Adaptations
« Soleil ! Soleil ! ». On entendait dâassez loin cette voix rocailleuse alors que lâon se rapprochait du service en venant travailler. Ce patient enfermĂ© dans sa chambre dâisolement, convaincu dâĂȘtre Dieu, croyait pouvoir influer sur la marche du soleil.
Un autre jour, lâalarme incendie ou lâalarme anti-agression venait de se dĂ©clencher alors que je me trouvais avec ce patient dans le secteur protĂ©gĂ© de son service. Tout sâĂ©tait bien passĂ© jusquâalors avec lui. Pourtant, Je mâĂ©tais alors dit :
« Vu son Ă©tat dĂ©lirant, cela va ĂȘtre difficile de le faire retourner dans sa chambreâŠ. ». Jâavais Ă peine eu le temps de former cette pensĂ©e, que, de lui-mĂȘme, ce Dieu-Soleil avait de lui-mĂȘme rĂ©intĂ©grĂ© sa chambre. Ce faisant, il m’avait en quelque sorte dĂ©livrĂ© de lui. Et, je pouvais donc me rendre Ă lâendroit oĂč l’alarme s’Ă©tait dĂ©clenchĂ©e et oĂč un renfort Ă©tait peut-ĂȘtre nĂ©cessaire.
On pourrait ĂȘtre Ă©tonnĂ© par lâextraordinaire facultĂ© d’adaptation ainsi que par la trĂšs grande luciditĂ© de celles et ceux que lâon dĂ©nomme les « fous » quâils soient hospitalisĂ©s en psychiatrie ou quâils soient en « libertĂ© ».
Cette histoire fait partie de celles que jâaime raconter. Elle a plus de vingt ans. LâHumanitĂ© a peu changĂ© en plus de vingt ans. Il y a plus de vingt ans, nous avions un certain nombre de peurs et dâinquiĂ©tudes qui sont toujours prĂ©sentes aujourdâhui. Au moment de choisir une destination de voyage. Un mode de dĂ©placement. Lâendroit oĂč nous allons habiter. LâĂ©cole oĂč nous allons inscrire nos enfants. Le genre de personnes que nous allons frĂ©quenter. Pour choisir celle ou celui avec lequel nous allons « faire » notre vie. Lorsquâil sâagit de changer dâemploi, de mĂ©tier, de pays ou de rĂ©gion. Le concert oĂč nous allons nous rendre. Le plat que nous allons prendre au restaurant. Le film que nous allons voir.
Bien-sĂ»r, depuis quelques jours et les mesures et restrictions dĂ©cidĂ©es par le gouvernement afin dâendiguer les consĂ©quences de lâĂ©pidĂ©mie que nous connaissons, un certain nombre de ces actions et activitĂ©s ont Ă©tĂ© limitĂ©es et sont contrĂŽlĂ©es. Le « temps » de lâĂ©pidĂ©mie. Officiellement.
JâĂ©cris « officiellement » car jâapprĂ©hende beaucoup quâaprĂšs lâĂ©pidĂ©mie, fort de certains chiffres et de rĂ©sultats que le gouvernement saura nous assĂ©ner, que certains contrĂŽles deviennent une norme inacceptable et inconcevable avant lâĂ©pidĂ©mie.
PrĂ©cisons tout de suite : il y a du bon dans les contrĂŽles . On contrĂŽle bien son poids. Sa tension artĂ©rielle. Lâargent que lâon dĂ©pense. Le nombre de verres dâalcool que lâon boit avant de reprendre le volant. Sâil fait beau ou froid dehors avant de sortir. Si lâon dispose dâassez de nourriture et de boissons lorsque lâon reçoit des invitĂ©s et que lâon fait la fĂȘte.
Et je mâattends Ă ce quâavec la multiplication des contrĂŽles du fait de lâĂ©pidĂ©mie, et le couvre-feu, que diverses sortes de criminalitĂ©s diminuent, que la menace anti-terroriste recule. Avant hier soir, je crois, je me suis imaginĂ© ça en passant devant un coin de rue :
” ça fait drĂŽle de voir un dealer qui porte un masque chirurgical dans la rue”.
