Forum des Halles, Février 2021.
Conventions
Vouloir faire resurgir le passé, c’est aspirer au voyage avec le navire coulé.
Ce jour que l’on voit enfin se rapprocher arrive peut-être avec une pierre. Et cette pierre sera pour nous. Même si l’on a travaillé avec intelligence afin que notre trajectoire s’améliore.
Il y aura bientôt pire que ce que nous vivons. Je suis désolé de l’écrire. Ce n’est pas dans mes habitudes d’être pessimiste. Et, je ne me sens pas particulièrement pessimiste, ce qui est peut-être pire.
Si la majorité l’emporte en théorie, je constate autour de moi que la majorité n’attend qu’une chose. Car, comme la majorité, je suis très nombriliste et résume le monde à ce que je vis et à mon entourage immédiat :
Recommencer à vivre, aussi vite que possible, comme « avant » l’épidémie. Retrouver certaines libertés.
Forum des Halles, Février 2021.
Les vaccins anti-Covid sont beaucoup attendus parce-que l’on espère qu’ils vont aussi nous inoculer le passé d’avant l’épidémie.
Je « sais » très bien que des personnes ont perdu leur emploi, vont le perdre ou risquent de le perdre à cause du Covid et ses variants. Ainsi qu’à cause du bizness que font certains labos- et quelques gouvernements- avec les vaccins.
Je « sais » aussi que d’autres personnes sont décédées, vont décéder, ont perdu un proche ou une connaissance ou sont tombées malades. Et, je peux faire partie d’eux bientôt sans le voir venir même si j’ai été prévenu.
Je m’abstiendrai de comparer ma vie à celle d’une personne en prison que ce soit dans un centre pénitentiaire ou enfermée dans une maladie mentale et physique. En ce moment, alors que j’écris, j’ai toute latitude pour exposer mon idiotie. Et comme tout idiot, je me répands en me croyant un peu original. Je ferais sûrement mieux de faire des mots croisés ou de regarder une série dans mon coin comme d’autres le font. D’ailleurs, j’ai commencé à regarder la dernière saison, la cinquième, de la série Le Bureau des Légendes crééé par Eric Rochant. Je n’envie pas du tout la vie de ces agents secrets qui passent leur temps à frôler leur dernier souffle comme à se méfier de tous.
Il y a tellement de dĂ©cisions et d’habitudes que nous prenons de nous-mĂŞmes depuis des annĂ©es et qui nous verrouillent un peu plus tous les jours. Pour toutes sortes de raisons que nous sortons de notre manche et que nous justifions. C’est notre magie personnelle. Celle qui nous guidait et va continuer de le faire. Comme avant l’épidĂ©mie. On peut donc comparaitre libre tous les jours et ĂŞtre dĂ©jĂ plus ou moins en prison. Et aussi contribuer Ă emprisonner d’autres personnes autour de nous.
C’est ce que j’appelle des conventions.
Des conventions de pensĂ©e. Des convictions intimes. Des conventions de comportements et d’attitudes envers la vie. L’inconvĂ©nient des conventions – ou des protocoles – c’est que mĂŞme si elles sont foireuses, une fois rĂ´dĂ©es, on les laisse nous guider de manière automatisĂ©e. Puisque la majoritĂ© les adopte ou les accepte, c’est donc qu’elles sont justifiĂ©es. Et puis, une fois lancĂ©es, il est très difficile de les arrĂŞter.
C’est bon, pour vous ?!
Ce jeudi matin, la secrétaire de cette clinique du 15ème arrondissement de Paris finalise au téléphone la prise d’un nouveau rendez-vous. Elle a la trentaine. Un peu plus tôt, de manière accueillante, elle m’a reçu. J’avais quinze minutes d’avance. J’ai fait un peu d’humour quand elle a d’abord cru comprendre que j’étais pompier. Elle a souri.
Puis, je me suis installé dans la salle d’attente vide où se trouvaient deux stagiaires en pédicurie-podologie. Peu après, ceux-ci sont partis rejoindre un des chirurgiens dans son bureau. De temps à autre, par les portes restées ouvertes des bureaux, j’entends donc des bouts de conversation. La leur. Et celle que la secrétaire a de temps à autre avec une autre femme qui se trouve dans un des bureaux. L’ambiance est détendue. Bien qu’il ait gelé la veille ou l’avant veille et qu’il fasse assez froid dehors, il y a également une belle luminosité. En arrivant, j’ai repéré une boulangerie qui m’a l’air de faire du bon pain. J’y passerai après mon rendez-vous.
