ZERO DARK THIRTY ( 2012) un film de Kathryn Bigelow
« When you lie to me I Hurt you ! » ( Chaque fois que tu me mentiras, je te ferais du mal !)
Câest sĂ»rement le fait, hier, dans un de mes articles, dâavoir mentionnĂ© lâacteur Reda Kateb qui mâa amenĂ©, ce matin, au rĂ©veil, Ă me rappeler du film ZERO DARK THIRTY de Kathryn Bigelow. Jâavais vu le film dans une grande salle de cinĂ©ma Ă sa sortie. Et, jâavais Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© de tomber surâŠ.Reda Kateb quasiment dĂšs lâouverture du film dans le rĂŽle dâun terroriste que lâon torture et qui finit par lĂącher une information qui permettra de retrouver Ben Laden, lâhomme alors le plus recherchĂ© du monde, aprĂšs les attentats du 11 septembre 2001.
Attentats dont je me « rappelle ». Je sais encore oĂč je me trouvais et ce que je faisais lorsque les images des attentats du 11 septembre avaient Ă©tĂ© distribuĂ©es et redistribuĂ©es Ă la tĂ©lĂ© :
Au travail, dans le service de pĂ©dopsychiatrie oĂč je travaillais alors avec des adolescents. Mais, Ă cette Ă©poque, en 2001, personne ne parlait des soignants comme de « hĂ©ros de la nation ».
La derniĂšre fois que jâavais aperçu lâacteur Reda Kateb sur un Ă©cran, câĂ©tait pour le voir dans des films dâauteurs français. Et, lĂ , dans ce complexe de cinĂ©ma parisien, sur un trĂšs grand Ă©cran, câĂ©tait dans cette trĂšs grosse production amĂ©ricaine rĂ©alisĂ©e par Kathryn Bigelow.
Kathryn Bigelow, amĂ©ricaine, est connue pour ĂȘtre une gorgone-rĂ©alisatrice de films membrĂ©s. RĂ©alisatrice, amĂ©ricaine et gorgone, Bigelow a sans doute beaucoup Ă dire sur la question du genre. Et, elle le fait en poussant ses films comme une femme pourrait se mettre debout pour pisser.
Jâavais dĂ©jĂ vu- et aimĂ©- plusieurs de ses autres films. Hormis Point Break ( 1991) (je nâavais pas retenu quâelle en Ă©tait la rĂ©alisatrice)
jâavais vu Strange Days ( 1995)
, K-19, le piĂšge des profondeurs ( 2002)
ou Démineurs ( 2008) au cinéma.
Avec ZERO DARK THIRTY, nouveau « film dâaction », on entre cette fois dans une autre actualitĂ© politique rĂ©cente. La traque reconstituĂ©e, au cinĂ©ma, et la « fin » de Ben Laden.
Si ZERO DARK THIRTY mâavait plu pour sa rĂ©alisation, jâĂ©tais restĂ© trĂšs perplexe quant aux motivations morales de ce film.
RĂ©alisĂ© avant que les Etats-Unis (ou les Extra-Terrestres) ne nous « envoient » Donald Trump, ZERO DARK THIRTY expĂ©die quand mĂȘme Ă la face du Monde, que « America Rules ! » et que si lâon sâen prend aux Etats-Unis, on sâexpose Ă de sĂ©vĂšres « Retaliation » ( reprĂ©sailles) y compris mĂ©diatiques.
Je ne nie pas le trauma du 11 septembre 2001 pour les AmĂ©ricains. Cela est impossible. Mais cette façon de percevoir les Etats-Unis comme lâĂ©quivalent du « berceau de lâHumanitĂ© » et de justifier par ailleurs toutes les atrocitĂ©s, militaires ou autres, connues ou non, rĂ©alisĂ©es par les Etats-Unis mâa semblĂ© se confondre avec les intentions du film.
Une trĂšs mauvaise habitude :
Je parlais de lâacte de pisser debout tout Ă lâheure. Et, jâai dĂ©jĂ racontĂ© cette histoire.
