Saint Omer, un film dâAlice Diop sorti au cinĂ©ma ce mercredi 23 novembre 2022.
Chaque crime nous rappelle que nous restons au bord de lâabĂźme. Nous avons beau courir.
On comprend donc, facilement, que pour Ă©crire le scĂ©nario de Saint Omer, sa premiĂšre Ćuvre de fiction, la rĂ©alisatrice Alice Diop ( La Mort de Danton, La Permanence, Nous ) se soit entourĂ©e de sa monteuse Amrita David et de lâĂ©crivaine Marie Ndiaye.
Puisque Saint Omer relate le procĂšs dâun fait divers oĂč, en 2015, une mĂšre avait « dĂ©posĂ© » en pleine nuit sa fille de 15 mois au bord de la mer Ă Berck sur Mer, provoquant ainsi sa mort par noyade.
Saint Omer est dâabord un film de femmes. Un film oĂč tous les premiers postes sont occupĂ©s par des femmes :
La rĂ©alisatrice, les scĂ©naristes, la mĂšre infanticide Laurence Coly, le personnage principal et double de la rĂ©alisatrice, les mĂšres de Laurence Coly comme du personnage principal (Rama), la juge, lâavocate de lâaccusĂ©eâŠ
A cette sorte de solidaritĂ© fĂ©minine ou de sororitĂ©, Alice Diop a ajoutĂ© les renforts de la littĂ©rature (dont Marguerite Duras et Marie Ndiaye), un travail dâarchives (les femmes tondues Ă la fin de la Seconde Guerre mondiale, des images de la vie familiale passĂ©e du personnage principal) ainsi que son intimitĂ© et son expĂ©rience de ce procĂšs auquel elle avait assistĂ© alors quâelle Ă©tait enceinte.
L’hĂ©roĂŻne, Rama ( l’actrice Kayije Kagame) est ainsi romanciĂšre en plus d’ĂȘtre enseignante, mais a aussi du mal Ă accepter sa premiĂšre grossesse lorsqu’elle part assister au procĂšs de Laurence Coly, la mĂšre infanticide.
Lorsque le rĂ©alisateur Jeff Nichols avait fait Take Shelter, la menace quâil redoutait pour son enfant Ă venir Ă©tait extĂ©rieure. En cela, Nichols avait peut-ĂȘtre mis en scĂšne une expĂ©rience et une peur plutĂŽt masculines face Ă une naissance Ă venir. Par ailleurs, Jeff Nichols, sans que cela soit un reproche de le souligner, est un homme blanc dans un monde de blancs.
Alice Diop, elle, nous parle en peurs intĂ©rieures. Elle a rĂ©alisĂ© Saint Omer en devenant ou aprĂšs ĂȘtre devenue mĂšre pour la premiĂšre fois, dâun enfant mĂ©tis, en Ă©tant une femme noire dans un monde de blancs, Ă commencer par la France.
Je me rappelle que dans Nous, si je ne me trompe, elle nous avait appris que son pĂšre, parti du SĂ©nĂ©gal pour venir travailler et rĂ©sider en France et qui y avait vu naĂźtre ses enfants, avait accusĂ© le coup en silence lorsquâelle lâavait informĂ© quâelle avait lâintention de faire sa vie en France.
Il y avait donc pour Alice Diop au moins deux contraintes personnelles de taille Ă devenir mĂšre en France. Dâune part, lâincertitude concernant lâavenir lorsque lâon est une femme noire en France. DĂ©jĂ , ĂȘtre une femme, en soi, reste une situation ou un Ă©tat qui expose Ă certaines violences ne serait-ce que dans le monde du travail. Dâautre part, ĂȘtre noire, rajoute Ă cette incertitude.
Ensuite, il y avait le fait, pour elle, de contredire le souhait de son pĂšre.