Dans le train Paris-Argenteuil, fin janvier 2021.
La secrétaire vient de m’apprendre que la chirurgienne que je viens consulter va avoir « quinze minutes de retard ». J’accepte assez facilement les retards des autres. D’abord parce qu’il m’arrive d’être en retard. Mais aussi parce-que je trouverais idiot d’avoir un accident parce-que l’on se presse pour un rendez-vous pour lequel on est en retard. Ce qui m’importe, c’est, une fois sur place, la disponibilité que l’on a pour l’autre ou pour son travail. Bien-sûr, Il y a des rendez-vous où il faut être ponctuel ou en avance. Il ne servirait à rien de se rendre à un aéroport en retard et de crier depuis le taxi alors que notre avion a décollé : « Maintenant, je suis disponible ! ».
Je viens voir cette chirurgienne pour un troisième avis. En banlieue parisienne, à Cormeilles en Parisis, un chirurgien m’a bien opéré il a trois ans. Il est réputé dans son domaine. Mais chaque fois que je lui pose certaines questions, il ne me répond pas vraiment. Je vais le revoir bientôt à Eaubonne. A cause du Covid et de mon emploi du temps qui a changé en commençant un nouvel emploi, j’ai dû repousser plusieurs fois ma prochaine consultation avec lui.
Pendant les vacances de Noël, j’ai vu un second chirurgien dans une clinique du 16ème arrondissement de Paris. Sympathique, celui-ci a aussi été pédagogue et suffisamment convaincant pour l’opération du pied à propos de laquelle je m’interroge. Deux techniques sont possibles. J’avais refusé jusqu’alors l’une des deux techniques. Ce chirurgien m’a donné des bons arguments. Puis, il m’a invité à prendre le temps de la réflexion. J’avais dit à ce chirurgien que je sortais d’une nuit de travail et que j’étais infirmier. Il a refusé de me répondre lorsque je lui ai demandé le coût de l’opération. Le premier chirurgien, lui, m’avait donné son tarif quand je lui avais posé la question : 400 euros. Une toute petite partie remboursable selon ma mutuelle. Mes consultations avec lui me coûtent entre 50 et 80 euros. C’est déjà cher pour moi. Mais l’opération était nécessaire. Et j’ai préféré mettre le prix pour me garantir la meilleure opération possible. Plutôt que de me livrer au premier chirurgien venu.
Dans la clinique du 16ème arrondissement, la consultation avec le second chirurgien m’avait coûté environ 110 euros. Quand j’avais présenté ma carte bancaire, la secrétaire m’avait rappelé que l’on pouvait payer uniquement en espèces ou par chèque ! C’était indiqué ! Il y avait bien un distributeur de billets mais c’était « loin » m’avait-t’elle alors répondu. Elle allait donc attendre que je lui envoie mon chèque par la poste pour m’adresser ensuite ma feuille de soins me permettant d’être remboursé. Partiellement. Puisque ce chirurgien pratique aussi le dépassement d’honoraires.
Je ne compte plus toutes ces personnes qui m’ont affirmé qu’un lieu était « loin » dès lors qu’il s’agit de marcher quelques minutes.
J’avais pris soin d’aller tirer de l’argent dans ce DAB qui était « loin » et de revenir quelques minutes plus tard donner l’argent de la consultation à la secrétaire de cette clinique du 16ème arrondissement.
La chirurgienne que je viens voir aujourd’hui dans le 15ème arrondissement de Paris m’a été recommandée par le médecin du sport fédéral que je consulte ces derniers mois. Il m’a dit que l’atout de cette chirurgienne est qu’elle n’a pas :
« Le bistouri entre les dents ! ».
Je consulte ce mĂ©decin du sport Ă Levallois, une ville de banlieue parisienne, dans les Hauts de Seine, le dĂ©partement du 92. Levallois est une ville plutĂ´t cossue. C’est la petite sĹ“ur de Neuilly, dans le 16ème arrondissement. Depuis un peu plus de dix ans, je suis venu habiter Ă Argenteuil pour me rapprocher de Paris. L’immobilier, dans l’ancien, y Ă©tait plus abordable que lĂ oĂą j’habitais auparavant Ă Cergy-le-Haut, une ancienne ville nouvelle plus Ă©loignĂ©e de Paris et plus proche du Vexin.
Ce médecin du sport de Levallois m’a aussi conseillé un nouveau podologue. J’étais devenu insatisfait du second podologue que je voyais depuis quelques années dans la ville de St-Leu la Forêt.