On sait aussi quâune moindre circulation routiĂšre et une moindre activitĂ© « humaine » fait du bien Ă lâatmosphĂšre de la planĂšte et du pays. MĂȘme si on sait aussi nous dire que cela est catastrophique pour lâĂ©conomie et les finances mĂȘme si certains en profitent pour faire un trĂšs bon chiffre dâaffaires ou pour y gagner en popularitĂ© :
Du revendeur et du producteur de papier toilettes Ă certains financiers en passant par dâautres activitĂ©s. Je veux bien croire que mon blog, comme dâautres blogs, dâautres sites, et bien des auteurs, sera un peu plus lu en ce moment quâavant la pĂ©riode de lâĂ©pidĂ©mie.
Mais câest la frĂ©quence des contrĂŽles , leur justification et leurs caractĂšres obligatoires qui peuvent devenir oppressants et rendre certaines rĂ©actions et certaines rĂ©sistancesâŠ.explosives .
En y repensant, je me suis aperçu que ce je dis et ressens vis-Ă -vis dâun « contrĂŽle » qui nous est frĂ©quemment imposĂ©, sâapplique autant Ă la façon dont nous Ă©duquons nos enfants oĂč nous avons beaucoup tendance Ă les « contrĂŽler » ou Ă vouloir les « contrĂŽler ». Mais aussi Ă ce que peuvent vivre des dĂ©tenusâŠen prison . Hier, jâai lu que les conditions de prĂ©vention sanitaire dans des cellules de prison dĂ©jĂ surchargĂ©es Ă©taient pratiquement irrĂ©alisables. On peut donc sâattendre Ă des Ă©meutes prochainement dans certaines prisons comme dans tout endroit qui cumulera trop dâenfermement et trop de contrĂŽle. Et pas assezâŠ.de folie .
Jâai vĂ©ritablement compris ce matin la raison pour laquelle, en apprenant les mesures relatives au couvre-feu, la diminution des transports etcâŠ, jâavais dâun seul coup Ă©prouvĂ© le besoin de me rendre au travail au vĂ©lo. Alors que cela mâimpose une certaine contrainte physique :
Prendre les transports en commun, le mĂ©tro, sâest sâenfermer. Se priver de lâair et de la lumiĂšre extĂ©rieure. Câest accepter de se dĂ©placer dans un espace restreint avec peu de possibilitĂ©s dâĂ©chappatoires en cas de besoin ou si je le souhaite. Quand je le souhaite.
Je ne suis pas particuliĂšrement claustrophobe. Jâaime beaucoup prendre les transports en commun. En rĂ©gion parisienne, je prĂ©fĂšre largement prendre les transports en commun Ă conduire ma voiture. Et je ne suis pas particuliĂšrement inquiet Ă lâidĂ©e dâĂȘtre contaminĂ© parce-que jâaurais partagĂ© un espace public confinĂ© dans les transports en commun.
Par contre, savoir quâaux contrĂŽles de titres de transport dĂ©jĂ frĂ©quents bien avant lâĂ©pidĂ©mie, vont dĂ©sormais sâajouter, en toute lĂ©galitĂ©, dâautres contrĂŽles pour, officiellement, des raisons sanitaires du fait de lâĂ©pidĂ©mie. Tout en sachant que chaque fois que lâon appose notre pass navigo sur une porte de validation, notre itinĂ©raire est dĂ©jĂ contrĂŽlĂ© ; et que chaque fois que notre tĂ©lĂ©phone portable ou notre ordinateur est allumĂ© quâil est possible non seulement de contrĂŽler notre itinĂ©raire mais aussi notre activitĂ©âŠ..
Toutes ces mesures de contrĂŽles et dâenfermement ont soudainement fait trop pour moi. MĂȘme si, je le rĂ©pĂšte, jâapprouve toutes les mesures de prĂ©cautions sanitaires et mâapplique Ă les suivre de mon mieux comme la majoritĂ© des citoyens de France et des pays concernĂ©s par lâĂ©pidĂ©mie.
Je veux pour preuve de ce « trop-plein » dâenfermement et de contrĂŽle le premier rĂȘve que jâai fait cette nuit directement inspirĂ© de lâĂ©pidĂ©mie.
Dans mon rĂȘve, il nâĂ©tait pas question dâun hĂŽpital, de patients exsangues, ou de moi, ou dâun proche, mourant sur un lit dâhĂŽpital alors que ces Ă©ventualitĂ©s sont pourtant probables.
Dans mon rĂȘve, il Ă©tait questionâŠ.dâun Etat policier et de contrĂŽles permanents. VoilĂ ce qui, pour lâinstant, mâinquiĂšte et mâĂ©pouvante plus que le coronavirus Covid-19.