Lorsque jâĂ©tais allĂ© voir le film en salle, pratiquement Ă sa sortie, jâavais commencĂ© Ă prendre lâhabitude, de me rendre aux toilettes en pleine sĂ©ance et de laisser mon sac dans la salle.
TrĂšs mauvaise habitude que jâai perdue depuis.
A mon retour dans la salle, alors que je me rapprochais de ma place, jâavais Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© dâapercevoir deux silhouettes presque collĂ©es Ă lâissue de secours. Debout. Et qui attendaient ou observaient. PlutĂŽt inquiĂštes Ă leur attitude. Et, ce nâĂ©tait pas pour pisser debout contre un des murs de la salle.
Car, alors que je commençais Ă me diriger vers la rangĂ©e de fauteuils oĂč se trouvaient mes affaires, un homme, en dĂ©but de rangĂ©e mâavait alors demandĂ© :
« Elles sont Ă toi, ces affaires ? ». Jâavais opinĂ© de la tĂȘte.
Il avait repris : « Quelle bande de cons ! Si tu les avais vus ! ». Jâavais alors compris que, sitĂŽt que mes affaires avaient Ă©tĂ© dĂ©couvertes sans leur propriĂ©taire- par quelques spectateurs- que pour plusieurs dâentre eux, le film Ă©tait soudainement devenu beaucoup plus rĂ©el dans la salle que sur le trĂšs grand Ă©cran.
Nous Ă©tions en 2012. Plus de dix ans aprĂšs les attentats du 11 septembre. Ben Laden avait Ă©tĂ© exĂ©cutĂ© un an plus tĂŽt par des forces spĂ©ciales amĂ©ricaines. CâĂ©tait ce que nous racontait Zero Dark Thirty.
Je mâĂ©tais rassis. Aucune Ă©quipe de dĂ©mineurs nâĂ©tait venue investir la salle. Et jâavais regardĂ© la suite du film.
Je crois que les deux silhouettes prĂšs de la sortie de secours Ă©taient ensuite revenues sâasseoir. Mais je ne saurais jamais de quel film elles se souviennent le mieux.
Aujourdâhui, ce 16 juin 2021, et depuis plusieurs mois, nous parlons certes beaucoup de la pandĂ©mie du coronavirus, de ses variants et de ses vaccins. Mais, nous savons aussi que vingt ans aprĂšs Al QuaĂŻda et Ben Laden, que dâautres terrorismes subsistent, croissent et nous inquiĂštent de plus en plus. Quâil sâagisse dâun terrorisme religieux, politique, Ă©conomique, climatique, ou sanitaire. Lequel a plusieurs visages et diffĂ©rentes façons de se manifester et de tuer. Que lâon parle de Daech, de lâextrĂȘme droite, de certaines positions catholiques intĂ©gristes, de la dĂ©forestation intensive ou dâautres pratiques devenues si courantes quâon les oublie ou les banalise.
AprÚs tout ce bla-bla en préambule, je vais regarder à nouveau ce film et je vous en reparle.
« You Belong to me ! » ( Tu mâappartiens/ Je fais de toi de que je veux !/ Tu es ma chose ! »
Quelques jours sont passĂ©s depuis que jâai commencĂ© Ă rĂ©diger cet article. Entre-temps, la vie courante, parfois mourante, mâa Ă©loignĂ© du terrain de lâĂ©criture.
Je me reprends en main ce matin.
DivinitĂ©s de la lecture ! Alors que les terrasses des restaurants sont de nouveau sorties des bĂąches de la pandĂ©mie du Coronavirus et que lâon peut, depuis quelques jours, marcher dans les rues Ă visage dĂ©couvert et y « rĂ©cupĂ©rer » celui de son prochain ou de sa prochaine alors que lâon ne pouvait, depuis des mois, que tomber dans ses yeux.
Faites prospĂ©rer lâattention des lecteurs ! Et, multipliez, aussi, les cercles et les sangs de celles et ceux qui, autour, pourront et voudront bien lire ces phrases aux pleins poumons. Car, dĂ©jĂ , je « sais » que cet article, vautour de mon temps, sera plus long que prĂ©vu.
