La Profession infirmiĂšre
« Les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinés », a indiqué Mardi le Ministre de la Santé, Olivier Véran.
Nous sommes le mercredi 27 octobre 2021. Et, il est 23h19 alors que je commence la rĂ©daction de cet article dont jâai eu lâidĂ©e ce matin en me levant. Cet article Ă©tait ma premiĂšre idĂ©e. Deux autres sont arrivĂ©es ensuite. Mais, dâabord, jâai tenu en prioritĂ© Ă Ă©crire sur la quatriĂšme idĂ©e. Sur le film dâanimation MĂȘme les souris vont au paradis/ un film d’animation de Jan Bubenicek et Denisa Grimmova vu samedi dernier lors du festival du cinĂ©ma tchĂšque. Car celui-ci est sorti aujourdâhui.
La journĂ©e est passĂ©e. Jâai pris du temps sur la rĂ©daction de mon article consacrĂ© Ă MĂȘme les souris vont au paradis. Puis, ma compagne est partie chercher notre fille au centre de loisirs. AprĂšs son coucher, jâai parcouru plusieurs journaux papier achetĂ©s le jour-mĂȘme :
Les Echos ; Le Canard Enchainé ; Charlie Hebdo ; Le Parisien.
Et, me revoilĂ au dessus du clavier.
« Lâadmiration et le respect » :
Je nâai pas encore parcouru LâHumanitĂ© et le New York Times du jour. Jâai dĂ©laissĂ© le journal La Croix lors de lâachat des journaux. Jâen ai eu pour un peu plus de 18 euros. Câest un coĂ»t alors que plein dâinformations circulent « gratuitement » et « librement » sur internet. Cette information selon laquelle « les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinĂ©s », je lâavais lue incidemment sur le net alors que jâĂ©tais au travail. Hier, peut-ĂȘtre plutĂŽt quâavant hier. Et, jâavais aussitĂŽt retenu cette information.
Parce-que je suis directement concerné en tant que soignant.
Je peux comprendre que la mĂȘme information ait Ă©chappĂ© Ă beaucoup dâautres gens qui, vaccinĂ©s ou non contre le Covid, en ont assez dâentendre parler de vaccins, de Covid, de passe sanitaire et de pandĂ©mie. Dâautant quâil convient de rĂ©tablir une vĂ©ritĂ© qui date de bien avant la pandĂ©mie du Covid :
Si beaucoup de personnes admirent souvent les personnels soignants- ce qui nâempĂȘche pas par ailleurs dâinsulter, de menacer, de dĂ©noncer, dâagresser ou de cracher sur ces mĂȘmes personnels soignants- câest aussi parce-que, dans la vie courante, la majoritĂ© des gens prĂ©fĂšrent aller au restaurant, dans une salle de concert ou au cinĂ©ma plutĂŽt que dans un hĂŽpital ou dans une clinique. Alors, savoir que des personnes a priori sensĂ©es et frĂ©quentables optent comme lieu de travail constant, jusquâĂ leur dĂ©part Ă la retraite ou jusquâĂ leur mort pour lâhĂŽpital et la clinique, cela force lâadmiration ou le respect.
Je peux aussi comprendre que cette dĂ©claration ( ” les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinĂ©s” ) soit passĂ©e inaperçue pour beaucoup de gens car nous sommes en pleines vacances de la Toussaint depuis bientĂŽt une semaine. Ceux qui le peuvent et qui le souhaitent sont partis en week-end prolongĂ© ou en congĂ©s. D’autant que, depuis quelques mois, nous pouvons Ă nouveau ( depuis le 9 juin ? ) circuler Ă peu prĂšs librement dans toute la France et dans un certain nombre de pays en dehors dĂšs lors que l’on est vaccinĂ© contre le Covid et/ou que l’on peut prĂ©senter son pass sanitaire valide. Et, plus simplement, la pĂ©riode des vacances est une pĂ©riode oĂč, gĂ©nĂ©ralement, on a besoin de couper avec les “actualitĂ©s”. Je ne suis pas en vacances. C’est peut-ĂȘtre aussi pour cette raison que je suis tombĂ© aussi facilement sur cette dĂ©claration/information d’abord sur le net puis dans un journal.
Ce mercredi, je retrouve cette information-dĂ©claration selon laquelle « les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinĂ©s » Ă©crite noir sur blanc dans le journal Les Echos . Un article concis et discret. Je lâai aussi pris en photo.
Pourquoi payer des journaux alors que lâon peut retrouver certaines informations gratuitement sur internet ?
Au moins parce quâen payant, je lis encore Ă peu prĂšs ce que je veux lire dans des journaux. Au lieu de subir des thĂ©matiques dâinformations ou publicitaires que je recevrais ensuite systĂ©matiquement parce-que, sur internet, jâaurais lu tel ou tel article sây rapportant. La gratuitĂ© sur internet, mais aussi ailleurs, est souvent intĂ©ressĂ©e. Que cet intĂ©rĂȘt soit partagĂ© ou non.
JâachĂšte aussi des journaux parce quâen choisissant les journaux que jâachĂšte, jâai accĂšs Ă plus dâinformations, dans diffĂ©rents domaines, que celles que jâobtiens et trouve sur internet ou dans les journaux gratuits mis Ă notre « disposition » dans les gares. Je suis aussi un « traditionnel » pour lequel le contact physique avec le papier du journal et du livre est nĂ©cessaire pour un meilleur plaisir de lecture. Je tiens un blog Ă dĂ©faut de ne pas avoir de rubrique ( de chronique, plutĂŽt) dans un journal papier; une expĂ©rience que jâai connue il y a plusieurs annĂ©es puis qui sâest interrompue pour raisons Ă©conomiques et, sans doute, usure du rĂ©dacteur en chef.
Alors, 18 euros dans des journaux, câest un coĂ»t. Mais la gratuitĂ© peut ĂȘtre une Ă©conomie trompeuse.
« Les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinés »
Dans cinq ans peut-ĂȘtre, cette phrase toute seule sera Ă©nigmatique pour beaucoup de ses lecteurs. Aujourdâhui, nous savons encore quâil est question du vaccin contre le Covid.
Cela mâa soulagĂ© de relire cette phrase- que jâavais lue sur internet- dans le journal Les Echos tout Ă lâheure. Non par plaisir de reparler du Covid, de la pandĂ©mie, des vaccins anti-Covid, des soignants suspendus pour refus de cette vaccination mais aussi pour refuser le passe sanitaire.
Mais parce-que câĂ©tait, pour moi, une information officielle et vĂ©rifiable. Il y a sans doute des gens qui considĂšreront quâil ne faut pas se fier aux journaux dâune façon gĂ©nĂ©rale ou du journal Les Echos. Moi, malgrĂ© mes rĂ©serves envers le pass sanitaire, malgrĂ© mon acceptation tardive de la vaccination anti-Covid, je me fie Ă cette information dans le journal Les Echos. Je peux donc continuer mon article en partant de cette information.