Et, sans doute devrais-je aussi rajouter (jâai tendance Ă lâoublier du fait de sa rĂ©ussite en tant que rĂ©alisatrice) quâAlice Diop a eu aussi Ă faire ou a sans doute Ă faire avec la contrainte initiale dâavoir grandi dans un milieu de classe moyenne en banlieue parisienne, Ă Aulnay Sous Bois. Par lĂ , je fais allusion aux codes sociaux Ă intĂ©grer qui ont sans doute Ă©tĂ© diffĂ©rents de ceux quâelle connaissait (et quâelle connaĂźt) lorsquâelle sâest lancĂ©e dans une carriĂšre dans le cinĂ©ma qui compte parmi beaucoup de ses intervenants des personnes dâun milieu socio-Ă©conomique et ou culturel plutĂŽt Ă©levĂ© ou favorisĂ©.
Le Fait divers
Lorsquâarrive ce fait divers dâune mĂšre infanticide, trĂšs vite, quâAlice Diop devine ĂȘtre dâorigine sĂ©nĂ©galaise, tout comme elle, elle est enceinte pour la premiĂšre fois de sa vie. La rĂ©alisatrice lâexplique au moins dans cette interview que lâon peut lire dans le journal LibĂ©ration sorti ce mercredi 23 novembre.
Toujours dans cette interview, Alice Diop explique aussi avoir Ă©tĂ© particuliĂšrement attirĂ©e par ce fait divers. Ce qui est contraire Ă ses habitudes, elle qui prise assez peu ce genre dâĂ©vĂ©nements.
Ce fait divers la dĂ©cide Ă se rendre au procĂšs contre lâavis de son compagnon et sans rien en dire Ă quiconque par ailleurs. Elle est alors sans projet de film sur le sujet Ă cette Ă©poque.
Une expérience hors normes
Pour le peu que jâarrive Ă en connaĂźtre, la grossesse est une expĂ©rience hors normes mais aussi hors morale. Il existe bien des injonctions morales ou sociales qui dictent ce quâune femme et un homme devraient faire ou ressentir lors de ces expĂ©riences et de ces Ă©tapes de la vie. Mais, dans les faits, cela peut se passer autrement. Une femme alors qu’elle est enceinte, peut ĂȘtre ambivalente et avoir des idĂ©es de mort. Certaines psychoses se dĂ©clarent aussi lors de la grossesse. On parle alors de psychose puerpĂ©rale.
Saint Omer raconte aussi ça. Comment une femme, Ă©duquĂ©e, brillante intellectuellement, trĂšs cĂąline avec des enfants quâelle avait pu garder pendant deux Ă trois ans, peut, « in fine », dissimuler autant que possible sa grossesse, accoucher seule, prendre un train, rĂ©server une chambre dâhĂŽtel, puis, en pleine nuit, Ă©quipĂ©e dâune lampe frontale, partir dĂ©poser son enfant au bord de la plage alors que la marĂ©e monte.
Dans son interview, toujours dans le journal LibĂ©ration de ce 23 novembre 2022, Alice Diop dit que la journaliste du journal Le Monde qui avait Ă©crit sur ce fait divers sâest reprochĂ©e a postĂ©riori dâavoir Ă©crit que cette mĂšre avait « dĂ©posĂ© » son enfant. Et quâelle aurait dĂ» Ă©crire « NoyĂ© ». Alice Diop prĂ©cise dans lâinterview que si cette journaliste avait Ă©crit « NoyĂ© son enfant », quâil nây aurait pas eu de film.
Un procĂšs est aussi une expĂ©rience qui peut sâavĂ©rer ĂȘtre hors normes. Mais Saint Omer nâest pas le procĂšs dâune grossesse.
Film de femmes et ouvertement en faveur dâune meilleure reprĂ©sentation des Noirs dans le cinĂ©ma français (Rama, le personnage principal, est enseignante et plutĂŽt taciturne, ce qui nous change de la femme de mĂ©nage ou de la doudou rigolote), Saint Omer laisse Ă©galement place Ă certaines rĂ©miniscences traumatiques.