A peine dix minutes de Zero Dark Thirty ont été vues que, déjà , mes pensées se resserrent sur un certain nombre de proies.
En commençant Ă revoir ce film, jâai redĂ©couvert ce plaisir quâil y a se recueillir en soiâŠen entrant dans un film. Jâai dĂ©jĂ comparĂ© le fait dâaller dans une salle de cinĂ©ma au fait dâaller Ă la messe. Pour moi, sur lâĂ©cran, comme sur ce que lâon entend et voit dâun reprĂ©sentant de la foi, on projette ce que lâon est. On regarde un film comme lâon est et comme on vit. Comme on a pu vivre. Ou comme lâon voudrait vivre. De lĂ nous vient un certain nombre de nos certitudes par rapport Ă une scĂšne, un film, un prĂȘche religieux.
On veut faire Ă©tablir pour vĂ©ritĂ© ce qui nous parle Ă nous, personnellement. Ce que lâon a compris et « vu ». Et on veut convaincre.
Je veux donc convaincre. Une fois de plus. Et, une fois de plus, je nây parviendrai pas forcĂ©ment. Ou si peu. Câest notre histoire, Ă tous.
Jâentends des voix :
Je me rappelais de ma surprise Ă voir lâacteur Reda Kateb au dĂ©but de ce film. Mais jâavais oubliĂ© ces « voix » vraisemblablement de victimes des attentats du 11 septembre 2001 comme celles des services de secours qui leur rĂ©pondent au tĂ©lĂ©phone et qui tentent de les rassurer. Si ! Si ! Tout va bien se passer, vous allez voir ! « Je vous aime ! » crie une victime dans un message tĂ©lĂ©phonique quâelle laisse Ă ses proches. Aucune image.
Que des voix.
Un Ă©cran noir. Le noir sans doute pour le deuil. Sans doute pour la pudeur. Sans doute pour parler directement Ă nos Ă©motions et Ă nos consciences. Directement. Sans artifice. Sâexfiltrer de lâartifice quâest lâexercice du cinĂ©maâŠen passant par le cinĂ©ma, ce film Zero Dark Thirty. Par un collage entre le rĂ©el ou supposĂ© rĂ©el et la mise en scĂšne dâun film de cinĂ©ma :
Je nâai pas vĂ©rifiĂ© si ces voix sont dâauthentiques voix de victimes du 11 septembre 2001 Ă New-York. Mais je le suppose. Je ne demande quâĂ le croire. Voire : je trouverais presque indĂ©cent, moralement, dâen douter.
Des horreurs séparées et hiérarchisées :
Donc, lorsque le film dĂ©bute vraiment avec lâacteur Reda Kateb en position de terroriste torturĂ© afin quâil permette de remonter la filiĂšre qui permettra dâattraper les responsables de cette horreur (les attentats du 11 septembre 2001), le premier but de la Kathryn Bigelow est atteint. Les deux horreurs sont sĂ©parĂ©es, hiĂ©rarchisĂ©es.
Il y a dâun cĂŽtĂ© cette horreur (les attentats du 11 septembre 2001) que lâon ne voit pas car on ne lâaccepte pas. Parce quâon la trouve ignoble. Et celle de la torture du terroriste (interprĂ©tĂ© donc par lâacteur Reda Kateb) que lâon va voir. Et accepter.
PremiĂšre remarque Ă propos de cette phrase- « You Belong to Me ! » que Dan (lâacteur Jason Clarke) le tortionnaire en chef , visage dĂ©couvert ( le seul Ă avoir son visage dĂ©couvert face au terroriste Ă©galement mis Ă nu, bien que porteur dâun pantalon et dâun tee-shirt) active :
Nous « appartenons » presquâautant Ă la rĂ©alisatrice dĂšs ce moment du film que ce terroriste nâappartient Ă Dan. Et, pour cela, moins de dix minutes de cinĂ©ma ont Ă©tĂ© nĂ©cessaires. On peut dâores et dĂ©jĂ saluer le Savoir faire de la rĂ©alisatrice. Se demander, si, dans notre vie courante, nous nous faisons, toujours, aussi rapidement manipuler.