Lorsquâhier ou avant hier, au travail, jâai lu ce « Les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinĂ©s », je lâai gardĂ© pour moi. Pourtant, aussitĂŽt, jâai vu dans cette phrase un sentiment de satisfaction. Et de victoire politique plus que de victoire sanitaire.
Il y a, de toute façon, en région parisienne, un peu plus de 800 postes infirmiers vacants. Et le retour de ces soignants qui retrouvent leur poste aprÚs leur vaccination ne comblera pas cette pénurie. Une pénurie chronique et bien antérieure à la pandémie du Covid.
Sans doute ai-je lâesprit mal tournĂ©. Sans doute que le Ministre de la SantĂ©, qui a prononcĂ© cette phrase (ce que je nâavais pas remarquĂ© lorsque je lâavais lue sur internet) est-il fondamentalement sincĂšre et avant tout rĂ©ellement concernĂ© par la SantĂ©, y compris celle des soignants. Cependant, dans ce rapport de force entre le gouvernement et certains soignants- une minoritĂ©- Ă propos de cette vaccination anti-Covid dans le contexte de la pandĂ©mie du Covid, jâai du mal Ă croire Ă une sincĂ©ritĂ© totalement dĂ©sintĂ©ressĂ©e du gouvernement.
Ma dĂ©fiance ne vient pas de nulle part. Elle vient de ce que je vois, de ce que jâentends, de ce que je comprends et de ce que je vis depuis une trentaine dâannĂ©es dans la profession infirmiĂšre.
La profession infirmiĂšre
Jâai obtenu mon diplĂŽme dâEtat dâinfirmier en 1989 aprĂšs trente trois mois dâĂ©tudes. Il y a plus de trente ans. Les soignants de la gĂ©nĂ©ration de ma mĂšre (ma mĂšre Ă©tait aide-soignante) faisaient souvent pratiquement toute leur carriĂšre dans un mĂȘme service. Voire dans deux. Jâai connu cinq Ă©tablissements employeurs diffĂ©rents en bientĂŽt trente ans dâexpĂ©rience en SantĂ© Mentale. En psychiatrie et en pĂ©dopsychiatrie. Sans compter les hĂŽpitaux et les cliniques oĂč, avant dâĂȘtre titulaire, il avait pu mâarriver dâĂȘtre intĂ©rimaire ou vacataire pour une journĂ©e ou pour une nuit. Pendant quelques annĂ©es, jâai aussi donnĂ© des cours Ă des Ă©tudiantes et Ă©tudiants infirmiers dans cinq ou six Ă©coles ou instituts de soins infirmiers. En rĂ©gion parisienne.
Mon esprit « mal tournĂ© » Ă lâencontre de cette phrase du Ministre de la SantĂ© actuel- qui nâexistait pas Ă un tel niveau politique lorsque jâai dĂ©butĂ©- provient sĂ»rement de ce dĂ©calage entre lui et moi. Le temps. Les diffĂ©rents Ă©tablissements et services oĂč je suis passĂ©. Les collĂšgues que jâai connus et que je connais encore. Quâils soient restĂ©s en rĂ©gion parisienne ou soient partis en province. Des femmes. Des hommes. Des mĂšres. Des pĂšres. Des divorcĂ©(es). Des mariĂ©(es). Des veuves. Mes expĂ©riences. Tout cela sâintercale, Ă un moment ou Ă un autre, entre moi et des phrases. Quâelles viennent dâun homme politique, dâun directeur dâhĂŽpital, dâun cadre ou dâun collĂšgue.
Jâai dĂ» participer Ă dix manifestations infirmiĂšres en plus de trente ans de diplĂŽme. Je me suis syndiquĂ© trĂšs tardivement. A plus de 45 ans. Je suis un adhĂ©rent syndiquĂ© qui paie sa cotisation. MĂȘme si je sollicite certaines fois « mon » syndicat pour avoir certaines rĂ©ponses, je ne suis pas un membre actif du syndicat mĂȘme si cela mâa Ă©tĂ© proposĂ©. Dans les services oĂč j’ai travaillĂ© et lĂ oĂč je travaille, je me perçois comme un Ă©lĂ©ment modĂ©rateur. AffirmĂ©. Mais modĂ©rateur. Je nâaime pas les embrouilles Ă deux balles. Je ne suis pas la personne la mieux informĂ©e sur les derniers ragots qui sont les combustibles du moment dans un service.
Hier ou avant hier :
Hier ou avant hier, avec mes collĂšgues infirmiers, nous avons discutĂ© du mĂ©tier. De la pĂ©nurie infirmiĂšre. Mes trois autres collĂšgues infirmiers, mes aĂźnĂ©s de plusieurs annĂ©es, sont plus proches de la retraite que moi. A deux mois ou deux ans de le retraite. Une femme. Deux hommes. Je suis, moi, selon les calculs, selon les projets, selon ce que j’estime raisonnable, Ă 8 ou 10 ans de la retraite. Si je tiens. Si cela vaut le coup et le coĂ»t. Si je vais suffisamment bien. Si j’ai encore suffisamment envie de ce travail. Pour l’instant, lĂ oĂč je suis, j’ai envie de ce travail.
La Revalorisation salariale
Un de mes collĂšgues a affirmĂ© sa certitude que la trop faible valorisation salariale expliquait la pĂ©nurie infirmiĂšre. Selon lui, si les infirmiĂšres et les infirmiers Ă©taient mieux payĂ©s, beaucoup plus de personnes dĂ©cideraient de faire des Ă©tudes dâinfirmier.
Cette revendication est lâĂ©quivalente de la demande d’une augmentation du pouvoir dâachat que les gouvernements agitent rĂ©guliĂšrement devant nous qui devons faire des efforts pour joindre les deux bouts.
Le mĂ©tier dâinfirmier fait en effet partie des mĂ©tiers sous-payĂ©s. RĂ©guliĂšrement, des collĂšgues rappellent que lâĂ©volution de salaire des personnels infirmiers nâa pas suivi lâĂ©volution du coĂ»t de la vie. Il y a prĂšs de vingt ans, maintenant, une collĂšgue ( sans enfant), mon aĂźnĂ©e de quelques annĂ©es, mâavait racontĂ© quâelle avait bien perçu la rĂ©duction de son pouvoir dâachat avec les annĂ©es. Une collĂšgue et qui, alors, habitait Ă dix minutes en voiture de notre lieu de travail.
Je ne vais donc pas contester le fait que lâaugmentation salariale du mĂ©tier dâinfirmier est nĂ©cessaire et plus que bienvenue. Ce Ă quoi, on me rĂ©pondra que nous avons eu une prime exceptionnelle pouvant aller jusquâĂ 1500 euros ( pour celles et ceux qui lâont eu) lâannĂ©e derniĂšre en juin ou juillet 2020. Pour rĂ©compenser nos efforts pendant les trois premiers mois de la pandĂ©mie du Covid et du confinement. Face au manque de matĂ©riel, au manque de personnel, aux heures de travail supplĂ©mentaires, Ă la contamination par le CovidâŠ.
