Balistique des élections législatives 2024
Avoir un blog qui sâappelle balistique du quotidien mâoblige un « peu » Ă parler de ces Ă©lections lĂ©gislatives quelques heures avant leur second tour dĂ©cisif.
Cela fait plusieurs jours que je pense à écrire un article. Et, il me reste désormais peu de temps avant mon départ pour mon second séjour au Japon.
En 1999, annĂ©e de mon premier sĂ©jour au Japon, jâĂ©tais parti un an aprĂšs la victoire de lâĂ©quipe française « Black, Blanc, Beur » de Jaquet, Zidane, Blanc, Deschamps, Thuram, Desailly et d’autres Ă la coupe du Monde de Football. Cette annĂ©e, je partirai aprĂšs le rĂ©sultat de ces Ă©lections lĂ©gislatives oĂč le RN, beaucoup plus hĂ©ritier des pointes du FN que de celles de lâĂ©quipe de France de de 1998, joue un autre genre de football.
Dans une histoire de Hugo Pratt que jâai relue rĂ©cemment, un IndigĂšne, alliĂ© du hĂ©ros Corto Maltese, reçoit trois balles. Lorsque Corto Maltese lui demande :
« Tu ne vas pas mourir, quand mĂȘme ? », celui-ci lui rĂ©pond « Peut-ĂȘtre bien que oui, peut-ĂȘtre bien que non ». Lâhomme, car il sâagit bien dâun homme, sâen sort finalement. Car, par sa propre volontĂ©, lâIndigĂšne â qui est un puissant sorcier- a pu arrĂȘter son hĂ©morragie interne. Le mĂ©decin qui lâopĂšre ensuite, raconte cela plus tard, mĂ©dusĂ©, Ă Corto Maltese. Lequel Ă©coute ça sans sâen Ă©tonner. Nous sommes ici dans les reflets dâune bande dessinĂ©e.
Je nâai pas les pouvoirs anesthĂ©siants et puissants de ce sorcier dans cette nouvelle aventure de Corto Maltese afin dâarrĂȘter cette hĂ©morragie interne que peut ĂȘtre le RN.
Pour moi, les Ă©lections lĂ©gislatives dâaujourdâhui sâapparentent aussi Ă une sorte de toile dâaraignĂ©e ne serait-ce que mentale. Et, je nâaimerais pas rester engluĂ© dans cette toile.
Je nâai pas Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© par la rĂ©ussite du RN lors des Ă©lections europĂ©ennes le 9 juin dernier. Jâavais Ă©tĂ© plus dĂ©concertĂ© il y a une dizaine dâannĂ©es en apprenant que de plus en plus de soignants votaient pour le FN avant que celui-ci ne devienne le RN :
Parce quâil y a environ 25 ans, un soignant ou une soignante qui votait FN, câĂ©tait plutĂŽt un spĂ©cimen. Je me souviens dâune collĂšgue infirmiĂšre rĂ©putĂ©e voter pour le FN qui travaillait dans le service de psychiatrie du dessus dans lâhĂŽpital de banlieue parisienne, dans le Val dâOise, oĂč je travaillais alors :
Elle Ă©tait blonde aux yeux bleus et portait sur elle les codes vestimentaires de la catholique traditionnelle un peu ou assez bourgeoise. On Ă©tait dans le clichĂ©. Et dans le paradoxe. InfirmiĂšre, plutĂŽt attachĂ©e Ă son travail auprĂšs des patients, et capable de partir en sĂ©jour thĂ©rapeutique avec des patients en compagnie dâun de ses collĂšgues infirmiers antillais.
Cela fait maintenant un demi siĂšcle que la dynastie Le Pen poursuit son ascension vers les sommets politiques en voie dâextinction et, qui, comme lâEverest, sont devenus une destination touristique et rentable. En termes de Pouvoir et dâenrichissement Ă©conomique personnel.
Les Le Pen ont aussi pour eux lâendurance, la persistance, un besoin de revanche et de jouissance mĂ©diatique et se nourrissent de toutes les crises mais aussi de toutes les audaces.