Ou commencer à réprouver moralement son film.
Je nâai pas encore tranchĂ© Ă propos de ces questions alors que je rĂ©dige cet article.
Dominant/dominé/domino :
Mais, « You Belong to me ! », câest Ă©videmment, la phrase qui peut se dire de dominant Ă dominĂ©. Que cette situation de domination soit visible ou invisible. DĂ©tectable ou indĂ©tectable. Dans la vie conjugale. Entre des parents et leurs enfants. Au travail. Entre riches et pauvres. Entre lâoccidentâŠet le reste du monde.
Cette phrase a donc deux faces. Elle Ă©tale aussi au grand jour, au travers de Dan, cette domination quâentend continuer dâexercer lâOccident, via les Etats-Unis, ici, sur un membre du Moyen-Orient :
Ammar, interprĂ©tĂ© par lâacteur Reda Kateb.
Et, en exposant la dualitĂ© de cette phrase, Bigelow montre aussi une certaine responsabilitĂ© de lâOccident. Ammar, et celles et ceux qui lui ressemblent, ne sont peut-ĂȘtre pas que des terroristes. Mais, peut-ĂȘtre, aussi, des personnes qui refusent dâappartenir Ă lâOccident. Et dâĂȘtre ses esclaves ou ses choses.
Mais câest peut-ĂȘtre, moi qui lâinterprĂšte comme comme ça. Dâautres, Ă ma place, ne verront en Ammar quâun bouffon terroriste qui va et doit en baver comme il le « mĂ©rite ». Et les adeptes de cette croyance ( « Ammar/bouffon/terroriste/qui-doit-en-baver) vont prendre leur pied, et peut-ĂȘtre se lubrifier, devant les scĂšnes de torture.
SubtilitĂ©s : jâai mes rĂšgles.
Sauf que Bigelow est plus subtile que ça.
Jâavais oubliĂ© ce visage de femme « prĂ©gnante » (de femme enceinte) de Maya – lâactrice Jessica Chastain qui a le rĂŽle principal- qui assiste, dâabord avec une cagoule, Ă la torture dâAmmar.
Dan ironise quant au fait que, pour sa premiĂšre mission, on lui confie un « cas » particuliĂšrement difficile en la personne dâAmmar. Et lâon peut penser que cette sĂ©quence de torture a de quoi lâĂ©prouver comme elle Ă©prouverait toute personne qui dĂ©bute par ce genre de mĂ©thode. Comme pour toute initiation qui peut rappeler aussi, celle, trois ans plus tard, de Kate Macer (lâactrice Emily Blunt) face Ă Alejandro ( lâacteur Benicio Del Toro) dans le Sicario rĂ©alisĂ© en 2015 par Denis Villeneuve.
Attouchements/accouchement :
Mais en revoyant Zero Dark Thirty, il me plait maintenant de me dire que Maya/ lâactrice Jessica Chastain est pĂąle au dĂ©but du film parce quâelle est enceinte. Et cela me plait dâautant plus quâune sĂ©ance de torture, un film, un jeu dâacteur est aussi un accouchement. Une sĂ©ance de torture, câest aussi une sĂ©ance dâattouchements qui peut mal tourner en vue de provoquer un accouchement.
Bien des situations critiques, dans la vie, sont nos sérums de vérité. La séance de torture fait partie de ces sérums de vérité.
Ammar, Dan mais aussi Maya, dans cette scĂšne de torture, accouchent de leur vĂ©ritable visage Ă un moment ou Ă un autre. De ce fait, inutile de porter une cagoule et de se cacher derriĂšre elle. Câest sans doute la raison pour laquelle Dan nâen porte pas. Dâabord parce quâil a la certitude, comme il le rĂ©pond Ă Maya, quâAmmar ne sortira jamais de ce camp de torture. Mais, aussi, parce-que, comme le « hĂ©ros » du film DĂ©mineurs ( 2010) qui avait valu lâOscar Ă Bigelow, Dan sâest totalement fondu dans sa fonction. Elle et lui ne font plus quâun.
