En musique, jâĂ©coute de tout : Erykah Badu, une Angela Davis qui chante
Au travail, il arrive que lâon « discute » de certaines actualitĂ©s entre collĂšgues. Les avis sont assez tranchĂ©s le plus souvent. Je ne prends pratiquement plus part Ă ce genre de discussions.
Dâabord pour me mettre en retrait. Mais, aussi, parce-que je trouve que ce genre de discussions est de lâĂ©nergie gaspillĂ©e. Câest brasser de lâair. Peu importe ce que nous pensons du PrĂ©sident Poutine et de sa dĂ©cision dâenvahir lâUkraine ce 24 fĂ©vrier 2022 ! Cela ne changera rien. Bien-sĂ»r, nous pouvons ĂȘtre tristes ou en colĂšre. Ou inquiets. Mais affirmer quâil faut faire ceci, quâil faudrait faire ceci ne changera rien. Personne ne nous demande notre avis. Alors que nous pouvons ĂȘtre lĂ , Ă tenir lâĂ©quivalent de ces discussions de comptoir ou de bar. Ou entre amis. Sans lendemain. Sans effet pratique sur notre vie ou sur celle du voisin. Sauf, peut-ĂȘtre, pour finir par nous disputer. En vain.
A moins de nous radicaliser.
Cette nuit, au travail, je nâĂ©tais pas en voie de radicalisation. Un de mes collĂšgues avait laissĂ© de la musique sur Youtube sur un des ordinateurs. Des tubes des annĂ©es 60 et 70. Il y avait les Bee Gees, par exemple, Village PeopleâŠ.
A la place, je me suis mis Ă Ă©couter et regarder un concert dâErykah Badu.
https://youtu.be/2VH0GNuBNgE
Comme je lâai expliquĂ© Ă Chamallow qui passait par lĂ , et a donc regardĂ© un peu, alors que nous attendions une nouvelle admission, Erykah Badu faisait plus parler dâelle dans les annĂ©es 2000. Et, je lâĂ©coutais comme dâautres chanteuses noires amĂ©ricaines de ces annĂ©es-lĂ : Macy Gray, KelisâŠ.
Badu nâĂ©tait pas celle que jâĂ©coutais le plus. Mais je la « connaissais ». Je savais quâelle avait une aura particuliĂšre. Quâelle Ă©tait militante. Sans bien comprendre ce qui la rendait si diffĂ©rente des autres.
Je me rappelle, dans un documentaire ( Rize, je crois, rĂ©alisĂ© en 2005, par David LaChapelle) de lâattention/tension qui avait prĂ©cĂ©dĂ© son arrivĂ©e sur scĂšne.
Puis, assez vite, une fois sur scĂšne, jâavais trouvĂ© que, finalement, Erykah Badu, ce nâĂ©tait pas si fort que ça.
A cette Ă©poque, jâĂ©tais sans doute beaucoup « dans » Miles Davis, Björk, Meâshell NdĂ©geocello, SinĂ©ad OâConnor, Massive Attack ou Jean-Michel Rotin et dâautres artistes. De dub, y compris. Cela me parlait en prioritĂ©.
Erykah Badu, câĂ©tait « plus » la gĂ©nĂ©ration de ma sĆur ou de mon frĂšre, plus jeunes que moi. Plus dans le Rap. MĂȘme si Badu chante bien plus quâelle ne rappe. Et ses codes de femme noire militante devaient sans doute me rappeler, aussi, vaguement⊠Angela Davis.
Mais une Angela Davis qui chante. Or, jâĂ©tais, alors, moins, dans la fascination que jâavais pu avoir, lycĂ©en, pour les Black Panthers, Nelson Mandela, Malcolm X, Martin Luther King. Et Badu, sans doute, sâalignait Ă la suite de ces figures, fĂ©minines et masculines (la coupe Afro de Badu Ă la suite de la coupe Afro de la Angela Davis des annĂ©es 70) plutĂŽt datĂ©es annĂ©es 60 et 70 ( exception faite de Mandela) aux Etats-Unis.
Mais en faisant une musique « nouvelle ». Câest peut-ĂȘtre pour ça que Badu, dans les annĂ©es 2000 ou voire 1990 mâa moins parlĂ© quâĂ dâautres, plus jeunes, et encore dans leur adolescence et leur constitution identitaire.
Sauf que depuis deux ou trois ans, chez Badu, ce nâest pas ce cĂŽtĂ© identitaire, femme noire militante et fĂ©ministe, qui mâappelle. Mais, plutĂŽt, cette transe, mĂȘme si sur-jouĂ©e et minaudĂ©e.
Les femmes noires amĂ©ricaines, je trouve, ont une façon de chanter et de bouger comme si elles faisaient lâAmour. Câest sĂ»rement le cas aussi pour dâautres artistes non noires ou non amĂ©ricaines. Regardons, par exemple, les chanteuses de Zouk aux Antilles.
