La Profession infirmière
« Les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinés », a indiqué Mardi le Ministre de la Santé, Olivier Véran.
Nous sommes le mercredi 27 octobre 2021. Et, il est 23h19 alors que je commence la rĂ©daction de cet article dont j’ai eu l’idĂ©e ce matin en me levant. Cet article Ă©tait ma première idĂ©e. Deux autres sont arrivĂ©es ensuite. Mais, d’abord, j’ai tenu en prioritĂ© Ă Ă©crire sur la quatrième idĂ©e. Sur le film d’animation MĂŞme les souris vont au paradis/ un film d’animation de Jan Bubenicek et Denisa Grimmova vu samedi dernier lors du festival du cinĂ©ma tchèque. Car celui-ci est sorti aujourd’hui.
La journée est passée. J’ai pris du temps sur la rédaction de mon article consacré à Même les souris vont au paradis. Puis, ma compagne est partie chercher notre fille au centre de loisirs. Après son coucher, j’ai parcouru plusieurs journaux papier achetés le jour-même :
Les Echos ; Le Canard Enchainé ; Charlie Hebdo ; Le Parisien.
Et, me revoilĂ au dessus du clavier.
« L’admiration et le respect » :
Je n’ai pas encore parcouru L’Humanité et le New York Times du jour. J’ai délaissé le journal La Croix lors de l’achat des journaux. J’en ai eu pour un peu plus de 18 euros. C’est un coût alors que plein d’informations circulent « gratuitement » et « librement » sur internet. Cette information selon laquelle « les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinés », je l’avais lue incidemment sur le net alors que j’étais au travail. Hier, peut-être plutôt qu’avant hier. Et, j’avais aussitôt retenu cette information.
Parce-que je suis directement concerné en tant que soignant.
Je peux comprendre que la même information ait échappé à beaucoup d’autres gens qui, vaccinés ou non contre le Covid, en ont assez d’entendre parler de vaccins, de Covid, de passe sanitaire et de pandémie. D’autant qu’il convient de rétablir une vérité qui date de bien avant la pandémie du Covid :
Si beaucoup de personnes admirent souvent les personnels soignants- ce qui n’empêche pas par ailleurs d’insulter, de menacer, de dénoncer, d’agresser ou de cracher sur ces mêmes personnels soignants- c’est aussi parce-que, dans la vie courante, la majorité des gens préfèrent aller au restaurant, dans une salle de concert ou au cinéma plutôt que dans un hôpital ou dans une clinique. Alors, savoir que des personnes a priori sensées et fréquentables optent comme lieu de travail constant, jusqu’à leur départ à la retraite ou jusqu’à leur mort pour l’hôpital et la clinique, cela force l’admiration ou le respect.
Je peux aussi comprendre que cette dĂ©claration ( ” les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinĂ©s” ) soit passĂ©e inaperçue pour beaucoup de gens car nous sommes en pleines vacances de la Toussaint depuis bientĂ´t une semaine. Ceux qui le peuvent et qui le souhaitent sont partis en week-end prolongĂ© ou en congĂ©s. D’autant que, depuis quelques mois, nous pouvons Ă nouveau ( depuis le 9 juin ? ) circuler Ă peu près librement dans toute la France et dans un certain nombre de pays en dehors dès lors que l’on est vaccinĂ© contre le Covid et/ou que l’on peut prĂ©senter son pass sanitaire valide. Et, plus simplement, la pĂ©riode des vacances est une pĂ©riode oĂą, gĂ©nĂ©ralement, on a besoin de couper avec les “actualitĂ©s”. Je ne suis pas en vacances. C’est peut-ĂŞtre aussi pour cette raison que je suis tombĂ© aussi facilement sur cette dĂ©claration/information d’abord sur le net puis dans un journal.
Ce mercredi, je retrouve cette information-déclaration selon laquelle « les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinés » écrite noir sur blanc dans le journal Les Echos . Un article concis et discret. Je l’ai aussi pris en photo.

Pourquoi payer des journaux alors que l’on peut retrouver certaines informations gratuitement sur internet ?
Au moins parce qu’en payant, je lis encore à peu près ce que je veux lire dans des journaux. Au lieu de subir des thématiques d’informations ou publicitaires que je recevrais ensuite systématiquement parce-que, sur internet, j’aurais lu tel ou tel article s’y rapportant. La gratuité sur internet, mais aussi ailleurs, est souvent intéressée. Que cet intérêt soit partagé ou non.
J’achète aussi des journaux parce qu’en choisissant les journaux que j’achète, j’ai accès à plus d’informations, dans différents domaines, que celles que j’obtiens et trouve sur internet ou dans les journaux gratuits mis à notre « disposition » dans les gares. Je suis aussi un « traditionnel » pour lequel le contact physique avec le papier du journal et du livre est nécessaire pour un meilleur plaisir de lecture. Je tiens un blog à défaut de ne pas avoir de rubrique ( de chronique, plutôt) dans un journal papier; une expérience que j’ai connue il y a plusieurs années puis qui s’est interrompue pour raisons économiques et, sans doute, usure du rédacteur en chef.
