Nouvelle Ă©preuve olympique
On devrait inscrire le dĂ©ni au tableau des Ă©preuves olympiques. On assisterait Ă des performances Ă©blouissantes. Tous les jours, des records mondiaux seraient battus. Et tout cela sans le moindre microgramme de dopage. Enfants, adolescents, femmes, hommes. Beaucoup dâentre eux ridiculiseraient par leur trĂšs haut niveau de compĂ©tence nos champions habituels.
Cette nuit, jâai essayĂ© de dĂ©montrer Ă une de mes collĂšgues comment, en tant quâinfirmiers, nous sommes arrimĂ©s Ă notre planning. Tout est parti dâune discussion Ă propos de la gentillesse. Lorsque lâon est trop gentil, on se fait marcher dessus. Câest ce que jâai affirmĂ© Ă nouveau devant elle. Elle sâest presque mise en colĂšre :
Les gens trop gentils, ça nâexiste pas ! Pour elle, on parlait plutĂŽt de personnes « faibles » lorsque lâon parle de personnes qui se font marcher dessus !
Jâen suis arrivĂ© Ă parler de cette violence qui peut nous ĂȘtre infligĂ©e Ă travers le planning.
On parle souvent de la pĂ©nibilitĂ© du travail infirmier. Sa charge Ă©motionnelle. Ses responsabilitĂ©s. Ses horaires en dents de scie et possibles tous les jours de lâannĂ©e. Sa dĂ©valuation constante, annĂ©e aprĂšs annĂ©e. Ce nombre de jours de congĂ©s qui nous ont Ă©tĂ© supprimĂ©s. Ces primes de service bradĂ©es. Cette exigence de flexibilitĂ© (« Vous ĂȘtes titulaire mais pas titulaire de votre poste dans un service »). Ses effectifs diminuĂ©s. Cette carriĂšre rallongĂ©e de plusieurs annĂ©es pour un mĂ©tier dĂ©sormais dĂ©fini comme « sĂ©dentaire ». « SĂ©dentaire » comme pĂ©pĂšre. Des pĂ©pĂšres qui, sâils ont atteint leur nombre maximal de trimestres, pourront sâorienter vers une retraite Ă taux plein Ă peu prĂšs lorsquâils auront 64 ou 65 ans, on verra bien dâici lĂ . OĂč on en sera du cĂŽtĂ© des assurances privĂ©es.
Dans cet organigramme des tours de vis que subit la profession infirmiĂšre- comme dans dâautres professions- presque de façon programmĂ©e, le planning occupe une place particuliĂšre dans nos cĆurs et dans nos artĂšres. Car il est notre horoscope intime. TantĂŽt abĂźme, tantĂŽt dĂ©livrance, câest avec le stĂ©thoscope fĂ©brile et concentrĂ© que, souvent, on se penche au dessus de lui pour lâausculter afin de savoir si notre avenir continue de luire entre les Ă©toiles oĂč sâil est devenu posthume. Pourrons-nous avoir la vie que nous souhaitons avoir en dehors de nos heures de travail ou serons-nous Ă nouveau contraints Ă faire plus dâefforts ? Pour « nĂ©cessitĂ©s de service ». Pour les patients. Par solidaritĂ©. Par conscience professionnelle. Pour lâĂ©thique.
Comme beaucoup, je connais tout cela. Ainsi que les arrangements de planning entre collÚgues. Je connais aussi les hiérarchies compétentes, engagées et compréhensives. Néanmoins, à moins de passer toute sa vie professionnelle dans un bunker, toute infirmiÚre et tout infirmier connaßtra le supplice du planning. Le tour de piste des collÚgues, malades, non remplacés, de mauvaise foi ou récalcitrants à remplacer. Les hiérarchies qui vous placeront une kimura entre votre dimanche et votre lundi ; qui réinterprÚteront votre planning- votre horoscope- autrement ou vous contacteront durant vos vacances.
Si vous avez encore un petit peu de chance et de lâargumentation, cela sera fait avec correction et vous trouverez des arrangements. Autrement, il vous faudra composer. Nâoubliez pas en outre, quâaujourdâhui, et câest une rĂšgle pour lâinstant implicite mais dĂ©jĂ active, avec le tĂ©lĂ©phone portable et la boite mail, tout le monde est supposĂ© pouvoir ĂȘtre joint pratiquement vingt quatre heures sur vingt quatre.
On supporte et on accepte mieux certaines conditions de travail et sa communication selon ce que lâon a besoin de prouver ou de sauver. Selon ce que lâon a besoin dâapprendre. Selon son Ăąge et sa situation personnelle, aussi.