La veille de mon rendez-vous avec cette chirurgienne, j’ai revu ce nouveau podologue dans un cabinet situĂ© près du jardin du Luxembourg. Pour venir chercher mes nouvelles semelles orthopĂ©diques. La pratique du sport et l’âge m’ont rendu indispensable l’usage de semelles orthopĂ©diques. On peut aimer les Ĺ“ufs sur le plat. J’ai les pieds plats. C’est moins grave que d’avoir le diabète, un cancer, une psychose, de l’hypertension, des problèmes de poids, de dos…. ou le Covid.
Mais, d’un point de vue biomĂ©canique et pratique, avoir les pieds plats, lorsque l’on sollicite son corps sur la terre en faisant du sport, cela entraĂ®ne des dĂ©sĂ©quilibres et des tensions de l’appareil locomoteur qui peuvent donner des tendinites, des douleurs musculaires ou ligamentaires. Si j’étais une personne strictement sĂ©dentaire et impermĂ©able au sport, Ă©voluant uniquement dans l’eau, sur l’eau, ou dans les airs, ou jouant rĂ©gulièrement d’un instrument de musique, j’aurais peut-ĂŞtre pu me passer de ces semelles. Mais le sport terrestre fait partie de ma vie. MĂŞme si j’en pratique moins qu’auparavant et moins que je ne le voudrais.
Pour ce podologue, avec mes nouvelles semelles conçues avec la 3D, une opération du pied n’est plus justifiée. Le cabinet de ce podologue se trouve donc près du jardin du Luxembourg, à Paris. Cet endroit, pas plus que le 15ème arrondissement ou le 16ème arrondissement de Paris, ou Levallois, ne fait partie de mes foyers de vie. J’ai beau avoir un travail et un salaire fixe depuis plus d’une vingtaine d’années, je n’en n’ai pas les moyens. J’ai toujours vécu en banlieue parisienne. Dans une ville où se loger était financièrement plus accessible. Lorsque j’entendais parler d’un loyer de 3000-3500 francs en plein Paris pour un appartement de 25 à 30 mètres carrés, un montant courant dans les années 90, je me comportais comme un cheval refusant mentalement et physiquement de franchir l’obstacle.
Je suis allĂ© très loin dans mon refus et mon ignorance : Il y a plus de vingt ans, lorsque le prix de l’immobilier Ă l’achat, Ă Paris, dans l’ancien, Ă©tait encore prĂ©sentable, j’ai ratĂ© le coche. J’ai prĂ©fĂ©rĂ© jouer la “sĂ©curitĂ©”. Faire un prĂŞt immobilier sur 15 ans pour acheter sur plan dans le neuf un studio de 23 mètres carrĂ©s Ă Cergy-le-Haut, dans le Val d’Oise, une ville que je connaissais et oĂą j’habitais depuis une quinzaine d’annĂ©es. A plus de 45 minutes en transports en commun du jardin du Luxembourg ou du 15 ème arrondissement oĂą j’ai rendez-vous avec cette chirurgienne.
Je me rendais alors Ă Paris, souvent dans les mĂŞmes endroits, toujours pour mes loisirs ou pour des achats.
Pour le même prix que mon studio, un ou deux ans plus tôt, une de mes amies qui vivait alors à Paris, avait acheté dans le 19ème arrondissement, près de la Villette, un appartement de 45 mètres carrés, en loi carrez, dans l’ancien, au sixième et dernier étage sans ascenseur d’un immeuble. Elle avait fait faire quelques travaux.
Elle avait eu une très bonne intuition. C’était avant le passage à l’euro.
A moins d’être « parrainĂ© » par quelqu’un de bienveillant et de clairvoyant, lorsque l’on ignore la façon dont tourne l’horloge du monde ou d’une sociĂ©tĂ©, on accumule rapidement plusieurs fuseaux horaires de retard. On prend donc de plus ou moins bonnes dĂ©cisions en s’appuyant sur nos conventions. MĂŞme si l’on est travailleur et passablement intelligent. Et nos dĂ©cisions, lorsqu’elles sont mauvaises, peuvent ĂŞtre de bonnes dĂ©cisions que nous avons prises avec plusieurs fuseaux horaires de retard….