La premiĂšre fois que Laurence Coly ( l’actrice Guslagie Malanda), lâaccusĂ©e, est emmenĂ©e Ă la cour, et attachĂ©e dans le dos, pour le dĂ©but de son procĂšs, il mâa Ă©tĂ© impossible de ne pas penser Ă lâesclavage. Pendant quelques secondes, avant que la juge ne prenne la parole, Laurence Coly fait alors penser soit Ă la femme esclave que lâon va vendre ou Ă celle que lâon va livrer Ă la vindicte publique.
Mais Alice Diop avait prĂ©venu dĂšs le dĂ©but de son film, avec ces images des femmes tondues Ă la libĂ©ration et ce commentaire qui dit que « Les hĂ©ros (donc des hommes) » qui tondent ces femmes sont des « hĂ©ros sans imagination ». Diop nous dit que si ces femmes ont commis lâirrĂ©parable, quâil y a une autre façon de sây prendre avec elles quâen procĂ©dant Ă cette humiliation publique qui laissera en elles une « flĂ©trissure ».
Saint Omer cherche donc Ă comprendre cette mĂšre infanticide plus quâĂ la bannir.
La Puissance féminine
Pour cela, jâavais dĂ©jĂ commencĂ© Ă en parler, je comprends quâAlice Diop ait eu besoin de deux autres personnes avec elle pour le scĂ©nario et le portrait de cette femme. Dâun cĂŽtĂ©, Amrita David, sa monteuse depuis plusieurs films. Et Marie Ndiaye, lâĂ©crivaine, mais aussi mĂšre, je crois, de deux enfants Ă©galement mĂ©tis et lâaĂźnĂ©e (12 ans les sĂ©parent) de quelques annĂ©es dâAlice Diop.
Selon moi, cette mĂšre infanticide, dâaprĂšs ce que jâen vois dans Saint Omer ,est psychotique. Pour sa froideur, pour sa façon de parler de sa fille comme d’un objet fonctionnel ou une mĂ©canique. Pour sa maniĂšre de faire plus que dâĂȘtre ou de vivre.
Je remarque aussi que cette mĂšre se sĂ©pare de sa fille lorsquâelle a quinze mois, soit, lorsque celle-ci commençait peut-ĂȘtre Ă marcher et, donc, Ă devenir autonome et Ă pouvoir commencer Ă se sĂ©parer dâelle.
Avec Marie Ndiaye, cette femme devient quelque peu une femme puissante. Je me trompe peut-ĂȘtre en Ă©crivant ça. Peut-ĂȘtre ou sans doute que cette idĂ©e de puissance provient-elle des trois femmes scĂ©naristes. Mais, avant mĂȘme de savoir que Marie Ndiaye avait participĂ© Ă lâĂ©criture du scĂ©nario, jâai trop senti cette empreinte ou ce « label » de la puissance de Marie Ndiaye sans avoir pour autant lu un seul de ses livres.
SĂ»rement parce-que sâil peut y avoir une certaine forme de puissance, dans le fait, pour cette femme, dâaller Ă lâencontre de lâentendement : exposer ou offrir son enfant Ă la mort.
Pour moi, la puissance est avant tout ou doit ĂȘtre avant tout destinĂ©e Ă la vie. Je sais bien que câest faux : il est bien des puissances qui sâexercent sur autrui et plutĂŽt au bĂ©nĂ©fice de la destruction et de la mort. Et pas seulement dans Harry Potter et Black Panther….
Alors, je dirais que jâai du mal avec cette « puissance » attribuĂ©e Ă cette mĂšre et Ă cette femme car, contrairement Ă Duras, citĂ©e dans le film, je ne la trouve pas sublime.
Les mĂšres dans Saint Omer
Pour reprendre des propos du compagnon de Rama, Adrien ( l’acteur Thomas de Porquery), les mĂšres dans le film sont plutĂŽt “cassĂ©es”. Adrien parle alors de la mĂšre de Rama quand il lui explique:
“Ta mĂšre est cassĂ©e”.