Alors, 18 euros dans des journaux, c’est un coût. Mais la gratuité peut être une économie trompeuse.
« Les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinés »
Dans cinq ans peut-être, cette phrase toute seule sera énigmatique pour beaucoup de ses lecteurs. Aujourd’hui, nous savons encore qu’il est question du vaccin contre le Covid.
Cela m’a soulagé de relire cette phrase- que j’avais lue sur internet- dans le journal Les Echos tout à l’heure. Non par plaisir de reparler du Covid, de la pandémie, des vaccins anti-Covid, des soignants suspendus pour refus de cette vaccination mais aussi pour refuser le passe sanitaire.
Mais parce-que c’était, pour moi, une information officielle et vérifiable. Il y a sans doute des gens qui considèreront qu’il ne faut pas se fier aux journaux d’une façon générale ou du journal Les Echos. Moi, malgré mes réserves envers le pass sanitaire, malgré mon acceptation tardive de la vaccination anti-Covid, je me fie à cette information dans le journal Les Echos. Je peux donc continuer mon article en partant de cette information.
Lorsqu’hier ou avant hier, au travail, j’ai lu ce « Les deux tiers des soignants suspendus sont revenus au travail une fois vaccinés », je l’ai gardé pour moi. Pourtant, aussitôt, j’ai vu dans cette phrase un sentiment de satisfaction. Et de victoire politique plus que de victoire sanitaire.
Il y a, de toute façon, en région parisienne, un peu plus de 800 postes infirmiers vacants. Et le retour de ces soignants qui retrouvent leur poste après leur vaccination ne comblera pas cette pénurie. Une pénurie chronique et bien antérieure à la pandémie du Covid.

Sans doute ai-je l’esprit mal tourné. Sans doute que le Ministre de la Santé, qui a prononcé cette phrase (ce que je n’avais pas remarqué lorsque je l’avais lue sur internet) est-il fondamentalement sincère et avant tout réellement concerné par la Santé, y compris celle des soignants. Cependant, dans ce rapport de force entre le gouvernement et certains soignants- une minorité- à propos de cette vaccination anti-Covid dans le contexte de la pandémie du Covid, j’ai du mal à croire à une sincérité totalement désintéressée du gouvernement.
Ma défiance ne vient pas de nulle part. Elle vient de ce que je vois, de ce que j’entends, de ce que je comprends et de ce que je vis depuis une trentaine d’années dans la profession infirmière.
La profession infirmière
J’ai obtenu mon diplôme d’Etat d’infirmier en 1989 après trente trois mois d’études. Il y a plus de trente ans. Les soignants de la génération de ma mère (ma mère était aide-soignante) faisaient souvent pratiquement toute leur carrière dans un même service. Voire dans deux. J’ai connu cinq établissements employeurs différents en bientôt trente ans d’expérience en Santé Mentale. En psychiatrie et en pédopsychiatrie. Sans compter les hôpitaux et les cliniques où, avant d’être titulaire, il avait pu m’arriver d’être intérimaire ou vacataire pour une journée ou pour une nuit. Pendant quelques années, j’ai aussi donné des cours à des étudiantes et étudiants infirmiers dans cinq ou six écoles ou instituts de soins infirmiers. En région parisienne.
Mon esprit « mal tourné » à l’encontre de cette phrase du Ministre de la Santé actuel- qui n’existait pas à un tel niveau politique lorsque j’ai débuté- provient sûrement de ce décalage entre lui et moi. Le temps. Les différents établissements et services où je suis passé. Les collègues que j’ai connus et que je connais encore. Qu’ils soient restés en région parisienne ou soient partis en province. Des femmes. Des hommes. Des mères. Des pères. Des divorcé(es). Des marié(es). Des veuves. Mes expériences. Tout cela s’intercale, à un moment ou à un autre, entre moi et des phrases. Qu’elles viennent d’un homme politique, d’un directeur d’hôpital, d’un cadre ou d’un collègue.
J’ai dĂ» participer Ă dix manifestations infirmières en plus de trente ans de diplĂ´me. Je me suis syndiquĂ© très tardivement. A plus de 45 ans. Je suis un adhĂ©rent syndiquĂ© qui paie sa cotisation. MĂŞme si je sollicite certaines fois « mon » syndicat pour avoir certaines rĂ©ponses, je ne suis pas un membre actif du syndicat mĂŞme si cela m’a Ă©tĂ© proposĂ©. Dans les services oĂą j’ai travaillĂ© et lĂ oĂą je travaille, je me perçois comme un Ă©lĂ©ment modĂ©rateur. AffirmĂ©. Mais modĂ©rateur. Je n’aime pas les embrouilles Ă deux balles. Je ne suis pas la personne la mieux informĂ©e sur les derniers ragots qui sont les combustibles du moment dans un service.