En face, on a eu principalement des hommes politiques- et quelques femmes- qui se sont comportĂ©s comme des rentiers, d’autres qui ont ratĂ© le train ( Rocard, Jospin, JuppĂ©…), quelques uns qui se sont dĂ©sistĂ©s ( Delors), et dâautres qui nâont fait que passer :
Jâavais dĂ©jĂ oubliĂ© quâElizabeth Borne avait Ă©tĂ© la PremiĂšre Ministre prĂ©cĂ©dant Gabriel Attal pourtant nommĂ© seulement depuis six mois. Jâai du mal Ă me rappeler de la Ministre socialiste du travail , Myriam El Khomri. Mais aussi de certains ministres du PrĂ©sident Nicolas Sarkozy.
Par contre, les Le Pen, on les « connait ». Il leur manque juste une Ă©mission de tĂ©lĂ©-rĂ©alitĂ© pour boucler le Tour de France des mĂ©dia. Les Le Pen sont devenus familiers. Et ce qui devient familier inspire sympathie, accoutumance et confiance. En plus, Marine Le Pen est une femme. La seule femme, en France, Ă pouvoir rester au premier plan en politique sans faire partie du gouvernement prĂ©sidentiel. Tout le contraire du PrĂ©sident Macron devenu le pire VRP pour son propre parti aussi « justes » ses causes soient-elles lorsquâelles le sont.
JâĂ©cris cela de façon humoristique mais je souriais peu il y a encore deux semaines. Et je sourirai sĂ»rement peu ce soir. Ou alors seulement parce-que je saurai que bientĂŽt, je partirai pour quelques semaines au Japon.
Parce-que, pour moi, quel que soit le résultat des élections législatives ce dimanche 7 juillet, le RN a gagné.
Car il a ensorcelĂ© une partie des esprits et des serpents. Ne serait-ce que provisoirement. Pour Ă©viter que Marine Le Pen ne soit Ă ce point triomphante aujourdâhui, il aurait fallu la nommer Ministre il y a quelques annĂ©es ou mĂ©diatiser son refus. Marine Le Pen est aussi forte aujourdâhui car ses adversaires politiques de gauche et de droite ont Ă©tĂ© plus suffisants et intĂ©ressĂ©s avec elle. Il Ă©tait facile de se montrer trĂšs digne en sa prĂ©sence en sâopposant Ă elle.
Une affaire de dignité :
Lâhomme politique Eric Ciotti, PrĂ©sident des RĂ©publicains, a Ă©tĂ© critiquĂ© et rejetĂ© par les membres de son parti pour avoir ouvertement donnĂ© sa prĂ©fĂ©rence Ă Marine Le Pen aprĂšs le rĂ©sultat des Ă©lections europĂ©ennes du 9 juin. Mais le choix de ces mĂȘmes RĂ©publicains de sâabstenir de se dĂ©sister en faveur de la « Gauche » au second tour de ces Ă©lections lĂ©gislatives me confirme quâil est dâautres femmes et hommes politiques, de droite mais aussi de gauche, qui seront prĂȘts Ă aller faire la bise Ă Marine Le Pen si celle-ci devenait PrĂ©sidente de la RĂ©publique ou ne serait-ce que PrĂ©sidentiable.
Je reste aussi trĂšs prudent devant les rĂ©serves exprimĂ©es par certains mĂ©dia Ă©conomiques ou autres envers les compĂ©tences du RN. Parce-que si le RN venait Ă se montrer « compĂ©tent » Ă©conomiquement ou si des Ă©minences Ă©conomiques et politiques reconnues venaient Ă accepter de faire partie dâun gouvernement RN, il nous serait trĂšs certainement expliquĂ© ultĂ©rieurement que câest avant tout pour le bien de la France.
Câest ce qui nous est trĂšs bien rĂ©sumĂ© dans lâarticle Partir ou rĂ©sister, le dilemme des hauts fonctionnaires de Nicolas SĂšze dans le journal La Croix de ce jeudi 4 juillet 2024, page 4. Extraits:
« (âŠ.) Certains prĂ©fets chargĂ©s de mission, pour qui nous nây allons pas assez fort, attendent leur heure. Et beaucoup dâambitieux voient dĂ©jĂ lâopportunitĂ© de gravir rapidement des Ă©chelons ».