Ou Aya Nakamura en France, dĂ©sormais. Laquelle Nakamura, Ă ce que jâai appris, et cela peut sâentendre dans sa musique, aime beaucoup le Zouk.
Mais il y a toute une tradition noire amĂ©ricaine, je trouve, qui consiste Ă exprimer ses sentiments et ses Ă©motions par la voix et le corps. On « sent » et lâon voit que cela fait partie dâelles. Ce nâest pas du tout le mĂȘme style quâun Alain Souchon.
Câest un peu ce que jâai essayĂ© dâexpliquer Ă Chamallow, cette nuit, mais en moins bien.
Jâai employĂ© des mots moins recherchĂ©s. En mâexcusant des clichĂ©s que jâemployais. Lorsque jâai parlĂ© de « transe » pour Badu. Lorsque jâai dit :
« Elle ne fait pas que chanter son texte ». Chamallow a poursuivi :
« Oui, elle lâincarneâŠ. ».
Bien-sĂ»r, dâautres artistes, non noires et non amĂ©ricaines, sont tout autant capables de ça. Je me rappelle du titre A Love Song, sur lâalbum de Jah Wobble et interprĂ©tĂ© par Natacha Atlas que jâavais dĂ©couverte, je crois, avec cette chanson. Une chanson que jâai rĂ©Ă©coutĂ©e et rĂ©Ă©coutĂ©e. LĂ aussi, Natacha Atlas, des annĂ©es avant sa reprise de Mon amie, la rose, ne fait pas que dire son texte. Et dâautres artistes dâautres pays, dâautres langues, dâautres musiques, dâautres Ă©poques, femmes ou hommes, ont accompli et accomplissent ce que Natacha Atlas « fait » sur A Love Song.
Devant nous, cependant, sur lâĂ©cran de lâordinateur, Badu poursuivait sa « performance ». Mais câĂ©tait plus quâune performance. CâĂ©tait son existence.
MĂȘme prĂ©parĂ©e, rĂ©pĂ©tĂ©e, cette façon-lĂ , dâĂȘtre sur scĂšne, de sâexprimer, mĂȘme avec des « trucs », ne faisait pas toc. CâĂ©tait peut-ĂȘtre artificiel. Mais câĂ©tait aussi trĂšs personnel. Son entente avec ses choristes, ses musiciens, Ă©tait incontestable. Elle Ă©tait la patronne, la meneuse. Mais ce nâĂ©tait pas quâune patronne et une meneuse. Il y avait du travail derriĂšre pour ĂȘtre ensemble. Et on avait lâimpression, jâai lâimpression, que tout le monde Ă©tait content dâĂȘtre lĂ pour ĂȘtre ensemble Ă ce moment-lĂ . Pour cette rĂ©jouissance. Cette libĂ©ration.
Combien de temps et de travail, de rĂ©pĂ©titions, voire de conflits pour en arriver lĂ ? Impossible Ă savoir. Je nâĂ©tais pas lĂ . Nous sommes toujours absents pour voir et savoir ça. Tout ce que nous savons et retenons, câest que nous aimons tel titre. Et que ce titre dure quatre minutes, cinq minutes, que ce soit en concert ou en studio, nous nâavons aucune idĂ©e de toutes les histoires quâil y a derriĂšre la structure et la composition de ce titre. DerriĂšre la structure de ces milliers de chansons ou de musiques que nous aimons, que nous Ă©coutons. Et câest la vie. Nous faisons aussi ça, mĂȘme entre nous, lorsque nous faisons connaissance.
Mais, peu importe. Cette nuit, au travail, jâĂ©tais bien en Ă©coutant et regardant Erykah Badu. Puis, Chamallow est arrivĂ©e.
Au dĂ©part, Chamallow a confondu Erykah Badu avec lâactrice française prĂ©sente dĂšs la premiĂšre saison (2015) de la sĂ©rie française Dix pour cent. Il se trouve que jâai vu- et beaucoup aimĂ©- la premiĂšre saison de Dix pour cent. Jâai donc rapidement compris de qui Chamallow parlait :
Lâactrice StĂ©fi Celma.
Cette confusion était un peu déroutante. Etonnante. Un peu amusante, aussi.
Lorsque lâon est dans une expĂ©rience que lâon veut faire partager Ă quelquâun, on a dĂ©jĂ toute une histoire derriĂšre soi. Et on peut croire que lâautre qui arrive en « cours de route » peut tout de suite nous rattraper alors que nous sommes lancĂ©s depuis des annĂ©es.
