication » nâa pas empĂȘchĂ© ces accusĂ©s dâentendre, dâĂ©couter ou leur conscience dâĂȘtre active. AprĂšs ce procĂšs, il est possible que certains de ces accusĂ©s changent un peu de point de vue concernant la lĂ©gitimitĂ© de leurs actes.
Et, au pire, si le psychopathe peut se rĂ©jouir de la souffrance de ses victimes mais aussi de celle des proches des victimes, et de la couverture mĂ©diatique dont il a « bĂ©nĂ©ficiĂ© », il a aussi ses souffrances personnelles. Et ses « triomphes » (ici, les attentats et leurs victimes) contiennent aussi ses dĂ©faites. MĂȘme si, du point de vue des victimes, de leurs proches et de celles et ceux qui les dĂ©fendent, les souffrances du psychopathe terroriste sont bien-sĂ»r secondaires :
Les souffrances des victimes des attentats et de leur entourage sont bien-sûr prioritaires.
Deux extrĂȘmes opposĂ©s :
Les victimes des attentats terroristes et leurs auteurs sont deux extrĂȘmes opposĂ©s. La rencontre sâest faite et se fait dans la douleur pour les victimes et leurs proches.
Pour les terroristes et leurs complices, leurs « cibles » nâexistaient pas. CâĂ©taient des inconnus sans aucune valeur. Ou, au contraire, des « valeurs » quâils ont eu plaisir Ă saccager car ces « valeurs » Ă©taient des vies quâils ne pourraient jamais obtenir ou comprendre. Donc, autant les dĂ©truire.
Lorsquâils se sentent investis par un droit « souverain » ou « divin », les ĂȘtres humains peuvent accomplir le meilleur ou le pire au dĂ©triment dâautrui. LĂ , avec ces attentats terroristes, nous sommes dans le « pire ». Comme lors de lâesclavage, des camps de concentration, comme lors de nâimporte quelle guerre ou gĂ©nocide ou de nâimporte quelle forme dâexploitation ou de torture dâun ĂȘtre humain.
Il « suffit » que des ĂȘtres humains se sentent largement supĂ©rieurs ou largement infĂ©rieurs Ă dâautres et « en droit » de se faire justice pour que le pire puisse arriver.
« Normalement », une dĂ©mocratie permet dâĂ©viter ça : que trop de personnes se sentent largement supĂ©rieures Ă dâautres mais aussi que trop de personnes se sentent trop infĂ©rieures par rapport Ă dâautres.
Ce procĂšs a Ă©tĂ© une justice diffĂ©rente de celle des terroristes. Une Justice institutionnalisĂ©e, avec dâautres rĂšgles, dâautres lois, dâautres protocoles.
Mais il y a deux sortes de « vaincus » devant cette Justice. Les victimes, leurs proches et les associations de victimes. Ainsi que, peut-ĂȘtre aussi la Justice et lâidĂ©e que lâon sâen fait dans une DĂ©mocratie.
Car les accusĂ©s font aussi partie des vaincus : Si les accusĂ©s Ă©taient restĂ©s libres ou avaient rĂ©ussi Ă imposer leur Justice, ils nâauraient pas Ă©tĂ© jugĂ©s. Ils auraient Ă©tĂ© cĂ©lĂ©brĂ©s comme des hĂ©ros malgrĂ© leurs meurtres. Lâhorreur est aussi dans ce constat.
Ce constat, on va vite passer dessus car imaginer ça est insupportable. Comme de devoir imaginer que ces terroristes, et leurs complices, sont des ĂȘtres humains comme nous :
« Les juges ont cherchĂ© une vĂ©ritĂ© dans ces Ă©vĂ©nements et mĂȘme la part dâhumanitĂ© des accusĂ©s » (lâĂ©ditorial de la journaliste Marie-Christine Tabet dans le journal Le Parisien, de ce mercredi 29 juin 2022, page 2).
Lorsque je traduis cette phrase, je comprends que les accusĂ©s ne font pas partie de lâespĂšce humaine. Car lorsque lâon est un ĂȘtre humain, on ne fait pas ce quâils ont fait. On ne dit pas ce quâils ont dit. On ne pense pas comme ils pensent.
Donc, avec un tel raisonnement, si la peine de mort existait encore en France en juin 2022 (alors que la France se vante de faire partie des pays qui ont aboli la peine de mort), ces accusĂ©s, aujourdâhui, en 2022, seraient exĂ©cutĂ©s. Comme ils ont exĂ©cutĂ© et contribuĂ© Ă faire exĂ©cuter les victimes des attentats. Lâexpression « Ćil pour Ćil, dent pour dent » est donc toujours en cours et au coeur de nos mĆurs. Sauf que contrairement aux accusĂ©s qui ont tuĂ©, nous, nous «prenons » sur nous officiellement en quelque sorte. Je me demande alors :
Pour combien de temps ?
Pourtant, mĂȘme si on hait ces accusĂ©s, leur humanitĂ© est indiscutable. Et câest ça qui est insupportable :
Devoir regarder quelqu’un en face, le dĂ©tester ( je dĂ©testerais sans doute celle ou celui qui a tuĂ© un de mes proches comme cela est arrivĂ© pour les victimes des attentats de novembre 2015 : tuer par surprise, comme des lapins de fĂȘte foraine, des civils dĂ©sarmĂ©s et non entraĂźnĂ©s….), lui souhaiter le pire. Et devoir admettre, que cela nous plaise ou non, malgrĂ© tout, que cette personne-lĂ , est aussi humaine que nous. Et que lâon ne peut rien changer Ă cette humanitĂ©. A part, si lâon y arrive, ce que lâon ressent vis Ă vis de cette personne mais aussi de nous-mĂȘmes.
Les verdicts :
Je nâai pas encore appris les verdicts des accusĂ©s. Hier soir, lorsque je suis rentrĂ© du travail, je suis Ă nouveau passĂ© prĂšs du tribunal de la citĂ© entre 20h30 et 21h et jâai vu que le procĂšs nâĂ©tait pas encore terminĂ©.
Jâai Ă©tĂ© marquĂ©, hier, par la belle journĂ©e que câĂ©tait. Il faisait chaud. Dehors, dans Paris, les gens Ă©taient souriants, vĂȘtus lĂ©gĂšrement, sâamusant. En short, jambes nues, les caractĂšres sexuels secondaires bien en vue. CâĂ©tait lâĂ©tĂ©.
Il y avait ce contraste entre ce qui se passait Ă lâintĂ©rieur du tribunal et ce qui se passait dehors devant et autour de moi. Rien Ă voir. A nouveau deux extrĂȘmes opposĂ©s comme tous les jours. Dâun cĂŽtĂ© lâinsouciance et lâignorance. De lâautre, la souffrance et la sentence.
Franck Unimon, ce jeudi 30 juin 2022.