Je ne suis pas riche. Mais, comme beaucoup, je suis travailleur et je peux me lever tĂ´t. Y compris pour effectuer un certain travail non rĂ©munĂ©rĂ©. On dit qu’il faut aussi faire ce que l’on aime par plaisir et sans attendre pour autant de faire de l’argent avec. J’applique cette convention au moins pour ce blog mais aussi en amitiĂ© et dans mon mĂ©tier d’infirmier en psychiatrie et en pĂ©dopsychiatrie : lorsque je m’engage dans mon travail, gĂ©nĂ©ralement, je ne pense pas Ă l’argent qui va arriver sur mon compte en banque. Ce n’est pas ma première motivation. Et, c’est sans doute, aussi, ce qui, depuis des annĂ©es, m’a lourdement pĂ©nalisĂ©. Pour ne pas dire “plantĂ©” dans une certaine Ă©volution personnelle et sociale.
Car, pour ma santĂ©, que j’estime prioritaire, par contre, j’accepte de mettre le prix lorsque je pars consulter. On est bien capable de lâcher bien plus d’argent dans une nouvelle paire de sneakers, des Ă©couteurs bluetooth – qui nous rendront peut-ĂŞtre sourds-, un nouveau tĂ©lĂ©phone portable ou pour tout un tas de vĂŞtements et d’objets que l’on utilisera assez peu et que l’on oubliera ensuite. Nous sommes incitĂ©s à ça en permanence.Cela fait partie des conventions de la majoritĂ© d’entre nous.
Quelques jours avant les fĂŞtes de NoĂ«l 2020, près des Galeries Lafayette et des Magasins Printemps, Ă Paris près de l’OpĂ©ra Garnier.
Mais je ne crois pas non plus que les meilleurs spécialistes de la santé soient toujours celles et ceux qui nous font payer leurs consultations les plus chères ou qui disposent du matériel le plus moderne. Mais pour commencer à le comprendre, j’ai d’abord dû passer à la caisse plusieurs fois….
D’ailleurs, dans cette clinique du 15ème arrondissement, le chirurgien qui m’avait opéré il y a trois ans pour 400 euros consulte aussi. Mais un autre jour.
Gare de Paris St-Lazare, novembre 2020.
Plus jeune, en particulier à l’adolescence, et même un peu après, j’avais tendance à négliger tout ce qui est suivi médical après une blessure sportive. Il est convenu dans la mentalité de bien des sportifs, qu’il faut être prêt à se faire mal lorsque l’on pratique. Donc, une blessure, ça peut aussi attendre pour être soignée ou correctement soignée. Lorsque j’allais consulter, plus jeune, je ne faisais pas toujours attention au fait que certains médecins se contentaient d’appliquer des protocoles de traitements.
Avec l’expérience, plus d’une fois, c’est moi qui ai dû demander la prescription d’un certain nombre de séances de kinésithérapie en plus du traitement médicamenteux censé tout résoudre par lui-même. Je prends le moins de médicaments possible.
Après mon intervention chirurgicale du pied il y a trois ans, le chirurgien m’avait prescrit une certaine quantité d’antalgiques qui aurait permis à un toxicomane de monter un petit commerce. Ou à une personne lambda de peut-être devenir toxicomane. Cette pharmacie aurait aussi pu constituer le début d’un trésor pour de la médecine de guerre. Il fallait bien compenser l’absence de présence médicale- et surtout paramédicale- alors que la personne opérée retourne chez elle quelques heures après l’intervention chirurgicale.
J’avais dû insister auprès de ce chirurgien pour obtenir un certain nombre de séances de kiné pour ma rééducation. Il était persuadé que son intervention chirurgicale se suffisait et que je pouvais reprendre le travail après trois semaines d’arrêt. A l’écouter, je me devais seulement de faire ma rééducation tout seul chez moi.
Il m’avait fallu deux bonnes semaines d’arrêt de travail supplémentaires, davantage de séances de kiné et en retournant au travail, je boitais encore du fait de la douleur consécutive à l’opération chirurgicale.
La profession infirmière, aussi, mĂŞme non sportive, peut avoir tendance Ă se surmener ou Ă ĂŞtre surmenĂ©e mĂŞme lorsqu’elle devrait lever le pied. Il existe aussi d’autres professions, paramĂ©dicales, ou autres, qui sont soumises durablement aux mĂŞmes conflits de loyautĂ© entre leur sens du Devoir ou du sacrifice et leurs conditions de vie, de travail ou salariales, plutĂ´t dĂ©favorables. C’est peut-ĂŞtre le cas de cette secrĂ©taire qui m’a accueilli pour cette consultation.
Et c’Ă©tait comme ça bien avant l’Ă©pidĂ©mie du Covid.