Monter dans la hiĂ©rarchie sera dâautant plus facile que le RN aura besoin de cadres ».
« (âŠ.) Chez nous, personne ne pense quâil se fera mettre Ă la porte dĂ©but juillet » reconnait le fonctionnaire du ministĂšre de la justice pour qui un futur gouvernement RN devra aussi « se confronter au rĂ©el » « Un certain nombre de leurs projets sont irrĂ©alistes et je crois possible de les faire Ă©voluer en les confrontant Ă la rĂ©alitĂ©. Cela nĂ©cessitera de suivre de trĂšs prĂšs les discours politiques pour identifier les marges de manĆuvre, mais aussi fixer nos lignes rouges, conclut-il. Si celles-ci Ă©taient franchies, Ă©videmment je partirai. Mais je ne pense pas que ce sera le cas Ă court terme ».
Cette stratĂ©gie de lâĂ©vitement ou du dĂ©ni fait la force du RN. Croire ou penser quâil sera possible de « faire Ă©voluer » un reprĂ©sentant du RN revient Ă dire quâil a Ă©tĂ© possible de « faire Ă©voluer » un Emmanuel Macron, lorsque celui-ci, devenu PrĂ©sident de la RĂ©publique, inflexible, a dĂ©cidĂ© de faire passer en force certaines dĂ©cisions telles que le recul du dĂ©part de lâĂąge de la retraite. Si certains fonctionnaires prĂ©fĂšreront partir en cas de gouvernement du RN , ils seront selon moi une minoritĂ© :
A moins de se sentir menacĂ©s directement ou personnellement, ces fonctionnaires feront comme la plupart dâentre nous. Ils resteront Ă leur poste, Ă©voquant un ensemble de raisons et dâobligations qui les empĂȘchent de partir tout en « condamnant » moralement le gouvernement du RN.
Ce qui nous enferme et nous rend aussi dĂ©pendants des alĂ©as dâun emploi, dâun gouvernement, dâun pays, dâune situation, dâun statut ou dâun rĂ©gime câest peut-ĂȘtre aussi notre attachement forcenĂ© Ă notre sĂ©dentaritĂ© et aux endroits que nous connaissons, Ă ce que nous appelons notre enracinement ou notre identitĂ©. Ou, plus simplement, notre sĂ©curitĂ©.
Si nous Ă©tions plus nomades Ă lâimage de Corto Maltese ou de ces migrants regardĂ©s de travers, nous aurions sans doute plus de facilitĂ©s pour relativiser ce qui nous arrive mais aussi pour partir ou changer de vie afin de rester plus libres. Mais pour cela, il faut accepter de sâexiler.
Ou rester sur place et rĂ©sister. Câest ce que jâai vu ce vendredi 5 juillet, sur les marches du tribunal de la CitĂ©, avec ces drapeaux du Syndicat des avocats de France. Deux personnes (une jeune femme noire et un homme se prĂ©sentant comme magistrat) qui ont assistĂ© Ă cela mâont expliquĂ© que cela Ă©tait relatif Ă une remarque rĂ©cente sur les rĂ©seaux sociaux attribuĂ©e au RN estimant quâil y avait trop dâavocats en France.
Ce nâest pas contre toi
Pour la premiĂšre fois, il y a quelques jours, aprĂšs le rĂ©sultat des Ă©lections europĂ©ennes et, surtout, aprĂšs celui du premier tour des Ă©lections lĂ©gislatives, il mâest arrivĂ© de me dire quâil se trouvait parmi les personnes que je cĂŽtoie, collĂšgues, connaissances, « amis », voisins, des Ă©lectrices et des Ă©lecteurs du RN.
LorsquâaprĂšs les prĂ©cĂ©dentes Ă©lections, les scores du FN/RN augmentaient, je ne me disais pas comme certains que tous les Ă©lecteurs du FN/RN sont des racistes et des fascistes. Mais, dĂ©sormais, je me le dis un peu plus. Ou, je commence Ă le croire un peu plus.