Je devrais ĂȘtre content dâĂȘtre dans un pays puissant qui dispose dâun gouvernement qui essaie de son mieux de prendre la mesure de lâĂ©pidĂ©mie afin dâĂ©viter quâelle se rĂ©pande et tue beaucoup de gens. Mais ce sentiment, sâil est prĂ©sent, reste habitĂ©, infectĂ©, percĂ©, par un trĂšs grand sentiment de dĂ©fiance envers ce mĂȘme gouvernement.
Je nâai pourtant rien, spontanĂ©ment, je me rĂ©pĂšte, contre les contrĂŽles, la police et lâEtat .
Mais ce qui fait la diffĂ©rence entre ma fille qui, ce matin, alors que je la ramenais Ă lâĂ©cole, mâa dit « Jâadore la police. Parce-que la police est lĂ pour nous protĂ©ger et arrĂȘter les mĂ©chants » et moi, câest, sans doute, la somme de tous ces contrĂŽles, leur frĂ©quence comme leurs justifications, que jâai dĂ©jĂ vĂ©cus et subis comme la majoritĂ© des citoyens .
Et, cela, bien avant lâĂ©pidĂ©mie .
Et, jâajoute tout de suite que, ici, je me mets dans le mĂȘme lot que nâimporte quel citoyen, blanc ou noir. En excluant tout critĂšre racial .
Il y a deux jours, en apprenant le couvre-feu Ă venir, lorsque jâai dĂ©cidĂ© de reprendre mon vĂ©lo pour aller au travail, je ne me suis pas dit :
« Avec ma tĂȘte de noir, je suis bon pour battre tous mes scores de contrĂŽles au faciĂšs ! ».
MĂȘme si je peux imaginer que des noirs mais aussi des Arabes ou des asiatiques se sont peut-ĂȘtre dit, eux, quâavec le couvre-feu et la multiplication des contrĂŽles, quâils allaient en bouffer, des contrĂŽles, pendant lâĂ©pidĂ©mie.
Il y a deux jours, en apprenant le couvre-feu, je me suis simplement dit â sans prendre le temps de rĂ©flĂ©chir- que ce serait bien et mieux de rester Ă lâair libre. Et de moins subir le fait quâil y ait moins de transports en commun. De ne pas avoir Ă attendre une demie heure ou plus pour avoir un train.
Les faits mâont dĂ©jĂ donnĂ© un peu raison.
Hier matin, une collÚgue a appelé vers 6h10. Elle était contrariée et semblait culpabilisée :
Il n y avait pas de train prĂšs de chez elle. Elle ne savait pas quand il allait y en avoir un. Et elle ne savait pas Ă quelle heure elle allait pouvoir arriver dans le service. Cette collĂšgue censĂ©e commencer Ă 6H45 arrive habituellement avec dix Ă quinze minutes dâavance. Elle est donc un modĂšle de ponctualitĂ©.
Notre autre collĂšgue qui commençait Ă©galement Ă 6h45 a, en temps ordinaire, plus de difficultĂ©s pour arriver Ă lâheure dans le service.
Depuis le « déménagement » provisoire de notre service, cette seconde collÚgue met environ une heure trente pour venir dans le service en prenant les transports en commun.
Avec le « dĂ©mĂ©nagement » de notre service, certains collĂšgues ont vu leur temps de trajet diminuer et dâautres, sensiblement augmenter. Je fais partie des chanceux :
Par les transports en commun, mon trajet a Ă©tĂ© augmentĂ© dâenviron dix minutes, ce qui est peu. Par contre, Ă vĂ©lo, comme je lâai Ă©crit plus ou moins ( Vent dâĂąme) mon trajet a Ă©tĂ© augmentĂ© de vingt bonnes minutes. Câest un effort physique supplĂ©mentaire supportable Ă condition de bĂ©nĂ©ficier dâun minimum dâentraĂźnement et Ă condition, Ă©videmment, de pouvoir bien rĂ©cupĂ©rer entre les pĂ©riodes dâeffort. Je rappelle que je travaille de nuit et que le travail de nuit comporte certaines consĂ©quences sur la santĂ© trĂšs bien connues depuis des annĂ©es par la mĂ©decine du travail. MĂȘme si, pour lâinstant, Ă part quelques moments de fatigue, je mâaccommode, je crois, plutĂŽt bien du travail de nuit. Et je mâen accommode aussi parce-que câest mon choix, pour lâinstant, de rester de nuit dans ce service.