Mais la mĂšre de Laurence Coly, mĂȘme si elle essaie de faire bonne figure, l’est Ă©galement. Mais pas de la mĂȘme façon que la mĂšre de Rama. Si la mĂšre de Laurence Coly reste sĂ»re de son fait comme de la bonne Ă©ducation qu’elle a pu lui donner, la mĂšre de Rama est plutĂŽt une mĂšre dĂ©faite. On a plutĂŽt envie de ramener la premiĂšre Ă la raison mais on “devine” que celle-ci se montrera si combattive qu’il sera sĂ»rement impossible d’y parvenir. Alors que l’on a assez envie de prendre la seconde dans nos bras afin de tenter de la consoler. Sauf que cela est aussi impossible car cette mĂšre reste suffisamment forte pour rĂ©sister Ă ce rĂ©confort et s’Ă©loigner.
Dans Saint Omer , Laurence Coly, qui a Ă©tĂ© une enfant parfaite et une Ă©lĂšve brillante, parle peut-ĂȘtre telle que ces deux mĂšres auraient certaines fois voulu le faire si cela avait Ă©tĂ© possible pour elles dans un monde d’hommes. Saint Omer nous suggĂšre peut-ĂȘtre que pour que la parole soit donnĂ©e aux femmes, dans notre monde d’hommes, qu’il leur faut d’abord passer par le crime.
Personne ne cherche Ă entendre ou Ă savoir ce que pense ou ressent une Ă©lĂšve brillante et sans histoire. Comme personne ne cherche Ă savoir ce que pense ou ressent la mĂšre de Rama, lorsque dans le film, parĂ©e de ses bijoux et de sa belle robe et apparaissant comme une femme brillante et parfaite, grosse de sa tristesse que seule l’enfant Rama vit et perçoit, elle apporte un repas de rĂ©jouissance pour les convives attablĂ©s.
Le seul trait d’humour, involontaire et “forcĂ©ment” trĂšs noir, du film intervient lorsque Laurence Coly raconte qu’une fois arrivĂ©e Ă Saint Omer, c’est une femme, “guide touristique”, qui lui a appris oĂč se trouvait la mer. J’essaie d’imaginer un peu, sans y arriver, l’effroi de cette guide aprĂšs la nouvelle de l’infanticide. Cette guide Ă©tait peut-ĂȘtre une mĂšre ou envisageait peut-ĂȘtre de le devenir un jour.
Paroles dâhomme
Jâai Ă©crit au dĂ©but de cet article que Saint Omer est un film de femmes. Cela est nĂ©cessaire pour tenter de rĂ©tablir certaines injustices. Mais câest aussi le travers du film.
Dâabord, jâai du mal avec cette citation de Duras Ă propos de lâaffaire GrĂ©gory car, pour le peu que je sais, rien ne prouve comme lâavait affirmĂ© Duras que la mĂšre du petit GrĂ©gory ait vĂ©ritablement Ă©tĂ© lâauteure du crime.
Ensuite, en tant quâhomme, pour ma part, jâaurais plutĂŽt tendance Ă fuir une femme qui ressemble Ă Laurence Coly. Je ne parle mĂȘme pas de la mĂšre qui a tuĂ© ou « offert » son enfant Ă la mer. Je parle de la psychose, de sa froideur, de sa psychorigiditĂ©âŠ
Lorsque Luc Dumontet, son ex compagnon, parle des « jalousies » de Laurence Coly, capable dâĂȘtre en colĂšre «pendant plusieurs jours », jâimagine des scĂšnes de jalousie aussi obstinĂ©es que brusques et incomprĂ©hensibles. Ce genre dâattitude ne me donne pas vraiment envie d’avoir une relation avec une personne pareille. Mais pour qui l’a, ce genre de relation est particuliĂšrement difficile.
Dans le film, jâai donc trouvĂ© particuliĂšrement violente cette scĂšne oĂč lâavocate ( Maitre Vaudenay jouĂ©e par AurĂ©lia Petit) de Laurence Coly balance en public Ă l’ancien compagnon de celle-ci ( Luc Dumontet, jouĂ© par l’acteur Xavier Maly) quâil a Ă©tĂ© dâune « grande lĂąchetĂ© » !