Prime Ă laquelle sâest rajoutĂ©e le Plan SĂ©gur, soit une augmentation de 183 euros sur le salaire. Jâai oubliĂ© si câest une prime ou une modification du traitement indiciaire. Et, une autre augmentation, un peu plus consĂ©quente, dâenviron 300 ou 400 euros est prĂ©vue pour bientĂŽt, Ă la fin de ce mois d’octobre, dans les lieux de soins. Dans les hĂŽpitaux. Dans les cliniques ?
Je nâai pas bien compris si cette augmentation concerne les infirmiers de catĂ©gorie A comme les infirmiers de catĂ©gorie B. Je suis en catĂ©gorie B, la catĂ©gorie « historique ». Une catĂ©gorie vouĂ©e Ă disparaĂźtre, considĂ©rĂ©e comme « active ». Alors que la catĂ©gorie A, crĂ©Ă©e plus rĂ©cemment ( il y a environ 15 ans) classĂ©e comme « sĂ©dentaire » est en principe mieux payĂ©e mais aussi obligĂ©e de travailler plus longtemps que la B avant de pouvoir partir Ă la retraite avec une pension complĂšte. Depuis une dizaine dâannĂ©e, tous les nouveaux infirmiers diplĂŽmĂ©s sont dâemblĂ©e en catĂ©gorie A et ont, aussi, le niveau Licence. A mon « Ă©poque », le diplĂŽme dâEtat dâinfirmier, obtenu en trente trois mois, correspondait Ă un niveau BTS, ce qui Ă©quivaut Ă un niveau Bac + 2.
Les infirmiers de catĂ©gorie A ont fait 36 mois dâĂ©tudes, je crois.
AttractivitĂ© du mĂ©tier dâinfirmier : Je ne crois pas Ă la revalorisation salariale
Selon moi, une augmentation salariale serait Ă©videmment plus quâapprĂ©ciĂ©e par lâensemble de la profession dĂ©jĂ en fonction. Mais, ai-je dit Ă mon collĂšgue, je ne crois pas que le fait dâaugmenter le salaire des infirmiers ferait venir beaucoup plus de monde Ă la profession.
Jâai dit quelque chose comme :
« MĂȘme si tu augmentes le salaire de 1000 euros, il y a plein de gens qui refuseront de faire ce mĂ©tier. Ne serait-ce que parce quâil y a beaucoup de gens qui nâont pas envie de travailler dans le sang, le pipi et le caca ».
Mon collÚgue était trÚs sûr de lui. Payer plus cher les infirmiers amÚnerait plus de nouvelles et de nouveaux collÚgues.
Puis, de lui-mĂȘme, il nous raconte une de ses expĂ©riences, dans le service oĂč il travaillait prĂ©cĂ©demment, oĂč un bĂ©bĂ© Ă©tait mort dans ses bras. Et, oĂč un autre avait fait un infarctus dans ses bras. Jâai alors repris mon raisonnement :
« Tu vois, il y a des gens, mĂȘme si tu les paies 5000 euros par mois, ils ne voudront pas vivre ce genre de situation ».
Jâai ensuite continuĂ© dâamener ce que je pense du mĂ©tier. Je nâai mĂȘme pas eu envie de dĂ©battre du sujet de la vocation Ă©voquĂ©e par ce mĂȘme collĂšgue, devenu infirmier par vocation.
La Vocation :
Jâai dĂ©jĂ dit et Ă©crit ce que je pense de ce mot. Je comprends que des collĂšgues lâemploient pour eux. Pour ma part, ce mot mâest insupportable.
Le stade de la « vocation » est justement celui qui permet de dĂ©considĂ©rer le mĂ©tier dâinfirmier depuis des annĂ©es voire depuis des gĂ©nĂ©rations. N’oublions pas que nous vivons dans une sociĂ©tĂ© matĂ©rialiste ou tout est prĂ©texte Ă faire de l’argent et Ă en faire dĂ©penser. Et oĂč, travailler ou agir gratuitement, permet trĂšs facilement Ă quelqu’un de faire des Ă©conomies ou du profit sur notre dos.
Discours imaginaire que mâinspire la « vocation » :
« Untel a la vocation donc on peut le faire travailler comme un chien. Un verre dâeau, un peu de pain, cinq minutes pour sa pause dĂ©jeuner, le pipi et le lavage de main, et elle ou il repart. Câest vraiment bien, la vocation ! »
Bien-sĂ»r, il est des institutions, il y a eu des institutions et des hiĂ©rarchies qui ont « respectĂ© » lâidĂ©e de la « vocation ». Mais cela est fonction des services, des Ă©poques, des rĂ©gions, des personnalitĂ©s. Cela fait beaucoup de paramĂštres pour que soit respectĂ©e la « vocation ». Malheureusement, ce que jâai le plus souvent vu, câest que le personnel soignant qui supporte dâĂȘtre compressĂ© par des conditions de travail difficiles, de plus en plus difficiles, et qui reste fidĂšle au poste, sera de plus en plus compressĂ©. Sa charge de travail continuera dâaugmenter au lieu de sâallĂ©ger si ce personnel attend dâautrui
(ses collĂšgues, sa hiĂ©rarchie ou son institution) que cette charge de travail sâallĂšge dâelle-mĂȘme.
A moins dâavoir des horaires de travail de bureau, les horaires de travail du personnel infirmier peuvent ĂȘtre trĂšs contraignantes. Il y a des personnes qui veulent ĂȘtre de repos tous les samedis et les dimanches, les jours fĂ©riĂ©s et dormir chez eux la nuit. Ou qui veulent pouvoir se lever les matins Ă 7h. A 7 heures du matin, Ă lâhĂŽpital, il y a des infirmiers qui terminent leur nuit de travail. Et dâautres qui ont dĂ©jĂ commencĂ© leur journĂ©e de travail. On peut dâabord se dire quâen commençant Ă 7 heures du matin ou un peu avant, que cela permet de terminer sa journĂ©e de travail plus tĂŽt. Câest vrai. Mais la fatigue nous suit aussi avec les annĂ©es.
Et puis, notre sociĂ©tĂ© a changĂ© ainsi que la façon de sâimpliquer dans le mĂ©tier.
La sociĂ©tĂ© a changĂ© ainsi que la façon de sâimpliquer dans le mĂ©tier :
Lorsque jâai commencĂ© Ă travailler comme infirmier par intĂ©rim ou en tant que vacataire, toute infirmiĂšre et tout infirmier que je croisais Ă©tait titulaire de son poste quelque part. Peu importe la spĂ©cialitĂ©, que ce soit en soins somatiques ou en psychiatrie, de jour ou de nuit. Toutes les camarades et les camarades de ma promotion, des promotions prĂ©cĂ©dentes et suivantes, aspiraient Ă avoir un poste de titulaire.
Depuis cinq ou dix ans, au moins, il est devenu frĂ©quent de croiser des infirmiĂšres et des infirmiers diplĂŽmĂ©s depuis moins de cinq ans qui font uniquement de lâintĂ©rim et/ou des vacations. Ou, en psychiatrie adulte, de voir des infirmiĂšres et des infirmiers quitter assez rapidement- avant cinq ans d’exercice- les services d’hospitalisation psychiatriques pour, par exemple, des postes dans des CMP ( centre mĂ©dico-psychologiques).