En venant voir cette chirurgienne ce jeudi, j’aimais, aussi – c’est peut-ĂŞtre un clichĂ©- l’idĂ©e d’obtenir l’avis d’une femme.
Venir en avance m’a donnĂ© le temps d’apprendre le montant de la consultation : 112 euros. DĂ©duction faite de ce que me rembourseraient la sĂ©curitĂ© sociale et ma mutuelle, 93 euros resteraient Ă ma charge. Le prix de cette consultation, 112 euros, correspond Ă peu près Ă ce que je gagne en une journĂ©e de travail comme infirmier après bientĂ´t trente ans d’anciennetĂ©.
Comme j’attends, une jeune femme vient se présenter au secrétariat. Elle explique avoir trente minutes de retard. Elle avait rendez-vous à 9h15. Il est 9h45. J’avais quant à moi rendez-vous à 9h30. Et je suis là depuis 9h15.
Quelques minutes plus tard, la chirurgienne, la cinquantaine, sort de l’ascenseur. Je suis assis presque en face, à côté du secrétariat. La secrétaire lui dit bonjour en l’appelant par son prénom alors qu’elle file vers un bureau. Bureau où elle est bientôt rejointe par la secrétaire. Je l’entends donner des nouvelles de sa fille qui vient d’emménager avec son copain. « C’est bien » conviennent, ravies, la secrétaire avec l’autre femme qui était déjà présente dans un des bureaux à mon arrivée.
La chirurgienne reparaît quelques minutes plus tard. Elle appelle la personne qui est arrivée avec trente minutes de retard. Laquelle se lève et va à la rencontre de la chirurgienne. Je la laisse partir. Je me lève alors calmement. Je viens annoncer à la secrétaire, revenue à sa place, que je m’en vais.
Bien que je n’aie ni la tĂŞte et ni la voix de Serge Gainsbourg, il faut quelques secondes Ă la secrĂ©taire pour rassembler l’information que je viens de lui donner. Alors, je l’aide avec mes mots qui ne deviendront jamais un tube Ă la radio :
« J’ai passé trois quarts d’heure dans les transports en commun pour venir. Je suis arrivé avec 15 minutes d’avance. Madame arrive avec 20 minutes de retard et prend une personne qui est arrivée après moi…. ».
La secrétaire, demi-sourire gêné, je crois qu’elle a subitement chaud au visage, reste professionnelle et pédagogue. Et m’explique :
« Oui, j’ai bien vu que vous veniez de loin. …c’est une patiente qui avait rendez-vous avant vous…. ». Je lui fais comprendre que cet argument, pour moi, ne tient pas. Elle n’insiste pas :
« Je le lui dirai. Je vous laisse rappeler pour reprendre rendez-vous ? ».
« Peut-être, peut-être pas ! ». Puis, je m’en vais en prenant le temps de passer aux toilettes auparavant.
Confinement doré
Dans le train Paris-Argenteuil, fin janvier 2021.
Depuis le dĂ©but de l’épidĂ©mie du Covid, nous nous plaignons du couvre-feu, du confinement. Et, nous avons raison de nous plaindre de la perte de libertĂ©s occasionnĂ©e – ou justifiĂ©e- par l’épidĂ©mie. Je pense Ă certains lieux obligĂ©s de rester fermĂ©s telles que les salles de cinĂ©ma, les musĂ©es et les salles de théâtre dont nous avons aussi besoin. Comme certains lieux de pratique sportive. Voire, de restauration…
A côté de ça, pour moi, la secrétaire et la chirurgienne de cette clinique, au moins, et toutes les personnes qui leur ressemblent, femmes comme hommes, vivent dans un monde confiné. Dans un confinement doré. Et cela n’est pas dû à l’épidémie du Covid. C’était déjà comme ça avant l’épidémie du Covid.
Je n’ai pas de problème particulier, au dĂ©part, avec le fait de parcourir un certain nombre de kilomètres ou de passer un certain temps dans les trajets pour me rendre quelque part. Si j’ai une bonne raison de m’y rendre. Mais c’est peut ĂŞtre un tort. Et cela peut ĂŞtre une très mauvaise habitude, le rĂ©sultat de mon Ă©ducation, que j’ai contractĂ©e tĂ´t, avant l’âge adulte et qui consiste en quelque sorte Ă ĂŞtre capable de se donner, de manière rĂ©pĂ©tĂ©e, sans compter . Car, selon le type d’interlocuteur ou d’interlocutrice auquel on a affaire, accepter facilement ou comme une Ă©vidence de rĂ©aliser certains efforts- et trouver cela normal de manière implicite- créé d’emblĂ©e un handicap ou un rapport de dominĂ©-dominant. Cela revient Ă se brader mĂŞme si on vous parlera de “gentillesse” ou de “gĂ©nĂ©rositĂ©” vous concernant :
Dans le monde confinĂ© de cette secrĂ©taire ou de cette chirurgienne, dans leur royaume, il est « normal » de faire attendre des patients. De disposer d’eux. Et de les faire raquer ensuite. Il y a bien d’autres fois oĂą je l’ai acceptĂ©.