Comme la majoritĂ©, jâai participĂ© et continue de participer Ă lâeffort de guerre. Je lâai fait et le fais encore volontairement. Mais on peut trĂšs bien consentir Ă certains efforts ou sacrifices et palper encore un peu de luciditĂ© :
Si dans le service, quelquâun manque Ă lâappel et Ă lâappui sur la chaine de montage du soin, tout le reste sâeffondre nous fait-on comprendre. MĂȘme si on sait aussi, au besoin, laisser filtrer dans notre cervelle que toute infirmiĂšre ou infirmier est interchangeable.
Jâai essayĂ© de faire comprendre Ă ma collĂšgue que dans la SantĂ©, dâautres professions collĂšgues sont plus libres que nous par rapport au planning. Rien Ă faire. A quelques voix de la retraite, celle-ci a considĂ©rĂ© quâil Ă©tait beaucoup trop facile de sâen prendre aux hiĂ©rarchies ! Quâelle avait toujours travaillĂ© en toute solidaritĂ© avec ses collĂšgues ! Jâai louĂ© et je loue ça. Pourtant, Ă part ça, le planning de lâinfirmiĂšre et de lâinfirmier est tout de mĂȘme bien des fois un crucifix, non ? HĂ© bien, pour elle, non ! Nous nous sommes presque fĂąchĂ©s. Jâai fini par lui dire :
« Tant mieux pour toi ! ». « Tu as de la chance ! ».
Avant de quitter notre service, un message vocal de ma compagne. Notre fille ayant encore fait de la fiĂšvre cette nuit (otite ? Angine ? ), elle me demandait si je pouvais rentrer plus tĂŽt afin quâelle puisse partir au travail. Autrement, il allait manquer du personnel dans le service ce matin (oui, ma compagne est aussi infirmiĂšre). Dans son message, ma compagne se proposait de rentrer en dĂ©but dâaprĂšs-midi afin dâemmener notre fille chez le mĂ©decin. Je lâai appelĂ©e. Je nâavais pas vu tous les messages. Entretemps, elle avait dĂ©cidĂ© de prendre une journĂ©e « enfant malade ».
AprĂšs ça, je suis parti Ă la pharmacie. Afin de me faire rembourser les masques FFP2 dont jâai parlĂ© dans Coronavirus. Dâun commun accord, ma compagne et moi avons optĂ© pour nous procurer des masques Ă un tarif plus frĂ©quentable. Elle savait comment. Un des articles de Le Canard EnchaĂźnĂ© de ce mercredi 26 fĂ©vrier 2020 (Coronavirus : les prix des masques sâenvolent en France puis Le ( corona) virus du commerce ! ) mâa depuis malheureusement confortĂ© dans ce que jâavais compris :
« (âŠ.) Car, dans les hĂŽpitaux, les factures grimpent dĂ©jĂ Ă une vitesse vertigineuse. Exemple : entre le 20 janvier et le 4 fĂ©vrier, le tarif facturĂ© par un distributeur français, Paredes, a quasi triplĂ© ».
« (âŠ.) Sur internet, des petits malins ont aussi flairĂ© lâĂ©pidĂ©mie des bonnes affaires. Le dimanche 23 fĂ©vrier, un lot de 20 masques FFP2 Ă©tait en vente sur le site eBay au prix de 16 euros. Le lendemain matin, alors que lâItalie avait franchi un nouveau cap, le mĂȘme lot Ă©tait affichĂ© Ă âŠ.32 euros ! ».
Mais avant cela, toujours dans le mĂȘme article signĂ© J.C, page 3, ce passage :
« Le MinistĂšre de la SantĂ© a fait ses calculs : pour Ă©quiper les soignants, les flics et les pompiers face Ă lâĂ©pidĂ©mie de coronavirus, « il faudra 200 millions de masques FFP2 sur les trois prochains mois » confie une huile du ministĂšre. Ces masques qui empĂȘchent dâĂȘtre contaminĂ© ont une « durĂ©e de vie » de trois heures seulementâŠ. ».
Une « durĂ©e de vie de trois heures seulement ». Le pharmacien mâavait dit « huit heures ». Je me suis vraiment fait couillonner il y a un ou deux jours avec lâachat de ces masques. Ce qui sâest vĂ©rifiĂ© sur place en retournant Ă la pharmacie :
Impossible de les restituer pour des « conditions dâĂ©tanchĂ©itĂ© ». Impossible dâobtenir un bon dâachat en contrepartie. Câest comme pour les mĂ©dicaments mâa-tâon expliquĂ© de façon aimable et intraitable : une fois vendus, on ne les reprend pas.
Jâai donc payĂ© Ă nouveau de ma poche pour les autres articles que jâavais prĂ©vus dâacheter en revenant dans cette pharmacie. Je vois ces trois masques que jâai donc gardĂ©s comme des prĂ©servatifs un peu chers. Ce sont peut-ĂȘtre eux qui nous sauveront la vie puisquâune seule fois suffit. Et cela me permettra peut-ĂȘtre un jour de lire El Watan.