« Avant », il Ă©tait plus courant que les jeunes diplĂŽmĂ©s ou les personnes qui venaient d’obtenir un poste y restent plus de cinq ans.
Ce qui nâa pas changĂ© :
Ce qui nâa pas changĂ©, câest la grande fĂ©minisation du mĂ©tier. Cette fĂ©minisation explique selon moi, en partie, la raison pour laquelle, aussi, le mĂ©tier dâinfirmier est mal payĂ©.
JâĂ©tais restĂ© sur le chiffre de 78 pour cent de femmes dans la profession infirmiĂšre. Notre collĂšgue infirmiĂšre a tenu Ă dire que, tout de mĂȘme, le mĂ©tier sâĂ©tait masculinisĂ©. Jâai admis que cela sâĂ©tait partiellement produit. Sans doute dans certains services plutĂŽt que dans dâautres. Mais que lorsque lâon regardait dans lâensemble, la profession infirmiĂšre reste majoritairement fĂ©minine. En psychiatrie, par exemple, lâĂ©quipe infirmiĂšre avec laquelle jâai dĂ©butĂ© dans le service oĂč jâai Ă©tĂ© titularisĂ©, au dĂ©but des annĂ©es 90, Ă©tait parfaitement mixte et constituĂ©e de collĂšgues qui avaient entre cinq et dix ans dâexpĂ©rience professionnelle. Du personnel infirmier autant masculin que fĂ©minin sur une Ă©quipe de 14 ou 15 infirmiers.
Il y avait peut-ĂȘtre mĂȘme 8 infirmiers pour 7 infirmiĂšres. Il faut aussi rappeler quâĂ cette Ă©poque le diplĂŽme dâinfirmier psy (ISP) existait encore. Et, sans doute que ce diplĂŽme attirait plus dâhommes que le diplĂŽme dâEtat dâinfirmier que jâai passĂ©.
Trois ans plus tard, dans le mĂȘme service, plusieurs collĂšgues masculins Ă©taient partis. LâĂ©quipe sâĂ©tait non seulement fĂ©minisĂ©e mais aussi rajeunie. Des collĂšgues infirmiĂšres tout juste diplĂŽmĂ©es venaient remplacer des collĂšgues soit masculins et expĂ©rimentĂ©s, ou des collĂšgues fĂ©minins mais tout autant expĂ©rimentĂ©s.
CâĂ©tait il y a plus de vingt ans, maintenant. Il nây a quâaujourdâhui, dans le service oĂč je travaille depuis moins dâun an, donc plus de vingt ans plus tard, oĂč jâai retrouvĂ© une Ă©quipe, cette fois, plus masculine que fĂ©minine.
Les conditions de travail dans bien des services nâont pas changĂ©. Car, lorsque lâon parle de « changement » dâune situation, câest pour parler des amĂ©liorations.
Il y a sĂ»rement eu des amĂ©liorations en matĂ©riel, en formation. Mais en conditions de travail des infirmiers, cela sâest plutĂŽt dĂ©gradĂ©. CâĂ©tait dĂ©jĂ limite il y a vingt ou trente ans dans certains services. Aujourdâhui, câest pire. Et, avant la pandĂ©mie du Covid.
Le choix des jeunes infirmiers diplĂŽmĂ©s en faveur de lâintĂ©rim sâexplique pour moi de cette façon. On peut voir lâintĂ©rim comme le moyen de se faire une expĂ©rience dans diffĂ©rents Ă©tablissements afin de bien arrĂȘter son choix sur un service et un Ă©tablissement Ă un moment donnĂ©. Cela arrive encore. Mais ce recours Ă lâintĂ©rim, souvent, lorsque jâen ai parlĂ© avec des intĂ©rimaires venant travailler dans le service oĂč jâĂ©tais en poste, Ă©tait justifiĂ© par la possibilitĂ© de dĂ©cider de son planning. Et, aussi, de pouvoir partir trĂšs vite dâun service si cela dĂ©plaisait ou Ă©tait trop difficile.
Mais câest mieux de donner quelques exemples de ce que ce mĂ©tier peut provoquer comme engagement chez les professionnels qui lâexercent.
Le don de soi et le sens du Devoir :
Dans le mĂ©tier dâinfirmier, comme dans dâautres mĂ©tiers, celle ou celui qui fera bien plus que ce qui lui est demandĂ© aura le privilĂšge de sâesquinter Ă ses risques et pĂ©rils. S’il ou si elle a la chance dâavoir des collĂšgues et une hiĂ©rarchie engagĂ©s Ă ses cĂŽtĂ©s, le professionnel trouvera des soutiens et des compensations. Cependant, en tant que soignant, confier sa santĂ© Ă la chance alors que par ailleurs, celles et ceux qui dĂ©cident des conditions dans lesquelles nous devons travailler, eux, sâen remettent Ă des chiffres pour Ă©valuer notre travail, câest trĂšs mal prendre soin de soi.
Les chiffres, certains chiffres, peuvent ĂȘtre des repĂšres. Sauf que ce sont certains chiffres, plutĂŽt que dâautres, qui sont retenus comme critĂšres prioritaires. Et, ces chiffres choisis deviennent des empires irrĂ©vocables. Il est question de faire des Ă©conomies. Alors, on ferme des lits. On remplace moins le personnel. Ailleurs, on Ă©tablit que, finalement, il y a besoin de moins de personnel quâil nây en a. Et, comme le personnel soignant est un personnel capable de donner beaucoup de lui-mĂȘme, et au delĂ de lui-mĂȘme, en continuant de toucher le mĂȘme salaire, le compte est bon pour celles et ceux qui dĂ©cident quels chiffres il faut regarder en prioritĂ© pour gĂ©rer un service. Ailleurs, le personnel peut accepter de toucher plus d’argent en Ă©tant moins nombreux. Ce qui n’est pas forcĂ©ment mieux. Mais il est volontaire. Or, on le sait, le volontariat est un gage de “bonne santĂ©” au travail. Jamais, bien-sĂ»r, le fait de gagner de l’argent ou d’avoir besoin de gagner suffisamment ou sensiblement plus d’argent, au dĂ©triment de sa santĂ© et de sa vie privĂ©e, n’oblige ou ne contraint qui que ce soit Ă ĂȘtre volontaire pour accepter de beaucoup ( trop) travailler. Ou de simplement continuer de travailler alors que des conditions de travail se dĂ©gradent.
Il y a maintenant un mois bientĂŽt, j’ai discutĂ© avec un infirmier, un peu plus plus ĂągĂ© que moi, qui, en plus de son poste de titulaire dans un hĂŽpital semi-privĂ© ou privĂ©, fait des vacations Ă cĂŽtĂ© dans deux ou trois autres Ă©tablissements. Sa femme, Ă©galement infirmiĂšre, travaillait aussi beaucoup m’a-t’il appris mĂȘme si moins que lui. Il faisait ça depuis des annĂ©es, maintenant.