Hier matin, ma collĂšgue embĂȘtĂ©e par son retard incompressible, est finalement arrivĂ©e bien plus tĂŽt que ce Ă quoi je mâattendais. En sueurs, assez contrariĂ©e, elle mâa dit avoir « speedĂ© » pour venir. Au tĂ©lĂ©phone, jâavais pourtant fait mon possible pour dĂ©dramatiser la situation. Ma collĂšgue de nuit et moi pouvions attendre. Nous connaissions trĂšs bien le contexte. Par ailleurs, jâai toujours en tĂȘte ce quâavait pu me dire mon ancien ami et collĂšgue, Scapin, Bertrand pour lâEtat-civil, dĂ©cĂ©dĂ© dâun cancer quelques annĂ©es avant de prendre sa retraite :
Se dĂ©pĂȘcher lorsque lâon est en retard, câest courir le risque de lâaccident idiot qui peut ĂȘtre mortel.
Scapin nâavait pas eu besoin de forcer pour me convaincre de ce genre de raisonnement. Jâai longtemps Ă©tĂ© un retardataire chronique et cela mâarrive encore dâĂȘtre en retard.
Lorsquâil nây a pas dâurgence .
J’essaie de faire le tri et la diffĂ©rence entre les vĂ©ritables urgencesâŠ.et les fausses urgences . J’ai continuĂ© Ă apprendre Ă le faire lorsque j’ai travaillĂ© dans un service d’hospitalisation de psychiatrie adulte il y a plus de vingt ans. J’avais commencĂ© Ă apprendre Ă le faire auparavant en travaillant comme vacataire et comme intĂ©rimaire. En prenant certaines personnes et certaines situations pour modĂšles. En faisant le ratio entre le stress ressenti, maximal, et le rĂ©sultat final d’un certain nombre de situations vĂ©cues au travail mais aussi dans la vie. AprĂšs avoir conclu un certain nombre de fois :
” Tout ça ( autant de stress et d’inquiĂ©tudes, tout un pataquĂšs ) pour ça ?! “.
J’Ă©tais sans doute volontaire pour ce genre d’apprentissage. Cet apprentissage s’accorde peut-ĂȘtre assez bien avec mon tempĂ©rament. Avec mes croyances. Avec, aussi, ce que j’imagine, Ă tort ou Ă raison, de mes capacitĂ©s rĂ©elles et supposĂ©es d’adaptation en cas de problĂšme.
LâanxiĂ©tĂ© et la peur nous font souvent voir des situations dâurgences lĂ oĂč, en fait, nous avons affaire Ă des fausses urgences.
C’est ce que je crois d’aprĂšs mes expĂ©riences.
Mais il me sera difficile de convaincre celles et ceux qui voient des urgences Ă peu prĂšs partout et qui ont aussi de l’expĂ©rience :
Cette attitude et cette vision des Ă©vĂ©nements n’est pas une science exacte ni dĂ©montrable. MĂȘme en donnant des exemples “concrets”. Le sentiment de vulnĂ©rabilitĂ© et d’impuissance fluctue d’une personne Ă un autre.
Et puis, voir des urgences partout est une façon personnelle de sâadapter aux Ă©chĂ©ances . De se prĂ©parer ou de se “sentir” prĂȘt.
Les façons de sâadapter Ă une mĂȘme Ă©chĂ©ance peuvent Ă©normĂ©ment varier dâune personne Ă une autre selon les environnements : une personne trĂšs Ă l’aise dans un environnement donnĂ© peut complĂštement perdre ses moyens dans un autre environnement Ă un point inimaginable.