Un film paritaire
Maya, elle, en retirant sa cagoule, use sans doute dâune stratĂ©gie, pour, en se servant de sa vulnĂ©rabilitĂ© supposĂ©e, Ă©branler Ammar. Mais, elle montre aussi quâelle est raccord avec cette sĂ©ance de torture. Quâelle est lâĂ©gale de Dan.
« You can Help Yourself by being truthful » ( vous pouvez vous en tirer en disant la vĂ©ritĂ©/ en vous montrant sincĂšre) rĂ©pond/ment-elle avec son assurance de Bambi Ă Ammar, lorsque, laissĂ©e seule avec lui, celui-ci essaie dâen faire son alliĂ©e.
Zero Dark Thirty est donc aussi un film paritaire Femme/homme. Vis-Ă -vis de Dan, le mĂąle occidental, plutĂŽt macho et physique. Mais aussi vis-Ă -vis dâAmmar, terroriste islamiste qui, probablement, « voit » la femme comme lâinfĂ©rieure de lâhomme.
Maya expose quâelle est plus solide quâelle ne le paraĂźt. Câest du reste, elle, qui convainc Dan de reprendre la sĂ©ance plus tĂŽt que celui-ci ne lâavait prĂ©vu. Et qui trouvera plus tard le subterfuge afin de faire parler AmmarâŠ.
Ammar accouche, donc. Se dĂ©livre. Et montre un autre visage que celui quâil montrait jusquâalors. Jusquâalors, Ammar montrait le visage dâun homme dĂ©terminĂ© Ă rĂ©sister. « Notre mission durera cent ans » est une phrase attribuĂ©e Ă des Jihadistes du film. Ammar partage sans doute cette pensĂ©e.
Mais, finalement « grĂące » Ă Maya, Ammar sâouvre. Et, la pĂąle Maya supplante -ou potentialise- la brutalitĂ© de Dan, le tortionnaire Ă©prouvĂ© et redoutĂ© : car, sans le travail prĂ©liminaire de Dan et dâautres, la seule apparition de Maya aurait peut ĂȘtre Ă©tĂ© insuffisante pour que la cuirasse dâAmmar ne se fissure.
Pour conclure avec la phrase « You Belong to me ! » avant de retourner revoir la suite du film :
Histoire de faire un peu de sĂ©mantique prĂ©tentieuse, « You Belong to me ! » est proche de lâexpression « Longing for ». « Se languir deâŠ. ».
La personne qui impose Ă une autre son « Tu mâappartiens ! »/ « Tu es ma chose » lui dit aussi :
« Je ne peux pas me passer de toi »/ « Tu me manques ». « Sans toi, je ne suis rien ».
On retrouve donc dans ce « You Belong to Me ! » de Dan son ambivalence envers Ammar. Lâambivalence de lâoccident envers le Moyen-Orient. Le « With or Without you I canât Live » ( « Avec et sans toi, je ne peux pas vivre ») chantĂ© entre-autre par le groupe âirlandais- U2 qui sây connaĂźt en relations-poudriĂšres indissociables.
« Friandises » en filigrane
A travers Dan et Ammar, on peut aussi deviner en filigrane la Palestine et Israël.
Dan est donc sans doute moins libre quâil nây paraĂźt. MĂȘme si, bien-sĂ»r, en pratique, il est plus libre dâaller, de venir et dâagir quâAmmar. Le personnage le plus libre du trio mais aussi de lâensemble, dans cette scĂšne de torture, câest vĂ©ritablement Maya. Elle vient pour cette scĂšne. Se permet de montrer son visage, sa faiblesse apparente. Puis, elle repart. Tous les autres, armĂ©s, baraquĂ©s, restent sur les lieux. CagoulĂ©s ou Ă visage dĂ©couvert. Dan, aussi, comme Ammar, ne quittera sans doute jamais cet endroit de torture. Vous parlez dâun accomplissement dans une vie ?! Passer son temps Ă torturer dâautres ĂȘtres humains. Autant travailler dans un abattoir industriel oĂč lâon tue Ă la chaĂźne des animaux. Si Dan torture Ă visage dĂ©couvert, câest peut-ĂȘtre aussi parce quâil a dĂ©jĂ du mal Ă respirer Ă cet endroit. Et, cela va sans doute ĂȘtre de pire en pire pour lui.