Je me dis en tout cas que je suis devenu ou redevenu une cible potentielle comme nâimporte quelle minoritĂ© ostracisĂ©e ou pointĂ©e du doigt :
LâĂ©tranger sans papiers, le transgenre, lâhomosexuel, la prostituĂ©e, le ou la toxicomane, la femme battue, lâalcoolique, le malade psychiatrique, le pervers, le jeune de banlieue, lâhomme noir ou arabe, le Juif, le musulman, lâAsiatiqueâŠ.
Certaines personnes qui ont votĂ© pour le RN auraient beau essayĂ© de mâexpliquer « Ce nâest pas contre toi », il nâempĂȘche que, quelque part, quelquâun, un jour, en France, soudainement, dĂ©cidera ou pourra dĂ©cider que ma tĂȘte est mise Ă prix ou ne vaut rien simplement parce-que le RN/FN se sera davantage rapprochĂ© des sommets du Pouvoir.
Le RN est lâĂ©quivalent dâune Ă©quipe de Foot qui a ses ultras parmi ses supporters. Et, il y a de plus en plus dâUltras parmi les supporters de lâĂ©quipe de Foot que reprĂ©sente le RN. Et, ce que recherchent ces Ultras, câest une certaine dose dâadrĂ©naline. Quant au RN, il aime faire peur. Il a toujours aimĂ© faire peur. Le climat anxiogĂšne quâil libĂšre fait partie de son oxygĂšne. Je comprends donc en grande partie les propos tenus dans un entretien par la cinĂ©aste Alice Diop en premiĂšre page du journal LibĂ©ration le mercredi 26 juin 2024 :
Alice Diop Face Au RN « Pour les gens comme moi, Câest la vie ou la mort ».
La France, pays de la discordance
Et, ce qui nâarrange rien avec cette ambiance, câest cette façon quâont certains dâagir comme si de rien nâĂ©tait. De ne pas en parler. Lorsque jâai revu rĂ©cemment en consultation le pneumologue qui me suit depuis mon embolie pulmonaire lâannĂ©e derniĂšre, câĂ©tait Ă©tonnant de le voir et de lâĂ©couter me parler comme si rien nâavait changĂ© et comme si rien nâallait changer dans ce pays depuis le rĂ©sultat des Ă©lections europĂ©ennes puis ce premier tour des Ă©lections lĂ©gislatives.
Je suis trĂšs peu allĂ© sur les rĂ©seaux sociaux. Jâimagine facilement que bien des amis et des personnes que je connais se sont Ă©panchĂ©s sur le sujet dans les rĂ©seaux sociaux. Mais dans la vraie vie, autour de moi, rien. Ou, en tout cas, pas devant moi. Je nâattendais pas que quelquâun me dise :
« Franck, si , un jour, tu es poursuivi par des Ă©manations du Ku Klux Klan, sache que jâaurais toujours pour toi une place chez moi entre le palier et les toilettes ainsi quâun emploi dâhomme Ă tout faire (je te paierai au black)âŠ. ».
Mais ce silence est isolant. Câest un peu comme si, en tant quâhomme noir, en France, on Ă©tait plus ou moins parvenu Ă se fondre dans la masse puis que les rĂ©sultats de ces votes vers le RN agissaient comme du dĂ©tachant et que lâon se retrouvait dâun seul coup clairsemĂ© ou tout nu en pleine lumiĂšre.
Enfant, jâai assez tĂŽt appris que jâĂ©tais Noir. Ne serait-ce que de par mon Ă©ducation afin dâĂȘtre prĂ©parĂ© un minimum au racisme anti noir. Mais en vivant Ă mon Ă©poque en rĂ©gion parisienne et en Ă©tant employĂ© dans un milieu professionnel et dans des fonctions oĂč je ne dĂ©tone pas particuliĂšrement, jâai pu plus ou moins lâoublier. Parce-que vivre en se rĂ©pĂ©tant matin et soir que lâon est un homme noir est un petit peu fatigant. Mais il va peut-ĂȘtre falloir que je rĂ©vise mes classiques.
Franck Unimon, ce dimanche 7 juillet 2024, à quelques heures du second tour des élections législatives.