Pragmatique, celui-ci m’a expliquĂ© :
” J’ai besoin de gagner 5000 Ă 6000 euros par mois afin de conserver un certain mode de vie”. “Cela m’a permis de rembourser en moins de dix ans ( au lieu de 15 ou 16 ans) mon crĂ©dit immobilier. Maintenant, j’ai un grand appartement sur Paris”.
Lui et sa femme, sans enfants, avaient achetĂ© cet appartement il y a Ă peu prĂšs une dizaine d’annĂ©es. Auparavant, ils logeaient tous les deux dans une location qu’ils avaient obtenu grĂące Ă l’Ă©quivalent du 1 pour cent patronal. D’oĂč un loyer plus “doux” que ceux pratiquĂ©s depuis Ă peu prĂšs une vingtaine d’annĂ©es, maintenant. Au fait, j’ai lu dans le supplĂ©ment gratuit du journal ” Les Echos” de ce mercredi 27 octobre 2021 que :
” 743 000 personnes sont en attente d’un logement social en Ăźle-de-France”.
Dans cet article intitulé 92 Des élus de gauche contre la crise du logement en Ile-de-France, on peut aussi lire que
” Cette crise touche aussi les foyers issus de la classe moyenne, dont les revenus sont trop Ă©levĂ©s pour espĂ©rer obtenir un logement social et trop faibles pour accĂ©der Ă la propriĂ©tĂ© Ă Paris ou dans la petite couronne.
C’est le cas notamment des fonctionnaires territoriaux, ou des infirmiers, qui ne peuvent pas toujours loger prĂšs de leur lieu de travail, explique Jacqueline Belhomme, maire de Malakoff”.
” Si l’on n’agit pas, ils seront 1 million Ă la fin du mandat municipal“, annonce Michel LeprĂȘtre, prĂ©sident de l’intercommunalitĂ© Grand Orly Seine BiĂšvre ( Val-de-Marne).
C’est aussi en premiĂšre page de ce numĂ©ro du journal Les Echos que l’on apprend le ” triomphe boursier de la voiture Ă©lectrique Tesla” du PDG amĂ©ricain Elon Musk. Et qu’avec ” 1.OOO milliards de dollars de capitalisation boursiĂšre, Tesla vaut dĂ©sormais davantage que tous les constructeurs traditionnels rĂ©unis. Et cent fois plus que le français Renault ( premier constructeur automobile français)”. A la page 18, le journal Les Echos nous raconte le parcours d’Elon Musk jusqu’Ă son succĂšs en bourse depuis la cotation de l’entreprise Tesla en 2010. Il y a 11 ans.
Dans un autre article, sur la mĂȘme page du journal Les Echos, on peut lire Elon Musk, l’homme qui vaut plus que Nike Ă lui tout seul. Puis, juste en dessous :
” Le patron de Tesla est dĂ©sormais l’homme le plus riche de la planĂšte, avec une fortune estimĂ©e Ă 289 milliards de dollars”.
En comparaison, avec ses 5000 Ă 6000 euros par mois, cet infirmier qui a pu, avec sa femme, en cumulant les heures de travail par-ci, par-lĂ , en plus de son poste titulaire, se payer son grand appartement Ă Paris en moins de dix ans, apparaĂźt d’un seul coup bien plus que microscopique. Pourtant, j’ai trouvĂ© les choix de cet infirmier et de sa femme plutĂŽt exemplaires. En termes d’anticipation et de rĂ©alisme. Lui qui avait pu me dire aussi que travailler autant, pour gagner aussi “bien” sa vie, avait aussi nĂ©cessitĂ©, nĂ©cessitait de sa part, des sacrifices. Mais qu’il ne les regrettait pas. Ce que je pouvais comprendre- sans tout Ă fait l’envier- puisque, devant moi, il Ă©tait encore suffisamment bien portant. Et qu’il avait pu se payer, avec sa femme, l’appartement qu’il souhaitait. Mais aussi des croisiĂšres. Certains investissements immobiliers dans son pays d’origine. Des repas dans des restaurants. Quelques jours plus tard, pour fĂȘter son anniversaire, il avait un repas prĂ©vu dans un restaurant en haut de la Tour Montparnasse. “Un trĂšs bon restaurant”, m’avait-il dit. Je n’ai pas encore regardĂ© les prix de ce restaurant. Mais j’imagine que ce restaurant est plus cher qu’un repas dans un restaurant kebab ou dans un Mac Do.
Au dĂ©but de ma carriĂšre, et mĂȘme avant l’obtention de mon diplĂŽme d’infirmier lorsque mon niveau d’Ă©tudes (dĂšs la fin de ma premiĂšre annĂ©e d’Ă©tudes), m’avait donnĂ© l’Ă©quivalence du diplĂŽme d’aide soignant, j’avais commencĂ© Ă rencontrer, lors de vacations effectuĂ©es dans des cliniques, des infirmiĂšres et des infirmiers titulaires et qui, en parallĂšle, travaillaient dans un autre Ă©tablissement. Pour payer leurs impĂŽts. Pour rembourser les crĂ©dits de leur maison.
C’Ă©tait il y a plus de trente ans. J’avais 20 ou 21 ans.
Le salaire d’une infirmiĂšre, aujourd’hui, au plus haut, aprĂšs trente ans d’anciennetĂ©, c’est souvent moins de 3000 euros tous les mois. Allez, disons 3500 euros par mois en poussant trĂšs fort. Si l’on ajoute les primes. Les Ă©ventuelles nĂ©gociations de salaire. Si l’on travaille dans le privĂ©, avec les week-end travaillĂ©s, les jours fĂ©riĂ©s travaillĂ©s. Selon les horaires que l’on fait. Et, encore, il est possible que des collĂšgues me disent que je suis optimiste. Je touche moins de 3000 euros par mois aprĂšs bientĂŽt trente ans d’activitĂ© professionnelle . Sans les primes. J’habite dans une ville de banlieue, dans le Val d’Oise, Ă Argenteuil. Une ville situĂ©e Ă 11 minutes de la gare de Paris St Lazare par le train direct. Et qui n’est pas connue pour ĂȘtre la plus chĂšre au mĂštre carrĂ© dĂšs lors qu’il s’agit d’acheter dans l’immobilier. Y compris dans le Val d’Oise.
Entre l’exemple de la rĂ©ussite d’un Elon Musk; celle de ce collĂšgue infirmier qui tourne tous les mois Ă 5000 ou 6000 euros avec son emploi fixe et ses vacations Ă cĂŽtĂ©; et moi avec mon salaire, moindre, on a dĂ©ja trois mondes, trois modes de vie, trĂšs violemment diffĂ©rents. Et trois salaires aussi trĂšs violemment opposĂ©s. Pourtant, tous les trois, Elon Musk, ce collĂšgue infirmier et moi, nous sommes travailleurs.
Mais la valeur ajoutée au travail que, chacun, nous produisons, est trÚs différente.