Mais malgrĂ© sa bonne volontĂ© et son intĂ©rĂȘt, lâautre est souvent Ă un autre « degrĂ© » dâexpĂ©rience- ou dâinterprĂ©tation- par rapport Ă nous. Puisque notre intĂ©rioritĂ© ainsi que notre antĂ©rioritĂ© dans cette expĂ©rience intime est diffĂ©rente de la sienne. Lui et nous nâavons pas exactement la mĂȘme histoire mĂȘme si nous pouvons avoir des points communs. Et, mĂȘme si nous avons vĂ©cu un Ă©vĂ©nement identique ou Ă peu prĂšs identique, nous avons une façon diffĂ©rente de le vivre ou dâĂ©voluer par rapport Ă lui.
Câest ce que Chamallow mâa rappelĂ© en confondant Erykah Badu avec lâactrice et chanteuse française StĂ©fi Celma dont jâavais alors oubliĂ© le prĂ©nom et le nom.
Jâai dit Ă Chamallow que la musique est aussi « un vĂ©hicule » ( le terme nâest pas de moi). Et que tout en regardant et en Ă©coutant Badu chanter et danser, certaines pensĂ©es et certains sujets Ă©mergeaient dans ma tĂȘte. Sans le prĂ©ciser, mais jâimagine que cela se percevait dans ce que je disais, câĂ©tait une situation agrĂ©able. Les artistes que nous aimons ont gĂ©nĂ©ralement cette facultĂ©. Certains Ćuvres dâartistes ouvrent certaines portes en nous, celles de notre inconscient, auquel celui-ci est plus sensible, plus rĂ©ceptif. Et câest pour cela que nous les aimons, les prĂ©fĂ©rons.
Nous faisons sans doute pareil avec nos rencontres bonnes ou mauvaises. Sans toujours pouvoir en expliquer la raison. Miles Davis, je crois, me met en contact avec une tristesse obstinĂ©e et aussi assez dĂ©finitive. Une tristesse opiniĂątre et dĂ©cidĂ©e Ă se mesurer au Temps. A lâemmurer. A rouler avec. A le dominer peut-ĂȘtre. A lui faire admettre quâil nâest pas le Dieu tout puissant quâil croit ĂȘtre. Ou quâil semble ĂȘtre. A le faire douter. La musique de Miles, je crois, veut faire douter le TempsâŠ.
Badu, câest autre chose. Câest le sourire. LâAmour. La sensualitĂ©. La vie, malgrĂ© tout. La combattivitĂ© qui sâenroule autour de soi. Tout en douceur. MalgrĂ© les douleurs. Les coups. Il nây a pas de sourire chez Miles. Pas dans sa musique. PlutĂŽt des Ă©claircies de tristesse, de deuil et de colĂšre.
Mais je nâai pas parlĂ© de ça avec Chamallow. Ăa, je le rajoute ici. Maintenant. A Chamallow, jâai ensuite demandĂ© ce quâelle Ă©coutait comme musique. De temps Ă autre, il mâarrive de poser ce genre de questions. Il est arrivĂ© que lâon me rĂ©ponde :
« JâĂ©coute de tout ». Sans que l’on me dise ou me donne de noms de groupes ou dâartistes. Ce qui est assez invraisemblable pour moi qui ai eu besoin et ai toujours besoin, lorsque jâai commencĂ© Ă vĂ©ritablement Ă©couter de la musique, Ă stocker voire Ă croquer des rĂ©fĂ©rences. Et puis, je ne comprends pas, je crois, quâune musique ou quâun artiste qui nous touche puisse rester pour soi inconnu ou anonyme.
Mais peut-ĂȘtre que ces personnes qui mâont rĂ©pondu, un jour, « JâĂ©coute de tout », ont- elles prĂ©fĂ©rĂ© Ă©viter de se « rĂ©vĂ©ler » devant moi ? Il est vrai que certaines musiques et artistes sont peut-ĂȘtre plus difficiles Ă assumer. Il est vrai que certains goĂ»ts musicaux peuvent nous valoir, selon nos interlocuteurs, certains jugements de valeur.
Il est peut-ĂȘtre vrai, aussi, que pour certains, la musique est simplement lĂ pour « mettre » de lâambiance. Pour servir de dĂ©cor. Pour ĂȘtre un bruit de fond. De la mĂȘme maniĂšre quâune tĂ©lĂ© allumĂ©e en permanence, quâune machine Ă laver en activitĂ©. Afin de ne pas ĂȘtre seul. De se sentir moins seul. Dâavoir lâimpression dâĂȘtre normal et « avec » les autres.
Pour moi, la musique, câest plus que ça. Câest une recherche. Câest une descente en profondeur. Câest une expĂ©rience de soi Ă transmettre. Et ce nâest pas Ă nĂ©gliger.
https://youtu.be/-63mVi4SDpE
Franck Unimon, mercredi 30 mars 2022.