Je me rappelle avoir recroisĂ© une Ă©tudiante infirmiĂšre qui avait effectuĂ© un stage dans le service de psychiatrie adulte que je mentionne dans le dĂ©but de cet article. Lors de son stage, cette jeune Ă©tudiante ne m’avait pas marquĂ© par une aisance particuliĂšre. Lorsque je l’ai revue plusieurs annĂ©es plus tard, je reprenais des cours de plongĂ©e dans un club en rĂ©gion parisienne. Et, nous avions Ă nous immerger dans une fosse pouvant atteindre les vingt mĂštres de profondeur. Cette Ă©tudiante-infirmiĂšre, qui Ă©tait peut-ĂȘtre diplĂŽmĂ©e depuis, n’Ă©tait alors plus dans la situation de l’Ă©tudiante face Ă un infirmier. Et elle n’Ă©tait plus, non plus, dans un service de psychiatrie. Elle Ă©tait dans un univers aquatique oĂč, de toute Ă©vidence, elle avait ses marques et une grande aisance. Alors que moi, je reprenais la plongĂ©e aprĂšs plusieurs annĂ©es d’inactivitĂ© dans ce club que je dĂ©couvrais. HĂ© bien, ce jour-lĂ , le grand anxieux et l’inadaptĂ©, ce fut moi sans aucune discussion. Qu’est-ce que je fus ridicule peut-ĂȘtre lors de cette sĂ©ance lorsqu’il fut question de nous jeter Ă l’eau depuis un plongeoir, tout harnachĂ©s de notre Ă©quipement de plongeur ! Ridicule, hors de propos, pas dans le coup, flippĂ©. Un vrai sketch comique.
De temps Ă autre, j’essaie de me rappeler, comme, selon les circonstances, nous sommes beaucoup moins assurĂ©s et beaucoup moins beaux Ă avoir que lorsque nous Ă©voluons dans un univers que nous connaissons et maitrisons. Mais, aussi, que celles et ceux qui nous “commandent” ou nous Ă©patent, sont aussi exactement pareils une fois sortis de leur domaine de compĂ©tences et de prĂ©dilection. Ce que nous avons pourtant souvent bien du mal Ă imaginer et Ă accepter.
Et puis, il y a aussi du bon dans le fait d’ĂȘtre entourĂ© de certaines personnes anxieuses ou prĂ©voyantes comme de savoir les Ă©couter . Car l’excĂšs d’assurance peut nuire.
Et, Ă©videmment, il existe bien-sĂ»r des façons communes de rĂ©agir Ă une mĂȘme Ă©chĂ©ance.
Certaines urgences sont indiscutables .
Hier matin, pour moi, mes deux collĂšgues du matin pouvaient prendre leur temps pour arriver. Je savais que leur retard leur Ă©tait imposĂ© par les circonstances. Je savais que jâavais de la marge pour les attendre. Il nây avait pour moi pas dâurgence Ă ce quâelles arrivent. Le service Ă©tait calme. Et si nĂ©cessitĂ© il y avait, ma collĂšgue de nuit et moi aurions pu nous occuper des patients en attendant lâarrivĂ©e de nos collĂšgues du matin. Du reste, en les attendant, je me suis rappelĂ© que jâavais dans mon vestiaire une enceinte portable. Je suis allĂ© la chercher et ai raccordĂ© mon baladeur audiophile pour lancer le titre Reggae Makossa de Manu Dibango.
Plus tard, et alors que la musique continuait de tourner lĂ oĂč je lâavais laissĂ©e , lors de ma conversation avec ma collĂšgue du matin dans la salle de soins , celle-ci mâa rĂ©pondu avoir renoncĂ© Ă venir Ă vĂ©lo dans notre « nouveau » service :
Dâune part, elle sâĂ©tait faite trĂšs peur en passant par lâArc de Triomphe en raison de la densitĂ© de la circulation routiĂšre. CâĂ©tait avant le couvre-feu et avant que lâĂ©pidĂ©mie prenne autant dâampleur. Je n’ai pas discutĂ© son propos. Je me rappelle encore d’une anecdote qu’un kinĂ© m’avait racontĂ© il y a plusieurs annĂ©es : une connaissance, qui avait principalement vĂ©cu quelque part en Afrique, s’Ă©tait retrouvĂ©e sur l’Arc de Triomphe en voiture. Cette personne avait tournĂ© pendant une demie-heure autour de l’Arc de Triomphe avant de rĂ©ussir Ă en sortir.
Dâautre part, toujours pour cette collĂšgue, lâeffort physique pour venir Ă vĂ©lo dans notre « nouveau » service avait Ă©tĂ© si Ă©prouvant quâen arrivant dans le service, elle Ă©tait au bord du malaise. Et elle avait dĂ» prendre le temps de rĂ©cupĂ©rer de son effort avant de pouvoir prendre son service.
Le repos, la capacitĂ© de rĂ©cupĂ©rer physiquement et mentalement, de savoir se limiter, mais aussi de sây autoriser, fera partie de la solution pour gagner la « Guerre ».