Pourtant, que ces secteurs dans lequel Elon Musk Ă©volue, dans lequel StĂ©phane Bancel, PDG de Moderna, Ă©volue, ou celui dans lequel, le collĂšgue infirmier Ă 5000-6000 euros et moi, nous Ă©voluons, tous ces secteurs ont leur utilitĂ©. Mais d’aprĂšs certains chiffres, l’entreprise d’Elon Musk et celle que reprĂ©sente StĂ©phane Bancel ont beaucoup plus d’importance et beaucoup plus de valeur boursiĂšre et commerciale que celle ” l’hĂŽpital, la clinique, un lieu de soins” dans laquelle ce collĂšgue infirmier, moi et beaucoup d’autres Ă©voluons. D’aprĂšs certaines valeurs ( commerciales, boursiĂšres et autres), ce collĂšgue infirmier et moi, dĂšs lors que nous avons fait le choix de devenir et de rester infirmiers, nous avons dĂ©cidĂ© d’accepter de faire partie des ratĂ©s du monde et de la sociĂ©tĂ©.
Et, si ce collĂšgue infirmier et moi, au regard de ces chiffres, sommes dĂ©ja des personnes et des travailleurs dĂ©risoires, il existe encore des milliers, des millions de personnes plutĂŽt ( dans le milieu infirmier, hospitalier, en clinique, dans des services mĂ©dico-sociaux ou dans d’autres sphĂšres professionnelles rĂ©munĂ©rĂ©es) qui sont encore bien plus dĂ©favorisĂ©es que nous. Et qui sont donc encore plus dĂ©considĂ©rĂ©es que nous.
Aujourd’hui, et depuis des annĂ©es, les mondes d’Elon Musk et de StĂ©phane Bancel sont supposĂ©s reprĂ©senter les seuls mondes valables de la modernitĂ© et du futur. Ce collĂšgue infirmier et moi, et beaucoup d’autres, avec ou sans notre blouse, sommes supposĂ©s reprĂ©senter un monde ancien. Donc dĂ©passĂ©. Donc contournable. Donc dispensable. Il faut une pandĂ©mie, une crise ou une catastrophe extrĂȘme, spĂ©ciale ou Ă©pouvantable (des attentats, un tsunami, un gĂ©nocide, une guerre, une catastrophe nuclĂ©aire, un tremblement de terre, une inondation exceptionnelle avec beaucoup de morts….) pour se rappeler que des professions et des mĂ©tiers ( pas seulement soignants) anciens et traditionnels ont aussi leur importance dans une sociĂ©tĂ© qui se dit et se veut moderne, Ă©voluĂ©e, libre et dĂ©mocratique.
Or, nous sommes dans une sociĂ©tĂ© pour laquelle ĂȘtre moderne, cela signifie ĂȘtre amnĂ©sique; avoir une mĂ©moire partielle et sĂ©lective, briquer certains chiffres, administrer et s’agenouiller seulement devant une horreur plus grande, plus incontournable et plus durable que la nĂŽtre.
Dâautres chiffres, nĂ©anmoins, restent des chiffres fantĂŽmes. Inexistants. Ils nâapparaissent jamais. Le mĂ©tier dâinfirmier fait partie des mĂ©tiers apaisants, curatifs mais aussi prĂ©ventifs et rĂ©gulateurs dâune sociĂ©tĂ©. Combien de suicides Ă©vitĂ©s, combien de meurtres et dâagressions Ă©vitĂ©s parce-qu’ un patient a Ă©tĂ© bien reçu, a pu ĂȘtre bien soignĂ© par des soignants suffisamment en forme, suffisamment nombreux, disponibles et attachĂ©s Ă leur mĂ©tier ?
Ce genre de chiffres nâapparaĂźt pas. Ils nâexistent pas. Ce travail ne compte pas. On nous parle, Ă l’hĂŽpital, dâĂ©crire ce que nous faisons. Mais, dâune part, on ne peut pas tout Ă©crire. On ne peut pas Ă©crire et faire et vivre. Dâautre part, pourquoi Ă©crire Ă des personnes qui, de toutes façons, savent surtout voir et lire certains chiffres en particulier ?!
Je terminerai avec le chiffre deux.
Le chiffre deux :
Il y a deux ou trois semaines, maintenant, jâai participĂ© Ă une formation. Son but Ă©tait de prĂ©senter lâinstitution aux nouveaux arrivants quâelle emploie. Nouveaux arrivants dont je fais partie. Cela mâa donnĂ© lâoccasion de dĂ©couvrir de nouveaux lieux mais aussi de rencontrer dâautres personnes employĂ©es Ă©galement par lâinstitution.Dont SueâŠ.mĂšre de plusieurs enfants, qui doit avoir au moins deux enfants. Sue est agent administratif dans lâinstitution. Cependant, en discutant avec elle vers la fin de la formation, jâai appris quâelle avait Ă©tĂ© aide-soignante pendant prĂšs de 15 ans. Dans un service de gĂ©riatrie ou un EHPAD. En quelques minutes, elle mâa alors racontĂ© comment les mercredis, au lieu dâĂȘtre trois aides soignantes, elle se retrouvait toute seule pour faire les toilettes des patients. Les patients Ă soulever. LâĂ©paule qui sâabĂźme. LâarrĂȘt de travail. Lâobligation de se faire opĂ©rer. Le chirurgien qui lui dit :
« Si vous reprenez le travail, je serai obligĂ© de vous opĂ©rer lâautre Ă©paule ».
Les dĂ©marches ensuite aux Prudhommes. Des dĂ©marches difficiles, longues, qui ne lui ont pas tout fait donnĂ© raison. La perte irrĂ©versible d’une partie de la mobilitĂ© de son Ă©paule.
Ce quâil y a de notable pour moi, en plus de la destruction de son corps et de son moral, câest que cette histoire, je sais quâelle a dĂ©jĂ existĂ© il y a vingt ou trente ans. Jâai dĂ©jĂ fait des toilettes. Jâai portĂ© et soulevĂ© des patientes et des patients pour faire des toilettes dans un service de gĂ©riatrie. Câest beaucoup plus difficile Ă porter que les chiffres avec lesquels on nous tape dessus depuis des annĂ©es.
Ensuite, il y a DeiâŠune ancienne collĂšgue que jâai connue il y a vingt ans dans un de mes prĂ©cĂ©dents services. Dans un service de soins et d’accueil urgents en pĂ©dopsychiatrie. Dei habite et travaille maintenant dans le sud de la France. Son travail lui plait beaucoup. A seulement dix minutes en voiture de chez elle.
« De toute façon, jâai toujours Ă©tĂ© dans des services prĂšs de chez moi » me dit-elle.
Dei⊠est infirmiĂšre dans un service gĂ©riatrie. Des journĂ©es de travail de 12 heures. Ce quâelle aime beaucoup, câest le « relationnel » avec les patients. Et transmettre aux autres collĂšgues. Elle me dit que travailler en pĂ©dopsychiatrie lui a beaucoup appris. Je comprends.
Je sais aussi, depuis trente ans, que sâil y avait plus de personnel dans les services de gĂ©riatrie, ce serait trĂšs gratifiant dây travailler pour le relationnel. Mais, classiquement, les services de gĂ©riatrie manquent de personnel depuis trente ans. Les jeunes infirmiers diplĂŽmĂ©s fuient les services de gĂ©riatrie.