Et, Ammar, terroriste meurtrier, dans sa position dâĂȘtre condamnĂ© Ă lâenfermement Ă perpĂ©tuitĂ©, a quand mĂȘme aussi un statut de personnage tragique. Il lui sera nĂ©cessaire dâĂȘtre sĂ»r que ses actions qui lâont menĂ© Ă finir lĂ en valaient vĂ©ritablement la peine. Car en cas de moindre doute de sa part, son supplice Ă rester lĂ , sera dâautant plus augmentĂ©.
Mais aprĂšs ces petites friandises, retournons maintenant revoir la suite du film.
« Je voulais te dire »
Nous sommes Ă la 43Ăšme minute du film et Dan apprend Ă Maya :
« Je voulais te dire, je me tire dâici. Je dois en ĂȘtre Ă 100. Jâai besoin dâune activitĂ© normale ». Un peu plus tard, Dan affirmera : « Ils ont tuĂ© mes singes ». Ses singes en captivitĂ©, « doubles » inversĂ©s de cette centaine dâhommes (on ne voit pas de femmes torturĂ©es dans le film de Bigelow. Cela fait peut-ĂȘtre partie de ses limites) que Dan a torturĂ©s Ă©taient sa « rĂ©serve » dâhumanitĂ©. La disparition de ses singes lui indique que sa jauge dâhumanitĂ© est dĂ©sormais dans le rouge.
Cette scĂšne entre Maya et lui est un passage de tĂ©moin. La Maya que nous avons connue tout au dĂ©but nâest plus. MĂȘme si elle a toujours la mĂȘme allure. Lâactrice Jessica Chastain passerait trĂšs bien en tant que crĂ©ature dans Alien. Ce quâelle fera autrement, dâailleurs, et avec rĂ©ussite, en 2019 dans le rĂŽle de Vuk dans X-Men : Dark Phoenix rĂ©alisĂ© par Simon Kinberg. Le professeur Xavier ( lâacteur James MacAvoy) lui demandant dans une scĂšne : « What Are You ?! » ( « Quâest-ce que vous ĂȘtes ?! »).
Mais je parlais de « grossesse » pour Maya au début du film. Environ cinq ans aprÚs le début de son travail de terrain pour retrouver Ben Laden, il lui est dit :
« Je sais quâAbou Ahmed est ton bĂ©bĂ©. Mais il faut couper le cordon ». Câest une collĂšgue, amie et mĂšre de famille qui lui dit ça. Jessica (lâactrice Jennifer Ehle) qui se trouve sur le terrain depuis plus longtemps quâelle.
President Obama on TV :
Avant de quitter le camp de torture, Dan avait prĂ©venu Maya que la politique allait changer. Et, donc, quâil ne serait plus possible de pratiquer la torture de la mĂȘme maniĂšre.
A la 50Úme minute du film, on peut voir et entendre le Président Obama déclarer à un journaliste :
« LâAmĂ©rique ne pratique pas la torture ».
Vrai/faux ? Toujours est-il que Bigelow montre dans son film que les mĂ©thodes dâinterrogation changent. Mais, aussi, que rĂ©cupĂ©rer des informations devient plus difficile. Faut-il, oui ou non pratiquer la torture ? Bigelow pose la question.
« I Believe I was spared to finish the Job » ( « Je crois que jâai Ă©tĂ© choisie/Ă©lue pour finir le boulot ! ».
Les terroristes sont convaincus dâĂȘtre des « Ă©lus de Dieu ». Maya, aprĂšs avoir perdu plusieurs amis et avoir survĂ©cu Ă un attentat, par cette phrase, est aussi portĂ©e par la mĂȘme conviction- dâĂȘtre une Ă©lue- que ceux quâelle combat.
Les années passent. Et, jamais, Maya ne se lasse. « Je vais tuer Ben Laden ». Executive Woman version militaire, Maya ne compte pas ses heures.