Cette avocate, Maitre Vaudenay, commence par prĂ©venir cet homme quâelle nâest pas lĂ pour le juger car la couleur de sa robe est noire et non rouge, comme celle de la juge. Puis, finalement, brusquement, Maitre Vaudenay juge Luc Dumontet ( l’ancien compagnon de Laurence Coly) en public. Pour moi, cette femme avocate tond en public lâancien compagnon de lâaccusĂ©e.
Que cet homme ait Ă©tĂ© lĂąche, quâil ait prĂ©fĂ©rĂ© cacher sa relation ou disposer de cette femme et future mĂšre infanticide, soit. Par contre, tout lui reprocher comme sâil avait eu, lui, la capacitĂ© de tenir tĂȘte Ă cette femme qui (lĂ , je rejoins lâidĂ©e de sa puissance) est le contraire dâune femme docile et qui, qui plus est, est psychotiqueâŠ.
Cet ex compagnon que jâai vu dans Saint Omer, lorsquâil raconte cette pĂ©riode heureuse avec Laurence Coly ( l’actrice Guslagie Malanda) et leur enfant mâa beaucoup donnĂ© lâimpression dâun homme qui ne savait vraiment pas avec quelle genre de personnalitĂ© il se trouvait. Et qu’il Ă©tait, au fond, complĂštement dĂ©passĂ© alors quâil vivait, lui, le grand bonheur passĂ© qu’il raconte Ă la cour.
En cela, cet homme est semblable Ă beaucoup de personnes, femmes comme hommes, qui, peuvent connaĂźtre des moments importants avec une personne, qui, malgrĂ© ou du fait de lâintimitĂ© partagĂ©e avec elle, ignorent beaucoup dâelle. Pas une seule fois, lorsque Luc Dumontet, l’ancien compagnon de Laurence Coly tĂ©moigne, il ne prononce le mot “Psychose” ou ne semble se dire, ou comprendre, que celle-ci puisse avoir eue une personnalitĂ© “un peu” pathologique.
Et, un homme qui raconte, comme cet ex compagnon le fait, quâun homme de son Ă©poque ne sâoccupe pas des enfants ou ne sait pas sâen occuper, va spontanĂ©ment sâen remettre Ă la femme et Ă la mĂšre pour cela, ne me paraĂźt pas ĂȘtre un homme lĂąche. Câest un homme limitĂ©, archaĂŻque ou dĂ©passĂ©, si lâon veut. Mais pas plus lĂąche que bien dâautres.
Je le pense dâautant plus quâassez rĂ©guliĂšrement, je mâinterroge Ă propos de certaines personnalitĂ©s ( masculines) en essayant de les imaginer en train de sâoccuper de leurs enfants, bĂ©bĂ©s. Et, jâai quelques fois bien des doutes- fondĂ©s ou infondĂ©s- concernant leurs capacitĂ©s de «nursing » : se lever en pleine nuit lorsque bĂ©bĂ© pleure, changer sa couche, prĂ©parer son biberon, lui donner son biberon, prendre bĂ©bĂ© dans ses bras, ĂȘtre avec lui Ă la maison ou sortir avec lui, lui parler….
Si je vois Laurence Coly, lâaccusĂ©e, comme psychotique, paradoxalement, je ne la vois pas « folle » comme son avocate la voit. Je crois que lâavocate de Laurence Coly se rassure beaucoup en voyant sa cliente, Laurence Coly, “seulement” comme folle. Parce-que si elle est folle, cela veut dire quâelle est vulnĂ©rable, Ă soigner et Ă protĂ©ger. Moi, je ne crois pas que Laurence Coly soit aussi vulnĂ©rable que son avocate la voit. On a une petite idĂ©e de lâaplomb- mais aussi de la maitrise- dont elle peut ĂȘtre capable lorsquâelle rĂ©pond Ă lâavocat gĂ©nĂ©ral ( l’acteur Robert Cantarella) qui fait beaucoup plus le poids que son ancien compagnon nâĂ©tait sans doute capable de le faire dans leur intimitĂ©.