Lorsque Dei travaille, elle est responsable deâŠ.84 patients rĂ©partis sur trois services. DeiâŠmâexplique, de bonne humeur, que dans chacun des services, il y a trois aides-soignantes. Divisons 84 par trois, cela donne quoi ? 28 patients par service.
Je nâai pas poussĂ© pour demander Ă DeiâŠsi les patients sont suffisamment valides pour se dĂ©placer ou pour se laver en toute autonomie. DĂ©jĂ , pour moi, une infirmiĂšre toute seule pour 84 patients, pendant 12 heures, il y a quelque chose qui cloche. Mais câest normal. Et ça, ça ne dĂ©range pas nos grands vertĂ©brĂ©s des chiffres.
Je ne connaissais pas ce chiffre de 84 patients pour une infirmiĂšre avant que DeiâŠne me le donne. Malheureusement, ce chiffre comme celui de 3 aides soignantes pour 28 patients ne mâĂ©tonne pas, ne mâĂ©tonne plus. Avec ce que jâai pu connaĂźtre ou entendre ailleurs. Alors que je devrais ĂȘtre Ă©tonnĂ©. Mais, mĂȘme pour moi, ce chiffre est devenu « normal ». Ensuite, lorsque cela dĂ©rapera, si ça dĂ©rape, on nous parlera de maltraitance dâune soignante ou du personnel.
Je lui demande : ” Il y a toujours des kilos de mĂ©dicaments Ă donner aux patients ?”. Dei semble alors rĂ©aliser : ” Ah, lĂ , lĂ . C’est vrai qu’il y a beaucoup de mĂ©dicaments Ă donner…”. Trente ans sont passĂ©s pourtant depuis la derniĂšre fois oĂč j’ai travaillĂ© dans un service de gĂ©riatrie.
Sur ses 12 heures de travail, DeiâŠme dit sans amertume que, normalement, elles/ils ont droit à « deux heures de pause ». Mais que, vu le travail Ă faire, elles/ils ne peuvent jamais prendre ces deux heures de pause.
OĂč sont nos grands pratiquants du chiffre ? Quâattendent-ils pour rapidement corriger ce genre de dĂ©sordre ? Comment peuvent-ils accepter que ça continue ? Sans doute que ces chiffres-lĂ ne leur ont pas Ă©tĂ© communiquĂ©s ou ne leur parlent pas. Sans doute aussi que ce que connaissent DeiâŠet ses collĂšgues font partie des exceptions. Dans tous les autres services de gĂ©riatrie de France, câest certainement beaucoup mieux.
Mieux ? Dei mâapprend que, lorsquâelle reprend le travail aprĂšs plusieurs jours de repos, quâelle arrive Ă 6h30.( Au lieu de 7h30 qui est son horaire de dĂ©but normal). Afin de pouvoir bien prendre le temps de lire les dossiers des patients. Je lâĂ©coute. Je ne dis rien. DeiâŠest heureuse comme ça. Cela fait un peu plus de trois ans qu’elle travaille lĂ . Elle ne souffre pas. Et, tout le monde est content. Celles et ceux qui pelotent leurs chiffres en permanence et qui font une bonne affaire en Ă©tant dispensĂ©s de rĂ©munĂ©rer tout ce travail abattu gratis par Dei et toutes les infirmiĂšres et les personnels soignants et mĂ©dicaux-sociaux qui lui ressemblent et qui se comptent parâŠ.mince, je nâai pas les chiffres. Donc, ça ne compte pas.
Dei m’apprend aussi que plusieurs de ses collĂšgues ont prĂ©fĂ©rĂ© quitter le service. PlutĂŽt que de devoir accepter de se faire vacciner contre le Covid. Elle ne sait pas oĂč ces anciennes collĂšgues sont parties travailler. Ni comment elles s’en sortent financiĂšrement….
Ma compagne, Ă©galement infirmiĂšre, a Ă©tĂ© suspendue il y a quelques semaines pour avoir maintenu son refus de la vaccination anti-Covid ainsi que du pass sanitaire. Elle a touchĂ© son salaire du mois d’octobre tout Ă l’heure. Le gouvernement a appliquĂ© ce qu’il avait annoncĂ© cet Ă©tĂ© en cas de persistance du refus des soignants de se faire vacciner contre le Covid Ă compter du 15 octobre 2021. Ma compagne a touchĂ© pour ce mois d’octobre la somme de 246 euros.
La premiĂšre page du journal L’HumanitĂ© de ce mercredi 27 octobre 2021 nous montre ( Ă Dieppe) ” des gilets jaunes déçus des mesures du gouvernement ( qui) relancent le mouvement“. Avec ce titre :
Pouvoir d’Achat ” Trois ans aprĂšs, c’est pire”. En derniĂšre page du journal L’HumanitĂ©, un article intitulĂ© Catherine Corsini porte la parole des soignants raconte le passage Ă la rĂ©daction de la rĂ©alisatrice dont le dernier film, La Fracture, sorti ce mercredi, raconte, en passant par un service d’urgence hospitalier, les “violences policiĂšres” et la “lutte des classes”.
Le Journal L’HumanitĂ©
AprĂšs avoir Ă©voquĂ© Elon Musk , lequel incarne le fracas de la rĂ©ussite sociale et Ă©conomique, et du monde de la bourse et de l’entreprise, cette image du journal l’HumanitĂ© nous ramĂšne Ă un mĂ©dia, emblĂ©matique du Parti communiste français mais aussi d’un monde tous deux dĂ©suets, conquĂ©rants hiers ( autant qu’un Elon Musk aujourd’hui) mais qui feraient maintenant trainer leur extinction depuis trĂšs ( trop) longtemps. LĂ aussi, le contraste est trĂšs violent entre la vie de ces gilets jaunes ( dont quelques tĂ©moignages dans le journal L’HumanitĂ© nous expliquent qu’ils doivent survivre chaque mois avec des sommes comprises entre 830 et 1200 euros par mois) et les triomphes financiers ( et autres) au lance-flammes d’un Elon Musk. Ou d’un StĂ©phane Bancel, PDG de Moderna.
Devant cette premiĂšre page de L’HumanitĂ©, comme les quelques autres fois oĂč j’ai pu le lire, mes sentiments restent partagĂ©s. Je ne sais pas si le journal est vraiment sincĂšre et aussi optimiste et combattif que je devrais l’ĂȘtre ou que j’aurais dĂ» toujours l’ĂȘtre.
Je ne sais pas si les causes qu’il embrasse sont des causes qui ressemblent Ă des causes largement perdues d’avance parce-que le journal lui-mĂȘme a l’air de tenter le tout pour le tout pour survivre. Et qu’il n’a pas les moyens – auxquels il essaie encore de croire- pour vĂ©ritablement rĂ©sister et changer la donne d’une situation ou d’une cause.
Je ne sais donc pas qui, ici, des gilets jaunes, qui avaient crĂ©Ă© un mouvement ( qui avait surpris beaucoup de “monde” au sein des partis politiques, des syndicats et les mĂ©dia) de contestation sociale, durable, trĂšs populaire et trĂšs influent il y a trois ans, ou du journal L’HumanitĂ©, a le plus besoin de l’autre ?