Cette vĂ©ritĂ©-lĂ , concrĂšte, je doute que le GĂ©nĂ©ral Macron lâait prise en compte lors de lâeffort de guerre quâil a demandĂ© aux soignants dans son allocution. Ou alors il connaĂźt cette vĂ©ritĂ© et en a rajoutĂ© une couche en parlant et en reparlant de « Guerre sanitaire » pour enjoindre et pousser les soignants Ă se lancer, Ă se jeter pratiquement tĂȘte baissĂ©e, sans prendre le temps de respirer, dans le combat contre lâĂ©pidĂ©mie :
Avant toute Ă©pidĂ©mie, quelle quâelle soit, et avant dâĂȘtre « mobilisĂ©s » ou « rĂ©quisitionnĂ©s » par leur hiĂ©rarchie ou des circonstances sanitaires particuliĂšres, les soignants sont avant tout des personnes engagĂ©es qui ont une conscience morale et professionnelle et qui travaillent dans des conditions qui peuvent ĂȘtre particuliĂšrement exigeantes et contraignantes.
Les soignants sont souvent des personnes qui sâautocontrĂŽlent et sâautocensurent dâelles-mĂȘmes en permanence.
Elles se mettent dâelles-mĂȘmes, et toutes seules, une grande pression. Elles ont souvent un sens des responsabilitĂ©s, du Devoir, mais Ă©galement de culpabilitĂ© et dâautocritique particuliĂšrement Ă©levĂ©.
Ce qui est souvent bien pratique pour les manager. Et les maltraiter .
Oui, jâai bien Ă©crit « soignants » car dans mon article Vent dâĂąme , jâai beaucoup centrĂ© mon attention sur le personnel infirmier. Alors quâĂ©videmment, il y a dâautres professionnels et dâautres mĂ©tiers soignants que celui dâinfirmier. Et que lâon peut du reste ajouter tout le personnel socio-mĂ©dical, administratif ainsi que le personnel de mĂ©nage et hĂŽtelier lorsque lâon parle dâun Ă©tablissement de soins.
Il faut aussi ajouter le personnel technicien. Car un Ă©tablissement de soins tient aussi grĂące Ă son personnel technicien :
Lorsquâun ascenseur tombe en panne, que lâinformatique se dĂ©chausse et se dĂ©rĂšgle, ou qu’un incendie dĂ©bute, il faut bien faire appel Ă des techniciens. Et câest tout ce personnel soignant et non-soignant qui permet Ă des lieux de soins de tenir et de bien fonctionner. Pas uniquement le personnel infirmier ou mĂ©dical.
Et, sans doute, aussi, doit-on ajouter dans cet organigramme, Ă cĂŽtĂ© des services de direction⊠les syndicats. Les syndicats qui ont connu une certaine dĂ©saffection par rapport Ă il y a vingt ou trente ans, sont des organisations, du moins Ă lâhĂŽpital, pour ce que jâen vois, souvent constituĂ©es de personnel hospitalier initialement soignant comme non-soignant.
Tout le personnel, soignant et non soignant, syndiquĂ© ou non syndiquĂ©, indispensable Ă la bonne marche dâun lieu de soins, a, connaĂźt, vit, un certain nombre de contraintes personnelles et professionnelles variables en dehors de tout contexte dâĂ©pidĂ©mie.
Certaines de ces contraintes peuvent ĂȘtre le fait de tomber malade. Car, oui, du personnel soignant et non-soignant, hors de tout contexte dâĂ©pidĂ©mie, ça tombe aussi malade. OĂč ça a des enfants ou des proches qui tombent malades comme tout le monde hors de tout contexte dâĂ©pidĂ©mie. Et ce personnel soignant et non-soignant, ne bĂ©nĂ©ficie pas toujours des Ă©gards auxquels il pourrait avoir droit lors de ces circonstances de maladie et autres qui lâempĂȘchent de se rendre au travail. DâoĂč la raison pour laquelle, oui, jâai bien Ă©crit le mot « Maltraiter ».
Avant lâĂ©pidĂ©mie, dans mon hĂŽpital, il y avait rĂ©guliĂšrement du personnel manquant dans un certain nombre de services. Dont le mien. Pour raisons de maladies qui nâont rien Ă voir avec lâĂ©pidĂ©mie. Pour des arrĂȘts de travail. Mais aussi du fait de dĂ©parts de personnels non remplacĂ©s.
Alors, en pĂ©riode dâĂ©pidĂ©mie et de « Guerre sanitaire », je vous laisse imaginer ce quâil peut ĂȘtre possible, pour certains managers et dĂ©cideurs, dâexiger du personnel soignant et non-soignant pour combler ce manque de personnel. Pour des raisons « dâĂ©thique », de « solidaritĂ© ».