Je ne suis pas persuadĂ© que dans le “couple” que Laurence Coly a formĂ© avec Luc Dumontet, que celle-ci ait toujours Ă©tĂ© la personne dominĂ©e. MalgrĂ© la diffĂ©rence du nombre d’annĂ©es, malgrĂ© la diffĂ©rence de statut social et de couleur de peau.
Mais il est plus facile Ă Maitre Vaudenay de voir lâex compagnon de sa cliente comme un « lĂąche » qui a failli Ă ses responsabilitĂ©s et, disons le une bonne fois pour toutes, comme un homme Ă qui il a manquĂ© une bonne paire de couilles. Car câest ça- en dâautres termes- que lâavocate de Laurence Coly dit Ă lâancien compagnon de celle-ci.
Par ailleurs, je suis Ă©tonnĂ© que l’ex compagnon de Laurence Coly ne soit, lui, dĂ©fendu par personne dans la cour.
Mais il nây a pas que ce portrait de cet homme « lĂąche » et sans couilles qui mâa dĂ©rangĂ© dans Saint Omer.
Le compagnon ( Adrien, jouĂ© par l’acteur Thomas de Pourquery) de lâhĂ©roĂŻne est plutĂŽt sympathique. Il a une bonne tĂȘte, c’est un zicos ( musicien) il est ouvert, poli, sociable, solide, patient, comprĂ©hensif. Mais câest un faire valoir. Il est juste lĂ pour arrondir les angles, pour servir de confident et de doudou rassurant lorsque Rama, lâhĂ©roĂŻne, craque et Ă juste titre. A force de rester Ă proximitĂ© de l’abime, celui-ci finit par prendre la forme de notre visage et de notre regard.
Le compagnon de Rama serait lâhomme parfait mais aussi un pĂšre attentif et prĂ©sent. Mais cet homme parfait, tel quâil est, me dĂ©range beaucoup. Je ne vois pas trĂšs bien oĂč se trouve lâAmour dans ce couple mixte et « moderne ». Je ne vois pas trĂšs bien ce qui donne envie Ă cet homme dâĂȘtre avec cette femme si taciturne. Je ne vois pas trĂšs bien ce qui donne de la vie Ă leur relation de couple.
Lâautre homme que lâon voit dans le film, câest lâavocat gĂ©nĂ©ral. Bon. Il fait son travail. On a donc, dâun cĂŽtĂ©, un homme lĂąche qui est pire quâun pauvre type et qui nâa plus quâĂ aller se suicider aprĂšs sâĂȘtre fait exĂ©cuter publiquement â et froidement- par lâavocate de son ex compagne. On a un homme parfait qui fait office de faire valoir. Et un homme qui fait son travail de procureur. Au suivant.
On pourrait ajouter le juge dâinstruction plus ou moins raciste que lâon voit un peu tĂ©moigner et qui a ou aurait livrĂ©, clĂ©s en mains, Ă lâaccusĂ©e sa mĂ©thode de dĂ©fense. Juge dâinstruction remis en cause par lâavocat gĂ©nĂ©ral qui fait plutĂŽt bien son travail de procureur, il me semble.
Et puis, surtout peut-ĂȘtre, il y a le pĂšre de lâaccusĂ©e, absent au procĂšs, au contraire de la mĂšre. Le pĂšre qui sâest fĂąchĂ© avec elle lorsque celle-ci a pris la dĂ©cision dâarrĂȘter des Ă©tudes de droit pour faire de la philo. Le pĂšre qui a, dĂšs lors, arrĂȘtĂ© de la soutenir financiĂšrement et moralement. Poussant ainsi sa fille Ă trouver des solutions pour sâen sortir Ă©conomiquement.
Il y a aussi le pĂšre disparu de Rama.