Jâavais quittĂ© la pharmacie depuis plusieurs minutes et me dirigeais vers la ligne 14 lorsque jâai croisĂ© un homme et peut-ĂȘtre son fils, adolescent. Ils portaient tous les deux un masque et, la nouveautĂ©, câest quâil sâagissait lĂ de deux europĂ©ens. Je me suis dit que ça commençait. BientĂŽt, on va voir de plus en plus de personnes portant un masque FFP2 au moins dans les rues de Paris ou dans dans ses transports en commun.
Mais cet article nâest pas encore terminĂ©.
Je me suis enfournĂ© dans le mĂ©tro de la ligne 14. Un homme dâune trentaine dâannĂ©es mâa accueilli presque bras ouverts. Le mĂ©tro Ă©tait bondĂ©. Normal aux heures de pointe. Ce qui a Ă©tĂ© inhabituel, cela a Ă©tĂ© les traits dâhumour de cet homme qui sâest mis Ă me parler. Des autres passagers plutĂŽt maussades. Du fait de partir au travail. Je lui ai dit que je venais de terminer. Son visage sâest Ă©clairĂ©. Le travail de nuit, câest bien, mâa-tâil dit. MĂȘme si ce nâest pas trĂšs bon pour lâorganisme a-tâil continuĂ©. Jâai acquiescĂ© et ajoutĂ© sans dĂ©velopper :
« Pour la vie sociale, aussi ». Il a haussĂ© un peu les Ă©paules. La vie sociale, ce nâĂ©tait pas important. Il a Ă©voquĂ© son projet dâobtenir de faire du tĂ©lĂ©travail trois jours par semaine. Il mâa assurĂ© que si ses employeurs refusaient quâil partirait. Il a ajoutĂ© :
« De toute façon, je nâai formĂ© personne. Ils ont besoin de moi ».
A le voir habillĂ© en Jeans, basket, portant la veste, dĂ©contractĂ© et me parlant tĂ©lĂ©travail comme si son absence dans son service nâaurait aucune incidence, je me suis dit quâil devait ĂȘtre informaticien. Ce que je lui ai demandĂ©. Celui-ci mâa rĂ©pondu :
« Dans lâinformatique et la finance ». Et sans que je lui en demande davantage, voilĂ quâil a commencĂ© Ă me dire que, « dans la finance », on Ă©tait crĂ©atif pour utiliser des « produits toxiques » de façon illĂ©gale. Ou en jouant avec la loi. Bien-sĂ»r, en entendant ça il me restait un fond de JĂ©rome Kerviel dans la tĂȘte. Mais il mâa fallu rechercher son prĂ©nom et son nom sur le net pour la rĂ©daction de cet article. Car je les avais plus ou moins oubliĂ©s : JĂ©rome Kerviel Ă©tait un trader de 31 ans en 2008 lors de « lâaffaire » de la SociĂ©tĂ© GĂ©nĂ©rale. A cette Ă©poque, je ne connaissais mĂȘme pas ma compagne et je travaillais ailleurs. On ne parlait pas de rĂ©forme de retraite. Il n y avait pas de gilets jaunes. Pas de coronavirus.
Avant que les portes du mĂ©tro de la ligne 14 ne sâouvrent Ă St Lazare, jâai informĂ© mon interlocuteur que jâallais me dĂ©pĂȘcher. Il mâa souhaitĂ© une bonne journĂ©e. Jâaurais pu rester discuter avec lui. Mais je nâaime pas piĂ©tiner dans la foule dans les escalators, dans les escaliers et dans les transports en commun. Je ne voulais pas non plus que notre conversation dure trop longtemps. Mais je crois quâil Ă©tait bien dans lâinformatique et dans la finance. Contrairement au livreur maussade qui est venu tout Ă lâheure alors que jâĂ©tais encore dans cet article. La derniĂšre fois, ce livreur mâavait obligĂ© Ă venir chercher notre commande dans la rue affirmant :
« On nâa pas le droit de monter. Câest interdit ».
Aujourdâhui, il a dĂ» monter. Avec une certaine colĂšre en sourdine, devant moi, le livreur mâa demandĂ© : « Vous avez un stylo ? ». Oui, jâavais un stylo. Studieusement, je suis parti chercher un stylo. Il mâa indiquĂ© avec autoritĂ© :
« Vous marquez votre nom lĂ et vous signez ». Jâai marquĂ© mon nom et jâai signĂ©. Il est ensuite parti, remontĂ©. A la prochaine livraison, il me descendra peut-ĂȘtre.
Franck Unimon, ce jeudi 27 février 2020.