Et je ne crois pas que le GĂ©nĂ©ral Macron soit bien au fait de tout cela. Ses diffĂ©rents intermĂ©diaires se garderont bien de lui faire part de ce genre dâinformations. Dâautant quâun GĂ©nĂ©ral en pleine guerre peut avoir bien dâautres prĂ©occupations que de sâassurer du bien-ĂȘtre de ses soldats.
Je le précise tout de suite :
Dans mon service, je nous crois , pour lâinstant , prĂ©servĂ©s de ces travers en termes de maltraitance. Nous sommes plutĂŽt solidaires. Du mĂ©decin-chef, Ă la cadre de pĂŽle jusquâĂ la femme de mĂ©nage.
Par exemple, un des praticiens hospitaliers du service avait crĂ©Ă© un groupe WhatâS App plusieurs semaines avant quâon en arrive au couvre-feu et aux mesures actuelles. Et ce groupe Whatâs App permet bien des Ă©changes dâinformations concernant les adaptations Ă faire au vu du contexte ainsi que dâinformations qui permettent de dĂ©miner le climat anxiogĂšne actuel.
Mais je « connais » suffisamment, je crois, mon environnement professionnel, ainsi que dâautres soignants ailleurs, pour savoir ce que le mot « Maltraiter » peut vouloir dire concrĂštement, dans le milieu hospitalier lorsque lâon y exerce en tant que soignant. Ou non-soignant.
Si jâai autant pris le temps dâĂ©crire tout ça, câest parce-que, lâon a vite fait de dresser un portrait convenable et prĂ©sentable de lâengagement des soignants en occultant ce quâil peut y avoir derriĂšre comme souffrance personnelle et professionnelle du cĂŽtĂ© des soignants ( mais aussi du cĂŽtĂ© des non-soignants), et, cela, bien avant lâĂ©pidĂ©mie qui nous occupe en ce moment.
Maintenant, que jâai Ă©crit ça, passons aux bonnes nouvelles, car il y en a.
Ăa passe Ă©videmment par ces initiatives diverses sur les rĂ©seaux sociaux. Avec des chaĂźnes de solidaritĂ© et de reconnaissance envers les personnels soignants.
Par des messages dâamis.
Par la solidarité qui peut exister au sein de certaines équipes et dans certains services.
Par cette initiative de lâOpĂ©ra de retransmettre gratuitement sur le net certains de ses spectacles. Une collĂšgue nous en a informĂ©s.
Par des actions comme celle de ce réalisateur, de ce caméraman et de ce danseur croisés devant le Louvre.
Le danseur Dany, avec le réalisateur Cyril Masson. Je ne connais pas le prénom du cameraman.
Un certain nombre de lieux publics sont aujourdâhui fermĂ©s. Les cinĂ©mas et les mĂ©diathĂšques par exemple. Les salles de cinĂ©ma sont fermĂ©es jusquâau 15 avril pour l’instant. Les projections de presse ont Ă©tĂ© annulĂ©es jusqu’Ă cette date pour le moment. Bien d’autres manifestations artistiques et culturelles ( concerts, expositions….) ont Ă©tĂ© toutes autant suspendues du fait de l’Ă©pidĂ©mie.
En circulant Ă vĂ©lo, je suis passĂ© plusieurs fois devant lâaffiche du film Brooklyn Secret qui devait sortir ce 18 mars et Ă propos duquel jâai Ă©crit ( Brooklyn Secret ). Je sais par un mail des attachĂ©s de presse que la sortie de ce film, comme celle de bien dâautres films, est repoussĂ©e Ă plus tard. Cela mâa rappelĂ© que je nâai toujours pas Ă©crit dâarticle sur les derniers films que jâavais vus au cinĂ©ma avant le couvre-feu :
Lâappel de la forĂȘt , EMA mais aussi Kongo . Jâai toujours prĂ©vu de le faire.