J’accepte que la chirurgienne ait eu une bonne raison d’être en retard. J’aurais même accepté qu’elle prenne le temps de se rendre aux toilettes ou de se laver les mains si elle en avait eu envie ou besoin.
Par contre, j’ai plus de mal à digérer l’absence de bonjour de cette chirurgienne en arrivant après quinze à vingt minutes de retard. Pour une consultation à 112 euros. Or, cette absence de « bonjour » d’une professionnelle de la santé qui passe devant la salle d’attente de son lieu de consultations est aussi une convention très courante.
Pour moi, l’ambition de la secrétaire ne doit pas se limiter au fait de pouvoir appeler la chirurgienne par son prénom. Si elle peut appeler la chirurgienne par son prénom, alors, elle est aussi capable de faire valoir à cette chirurgienne le fait que j’étais le patient à voir d’abord. Mais il y a une telle habitude à ce que les gens qui viennent consulter s’en tiennent à certaines conventions de prosternation totale devant des professionnels de la santé.
Pourtant, je n’ai rien de particulier contre les chirurgiens et les médecins. Et, j’ai été très fréquentable. Voire sans doute trop fréquentable. Car j’ai respecté certaines conventions de politesse et de diplomatie. D’autres personnes, plus « nerveuses » ou plus « fières », à ma place, auraient retourné la salle d’attente.
Visiblement, cette secrétaire et cette chirurgienne ne connaissent pas cette vie-là . Où un certain manque de considération peut se payer cash. Leur confinement est un confinement doré.
Je n’attends aucun changement particulier dans leurs conventions de pensées. Je suis sûrement passé pour un « caractériel » ou pour quelqu’un qui ne sait pas vivre.
En sortant de la clinique, je me suis rendu à la boulangerie que j’avais repérée en arrivant. Les baguettes traditions que j’ai achetées y sont vraiment bonnes.
Puis, j’en ai profité pour marcher jusqu’à apercevoir la Tour Eiffel.
Février 2021. Non, il ne fait pas froid !
J’ai eu une pensée pour cet homme qui, poussé par ses hallucinations vraisemblablement, s’est rendu à la Tour Eiffel, et s’est mis à errer autour. Lorsque la police, appelée par un employé de la Tour Eiffel, est arrivée à quatre heures du matin, l’homme n’a pas pu expliquer la raison de sa présence. Il semblait confus, ne pas avoir toute sa tête, bien que très calme.
Ensuite, j’ai pris le bus 80 vers St Lazare.
En passant près de Matignon, j’ai pensé à cette femme venue chercher protection auprès du Président Macron. Un mois et demi plus tôt, elle s’était rendue au commissariat pour les mêmes raisons. Mais on ne l’avait pas crue. Alors, cette fois, elle avait décidé de s’adresser à plus haut. Elle craignait pour sa vie. Elle était « Un Trésor vivant » mais personne ne voulait la croire !
Elle avait sur elle sa clé de voiture, ses papiers, son téléphone portable, trois cartes bancaires, deux chéquiers et quelques affaires.
Ces deux personnes, on s’en doute, bien que de bonne foi, avaient contre elles d’avoir enfreint les «bonnes » conventions. Les conventions oĂą l’on reste Ă sa place. Et oĂą l’on s’en tient aux horaires et aux lieux oĂą l’on a le droit d’agir et de se comporter d’une certaine façon. Les religions, aussi, peuvent fournir et prescrire leur lot de conventions. La particularitĂ© de certaines conventions, mĂŞme lorsqu’elles nous interdisent de vivre, c’est d’avoir une date de pĂ©remption très lointaine ou indĂ©finiment renouvelable.
Si j’avais retourné la salle d’attente de cette clinique, peut-être que, comme cet homme et cette femme, j’aurais, moi, aussi, été interpelé par les forces de police.
Franck Unimon, ce jeudi 18 février 2021.