Enfin, il y a les femmes, les enfants et les hommes migrants qui se noient en mer en essayant de la traverser. Des personnes que l’on ne voit pas, que l’on ne rencontrera pas, et qui, pour certains, tombent dans les filets des nombres dont on dĂ©verse de temps Ă autre le contenu en nous apprenant que tant de personnes sont mortes en mer, aprĂšs que les flotteurs de leur embarcation se soient dĂ©gonflĂ©s comme, rĂ©cemment, avec le Viking OcĂ©an, entre l’Angleterre et la France. Si l’on peut faire Ă peu prĂšs tout dire au “personnage” incarnĂ© par Laurence Coly ou lui prĂȘter une bonne partie de nos projections, de notre attraction comme de notre rĂ©pulsion, selon ce qu’elle nous inspire, les circonstances de la dĂ©couverte du cadavre de la petite Lily sont nĂ©anmoins relatĂ©es dans Saint Omer par la juge et PrĂ©sidente ( l’actrice ValĂ©rie Dreville). C’est un pĂȘcheur qui dĂ©couvre le cadavre et qui croit, au dĂ©part, qu’il s’agit du corps d’un enfant migrant.
On peut penser que Laurence Coly avait tout pour rĂ©ussir. Qu’elle Ă©tait du bon cĂŽtĂ© de la mer comme on peut ĂȘtre dans le bon quartier d’une ville, Ă la bonne Ă©poque, dans la bonne Ă©cole, et rĂ©unir les meilleures conditions qui soient pour rĂ©ussir en Ă©tant la mĂȘme personne. Le film Atlantique de Mati Diop peut aussi, un moment, se profiler dans l’horizon de notre mĂ©moire.
Car on peut considĂ©rer que rĂ©ussir Ă bien accoucher revient Ă bien traverser la mer pour se retrouver du bon cĂŽtĂ© de la vie- et, qu’alors que le plus dur a Ă©tĂ© accompli, que Laurence Coly, elle, en quelques minutes, dĂ©truit ce pour quoi d’autres vont prendre tous les risques, voire mourir, sans l’obtenir. Traverser la mer, obtenir une meilleure vie. Donner la vie. Laurence Coly s’en dĂ©tourne car, pour elle, la SĂ©nĂ©galaise partie en France poursuivre des Ă©tudes supĂ©rieures, cela lui rendra la vie plus facile…
LâaccusĂ©e est dĂ©crite Ă la fin du film, par son avocate, comme une « femme fantĂŽme ». Mais, pour moi, les hommes aussi sont des fantĂŽmes dans cette histoire. Mais aussi dans ce film.
Jâai aussi Ă©tĂ© perplexe devant les pleurs de lâaccusĂ©e Ă la fin du film. Les pleurs.
Les pleurs et les femmes
JâespĂšre que lâon ne va pas essayer de se convaincre que parce-que cette accusĂ©e pleure Ă la fin du film, quâelle en est plus humaine. Ou quâelle rejoint enfin, le cercle des ĂȘtres humains. Et quâil y a donc de lâespoir pour la personne quâelle est en tant quâĂȘtre humain. Laurence Coly n’a jamais cessĂ© d’ĂȘtre humaine. Mais son humanitĂ© menace la nĂŽtre.
Je me demande la raison pour laquelle lâaccusĂ©e pleure Ă la fin du film. Elle peut avoir Ă©tĂ© rĂ©ellement Ă©mue. Elle peut, aussi, pleurer parce-que son avocate, par sa plaidoirie, plus brillante que les suggestions faites par lâinstruction plus ou moins raciste, lui indique ainsi comment se comporter. LâaccusĂ©e pleure au bon moment. Ce qui pourrait inciter Ă penser quâelle vĂ©ritablement des «nĂŽtres». Sauf que mĂȘme sans pleurs, elle Ă©tait dĂ©jĂ des “nĂŽtres”.
Dans Saint Omer , Alice Diop nous montre une femme qui a dĂ©posĂ© son enfant devant la mer. Devant cette femme, je dĂ©pose mes doutes. Devant le film, je suis partagĂ© mais je suis content quâil existe et quâil ait eu des prix. Les acteurs jouent bien. Lâactrice Guslagie Malanda ( Laurence Coly) se dĂ©tache. Mais jâai aussi beaucoup aimĂ© le jeu de lâacteur Xavier Maly ( Luc Dumontel) car bien jouer «un lĂąche » est un exercice plutĂŽt difficile.
Franck Unimon, ce jeudi 24 novembre 2022