Hier matin, en revenant du travail Ă vĂ©lo, jâai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© de voir autant de personnes effectuer un footing matinal. Pratiquement autant de femmes que dâhommes. Je me suis demandĂ© si cela Ă©tait dĂ» au fait que les tempĂ©ratures extĂ©rieures, depuis quelques jours, sont plutĂŽt douces ( 17 degrĂ©s hier Ă Paris) et que lâon se rapproche du printemps ( le 21 mars). Ou si lâobligation de confinement pousse davantage certaines personnes Ă aller Ă©vacuer leur trop-plein dâenfermement et de tĂ©lĂ©travail en allant par exemple courir dans des rues de Paris dĂ©sormais plutĂŽt dĂ©sertes. Il y a un ou deux jours, prĂšs de chez nous, des jeunes d’un foyer jouaient bruyamment dehors au basket alors qu’ils auraient “dĂ»” plutĂŽt Ă©viter les contacts avec l’extĂ©rieur. Si leur attitude est contraire aux rĂšgles sanitaires dĂ©cidĂ©es pour Ă©viter et limiter la contagion, cette partie de basket leur a peut-ĂȘtre aussi permis d’Ă©vacuer un trop-plein d’anxiĂ©tĂ© et de stress et les aidera peut-ĂȘtre aussi Ă supporter moralement les nouvelles restrictions dĂ©cidĂ©es concernant les dĂ©placements Ă l’extĂ©rieur et les regroupements.
En rentrant mon vĂ©lo dans son local, hier matin, je suis tombĂ©, dans le hall de lâimmeuble, sur un mot dâune personne qui avait scotchĂ© lâexemplaire dĂ©sormais nĂ©cessaire dâattestation de dĂ©placement dĂ©rogatoire. Cette voisine avait ajoutĂ© un mot dans lequel elle expliquait comment obtenir ce formulaire. Mais elle fournissait Ă©galement son numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone portable afin dâaider aux courses. Jâimagine quâil est dâautres initiatives comme celle-lĂ Ă dâautres endroits.
Jâai bien-sĂ»r appelĂ© et contactĂ© quelques personnes afin de mâassurer quâelles vont bien. Jâen contacterai sĂ»rement dâautres.
Si jâai exprimĂ© mes rĂ©serves envers le gouvernement, je reconnais Ă©videmment le bien-fondĂ© des mesures de prĂ©cautions sanitaires quâil prĂ©conise.
Certains amis mâont tĂ©moignĂ© leur inquiĂ©tude du fait de mon mĂ©tier d’infirmier en psychiatrie et en pĂ©dopsychiatrie. Parce-que, comme bien des soignants, je suis exposĂ© plus que dâautres au virus. Câest vrai. Mais je peux sortir pour aller travailler et donc prendre lâair. Et, je peux plus ou moins agir. En espĂ©rant que mon action soit plus bĂ©nĂ©fique que porteuse du virus. Lors des grandes catastrophes, les personnes qui peuvent- aussi- avoir le plus de mal Ă sâen remettre sont celles et ceux qui ont Ă©tĂ© principalement spectatrices ou victimes de la catastrophe. Celles et ceux qui agissent, sâils peuvent mourir ou se voir infliger des blessures ou des douleurs du fait de la catastrophe, se sentent au moins utiles. Ne serait-ce que pour remplacer une collĂšgue ou un collĂšgue malade ou absent. Ou en retard. Et puis, face Ă lâĂ©pidĂ©mie, je ne suis pas seul. Tout cela, en plus des encouragements adressĂ©s de part et dâautres aux soignants, change beaucoup la donne.
Sur la premiĂšre photo de cet article, prise prĂšs du Louvre avant hier matin, en revenant du travail, on peut voir des barriĂšres. Lorsque je suis passĂ© hier matin au mĂȘme endroit, et Ă peu prĂšs Ă la mĂȘme heure, toujours Ă vĂ©lo, en plus des barriĂšres, trois maitres-chiens Ă©taient prĂ©sents de part et dâautre de la pyramide du Louvre. Cette prĂ©sence mâa intriguĂ©.
Les photos pour cet article ont Ă©tĂ© prises entre le 17 au matin et ce matin, le 19. Parmi elles, des photos d’articles de presse, ou de couvertures de la presse.
A priori, toutes ces barriĂšres devant la pyramide du Louvre gĂąchent la vue sur la premiĂšre photo de cet article. Mais en la regardant ce matin, je me dis quâelle est trĂšs bien comme ça :
Car on voit bien que le soleil passe Ă travers. Soleil ! Soleil !
Franck Unimon, ce jeudi 19 mars 2020.
Dans ” Le Canard EnchainĂ©” de cette semaine.
Dans ” Le Canard EnchaĂźnĂ©” de cette semaine.
Dans ” Le Canard EnchainĂ©” de cette semaine.
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