Vers la fin du film, elle tient d’ailleurs tĂȘte mĂȘme Ă certains de ses supĂ©rieurs et son niveau d’exigence dĂ©passe le leur, pourtant situĂ© ” on a very high level”.
Tel Georges, lâacteur Mark Strong, qui, lors de sa premiĂšre apparition intimide particuliĂšrement ses hommes, Maya inclus. Georges, alors, veut des rĂ©sultats ! « I want targets ! » ( Je veux des cibles !). “I want people to kill !” ( Je veux des gens Ă tuer ! “). Mais mĂȘme lui finit par faire du surplace. Et Maya le lui fait bien sentir. A travers ce face Ă face que Georges subit, câest sans doute lâimmobilisme de la sociĂ©tĂ© que Bigelow dĂ©crit lorsquâil sâagit de laisser un certain pouvoir dĂ©cisionnel Ă des femmes. Car il sâen passe des semaines avant que la dĂ©cision de passer Ă lâaction ne tombe. Ces passages du film oĂč, au marqueur rouge, Maya Ă©crit avec colĂšre le nombre de jours qui passent avant que ne soit prise la grande dĂ©cision sont les seuls moments un peu « comiques » du film. Mais, aussi, trĂšs critiques. NĂ©anmoins, ces passages montrent aussi que certaines dĂ©cisions sensibles ne se prennent pas Ă la lĂ©gĂšre.
Ensuite, une fois le feu vert donné, le film devient un western américain pur jus héliporté .
De Maya qui dit aux « garçons » : « Vous allez tuer Ben Laden pour moi ». LâĂ©quivalent de : « Soyez des bons et grands garçons ! Faites plaisir Ă maman ! » Aux blagues viriles et trompe-la-mort en plein vol (« Qui sâest dĂ©jĂ crashĂ© en hĂ©licoptĂšre ? »).
« For God and country : Geronimo » : ( « Pour Dieu et la Patrie : Geronimo (objectif atteint)
Ce nâest pas la premiĂšre fois que jâentends un AmĂ©ricain parler de « Dieu » dans beaucoup de ses propos. Mais invoquer Dieu, la Patrie, un ancien chef Indien- mĂȘme si câest en langage codĂ©- qui, comme dâautres, a vu ses peuples exterminĂ©s et dĂ©possĂ©dĂ©s de leurs terres par les colons europĂ©ens, pour confirmer le succĂšs dâune opĂ©ration, mâa fait un drĂŽle dâeffet. Ces paradoxes font partie de lâidentitĂ© amĂ©ricaine.
Le contraire dâun film ratĂ©
Quoiquâil en soit, raconter ces presque dix ans de traque de Ben Laden en seulement deux heures et vingt quatre minutes mâa laissĂ© lâimpression dâune trĂšs grande maitrise cinĂ©matographique.
Zero Dark Thirty est le contraire dâun film ratĂ©. Concernant mes interrogations morales du dĂ©but quant aux intentions de ce film, Bigelow montre aussi le prix plus quâĂ©levĂ© que cette traque a coĂ»tĂ© aux AmĂ©ricains. En logistique, en dollars, mais aussi en vies humaines. Et, encore, Bigelow ne sâattarde-tâelle pas sur les Ă -cĂŽtĂ©. Je nâenvie pas la vie personnelle dâune Maya ou dâun Dan.
LâapothĂ©ose de la vie de Maya aurait pu ĂȘtre de reconnaĂźtre le visage dâun ĂȘtre cher Ă sa naissance ou lors dâune rencontre amoureuse. Il consistera Ă confirmer lâidentitĂ© dâun mort quâelle « suit » depuis des annĂ©es. Il y a des destinĂ©es plus heureuses.
Donc que Maya pleure un peu Ă la fin du film, est, pour moi, la moindre des choses. Car je ne vois pas quelle paire de bras pourra jamais lâĂ©treindre suffisamment afin de pouvoir lâextraire de cette cellule, oĂč, pendant plus de dix annĂ©es elle a passĂ© sa vie Ă dĂ©sirer un cadavre.
Franck Unimon, ce jeudi 24 juin 2021.