Le journal l’HumanitĂ© qui persiste dans une contrĂ©e, une croyance et un langage annexes dont beaucoup de monde a oubliĂ© ou rejetĂ© l’usage et l’existence ?
Ou le mouvement des gilets jaunes qui, lui, s’Ă©tait retrouvĂ© privĂ© de ses appels d’air par l’instauration des mesures gouvernementales de confinement, de couvre-feu, de restriction de dĂ©placement gĂ©ographique et d’interdictions de rassemblement pour cause, officiellement, d’urgence sanitaire en raison de la pandĂ©mie du Covid Ă partir du mois de mars 2020 ? ( voir Gilets jaunes, samedi 14 mars 2020)
Pourtant, bien des infirmiĂšres et des infirmiers pourraient se reconnaĂźtre dans cet article du journal de l’HumanitĂ© Ă propos des gilets jaunes comme dans ce titre : ” MĂȘme avec deux salaires, c’est difficile”.
Mais, peut-ĂȘtre que plus que sa mise en page et son langage ringards, que ce qui est le plus reprochĂ© instinctivement Ă l’HumanitĂ©, c’est la dĂ©faite, la fuite ou la trahison d’une vraie gauche sociale, humanitaire et universelle en laquelle beaucoup trop d’entre nous ont fait l’erreur de croire.
Une faute que le journal L’HumanitĂ© porte plus que d’autres mĂ©dia sur ses colonnes. Telle la croix que le Christ a dĂ» porter lui-mĂȘme. A ceci prĂšs que le Christ, s’il a souffert sur le trajet de son supplice, s’il a agonisĂ©, a bien fini par partir. MĂȘme si, c’Ă©tait pour, officiellement, revenir et ressusciter ensuite. Alors que le journal L’HumanitĂ©, lui, mĂȘme crucifiĂ©, dĂ©savouĂ© et dĂ©sertifiĂ©, ne trĂ©passe pas.
Le pass sanitaire
Le pass sanitaire, lui, devait s’arrĂȘter en novembre de cette annĂ©e. DĂ©sormais, le gouvernement parle , pour cause de “vigilance sanitaire”, d’une prolongation du pass sanitaire jusqu’en juin 2022. Ce qui impliquera, bien-sĂ»r, de devoir rester Ă jour question vaccination anti-Covid. Et, donc, sans doute pour des millions de Français de recevoir une troisiĂšme injection de vaccin anti-Covid entre-temps. On a l’impression que depuis le premier confinement, le gouvernement passe rĂ©guliĂšrement son temps Ă demander aux Français de faire plus d’efforts pour le mettre Ă l’aise, lui. Afin qu’il puisse garder une bonne marge de manoeuvre, confortable, afin de fournir de son cĂŽtĂ© assez peu d’efforts. Ou pour donner l’illusion et se donner l’illusion qu’il fait de grands efforts lorsqu’il fait quelques gestes. On dirait presque que le gouvernement souffre beaucoup plus que les Français de la pandĂ©mie du Covid et de toutes les mesures restrictives qui en ont dĂ©coulĂ© depuis l’annĂ©e derniĂšre. Et que c’est plus au chevet du gouvernement qu’il faudrait ĂȘtre qu’Ă celui des Français.
Dans le journal Les Echos de ce mercredi 27 octobre 2021, Ă nouveau, le philosophe Gaspard Koenig, prĂ©sident du think tank GenerationLibre s’exprime sur le sujet de la longĂ©vitĂ© du pass sanitaire dans son article intitulĂ© Vigilance sanitaire et privation de libertĂ©s.
Dans cet article, Koenig Ă©crit entre-autres :
” (….) Pourtant, le gouvernement envisage le renforcement du passe, en le conditionnant Ă une troisiĂšme dose, en donnant aux directeurs d’Ă©cole des pouvoirs de vĂ©rification ( charmante conception de l’instruction publique) ( ….)”.
” (…..) Le ministre de la SantĂ©, qui s’engageait encore en janvier dernier devant la Commission des lois Ă ne pas recourir au passe, explique aujourd’hui que celui-ci restera en vigueur tant que ” le Covid ne disparaĂźt pas de nos vies”. Autant dire pour toujours. Car la “vigilance sanitaire” pourra indĂ©finiment ĂȘtre justifiĂ©e par un nouveau variant ou sous-variant, une reprise Ă©pidĂ©mique ici ou lĂ , une Ă©niĂšme dose de rappel, ou simplement la probabilitĂ© d’apparition d’un nouveau virus. Si l’on accepte ce raisonnement, on discutera bientĂŽt de vigilance sĂ©curitaire ou environnementale. On nous privera de libertĂ© ” au cas oĂč”. François Sureau Ă©voque dĂ©ja la “dĂ©rive autoritaire” de nos sociĂ©tĂ©s ( …..)”.
” (…) Le plus grand danger est celui de l’accoutumance. LassĂ©s de ces dĂ©bats anxiogĂšnes, la plupart de nos concitoyens se rĂ©signent. Nous nous habituons Ă demander une autorisation pour vivre notre vie et Ă nous fliquer les uns les autres. Le gouvernement trouve bien pratique de nous laisser un fil Ă la patte : pourquoi nous Ă©pargner une servitude que nous semblons rechercher ? (….)”.
La “variation” infirmiĂšre
Bien-sĂ»r, Sue, lâancienne aide-soignante, et Dei et toutes celles et tous ceux qui ont travaillĂ© ou qui travaillent dans des conditions Ă peu prĂšs Ă©quivalentes, si on leur prĂ©sente un micro se sentiront souvent illĂ©gitimes pour donner leur avis. Ou seront mal Ă lâaise pour exprimer ce quâun Ministre, un directeur dâhĂŽpital, une psychologue ou un mĂ©decin pourra ou saura dire sâil a ou si elle a Ă sâexprimer Ă propos de son propre travail. Donc, lĂ , aussi, ce qu’ont vĂ©cu ou vivent Sue et Dei au travail, dans un service de gĂ©riatrie ou dans un autre service Ă l’hĂŽpital ou dans une clinique, ça ne compte pas. ça nâexiste pas. Il n’y a pas de chiffres pour ça. On va me parler du nombre des arrĂȘts de travail. Mais toutes les fois oĂč Sue, avant de se dĂ©molir l’Ă©paule, avait trop portĂ© ou s’Ă©tait retrouvĂ©e seule. Toutes les fois oĂč Dei a acceptĂ© l’inacceptable qu’elle trouve tellement normal qu’elle ne m’en a pas parlĂ©. Cela n’est pas comptabilisĂ©. Cette comptabilitĂ© destructrice se dĂ©compte dans le corps et dans le moral des soignants.
La profession infirmiĂšre, une profession qui avance, Ă©clairĂ©e par des chiffres qui lui tombent dessus, avec lesquels elle doit faire. Et se taire. Telle une femme battue qui va s’en prendre une si elle se met Ă parler et Ă penser.
Franck Unimon, Jeudi 28 octobre 2021.