Hier ou avant hier :
Hier ou avant hier, avec mes collègues infirmiers, nous avons discutĂ© du mĂ©tier. De la pĂ©nurie infirmière. Mes trois autres collègues infirmiers, mes aĂ®nĂ©s de plusieurs annĂ©es, sont plus proches de la retraite que moi. A deux mois ou deux ans de le retraite. Une femme. Deux hommes. Je suis, moi, selon les calculs, selon les projets, selon ce que j’estime raisonnable, Ă 8 ou 10 ans de la retraite. Si je tiens. Si cela vaut le coup et le coĂ»t. Si je vais suffisamment bien. Si j’ai encore suffisamment envie de ce travail. Pour l’instant, lĂ oĂą je suis, j’ai envie de ce travail.
La Revalorisation salariale
Un de mes collègues a affirmé sa certitude que la trop faible valorisation salariale expliquait la pénurie infirmière. Selon lui, si les infirmières et les infirmiers étaient mieux payés, beaucoup plus de personnes décideraient de faire des études d’infirmier.
Cette revendication est l’équivalente de la demande d’une augmentation du pouvoir d’achat que les gouvernements agitent rĂ©gulièrement devant nous qui devons faire des efforts pour joindre les deux bouts.
Le métier d’infirmier fait en effet partie des métiers sous-payés. Régulièrement, des collègues rappellent que l’évolution de salaire des personnels infirmiers n’a pas suivi l’évolution du coût de la vie. Il y a près de vingt ans, maintenant, une collègue ( sans enfant), mon aînée de quelques années, m’avait raconté qu’elle avait bien perçu la réduction de son pouvoir d’achat avec les années. Une collègue et qui, alors, habitait à dix minutes en voiture de notre lieu de travail.
Je ne vais donc pas contester le fait que l’augmentation salariale du métier d’infirmier est nécessaire et plus que bienvenue. Ce à quoi, on me répondra que nous avons eu une prime exceptionnelle pouvant aller jusqu’à 1500 euros ( pour celles et ceux qui l’ont eu) l’année dernière en juin ou juillet 2020. Pour récompenser nos efforts pendant les trois premiers mois de la pandémie du Covid et du confinement. Face au manque de matériel, au manque de personnel, aux heures de travail supplémentaires, à la contamination par le Covid….
Prime Ă laquelle s’est rajoutĂ©e le Plan SĂ©gur, soit une augmentation de 183 euros sur le salaire. J’ai oubliĂ© si c’est une prime ou une modification du traitement indiciaire. Et, une autre augmentation, un peu plus consĂ©quente, d’environ 300 ou 400 euros est prĂ©vue pour bientĂ´t, Ă la fin de ce mois d’octobre, dans les lieux de soins. Dans les hĂ´pitaux. Dans les cliniques ?
Je n’ai pas bien compris si cette augmentation concerne les infirmiers de catégorie A comme les infirmiers de catégorie B. Je suis en catégorie B, la catégorie « historique ». Une catégorie vouée à disparaître, considérée comme « active ». Alors que la catégorie A, créée plus récemment ( il y a environ 15 ans) classée comme « sédentaire » est en principe mieux payée mais aussi obligée de travailler plus longtemps que la B avant de pouvoir partir à la retraite avec une pension complète. Depuis une dizaine d’année, tous les nouveaux infirmiers diplômés sont d’emblée en catégorie A et ont, aussi, le niveau Licence. A mon « époque », le diplôme d’Etat d’infirmier, obtenu en trente trois mois, correspondait à un niveau BTS, ce qui équivaut à un niveau Bac + 2.
Les infirmiers de catégorie A ont fait 36 mois d’études, je crois.

Attractivité du métier d’infirmier : Je ne crois pas à la revalorisation salariale
Selon moi, une augmentation salariale serait évidemment plus qu’appréciée par l’ensemble de la profession déjà en fonction. Mais, ai-je dit à mon collègue, je ne crois pas que le fait d’augmenter le salaire des infirmiers ferait venir beaucoup plus de monde à la profession.
J’ai dit quelque chose comme :
« Même si tu augmentes le salaire de 1000 euros, il y a plein de gens qui refuseront de faire ce métier. Ne serait-ce que parce qu’il y a beaucoup de gens qui n’ont pas envie de travailler dans le sang, le pipi et le caca ».
Mon collègue était très sûr de lui. Payer plus cher les infirmiers amènerait plus de nouvelles et de nouveaux collègues.
Puis, de lui-même, il nous raconte une de ses expériences, dans le service où il travaillait précédemment, où un bébé était mort dans ses bras. Et, où un autre avait fait un infarctus dans ses bras. J’ai alors repris mon raisonnement :
« Tu vois, il y a des gens, même si tu les paies 5000 euros par mois, ils ne voudront pas vivre ce genre de situation ».
J’ai ensuite continué d’amener ce que je pense du métier. Je n’ai même pas eu envie de débattre du sujet de la vocation évoquée par ce même collègue, devenu infirmier par vocation.
La Vocation :
J’ai déjà dit et écrit ce que je pense de ce mot. Je comprends que des collègues l’emploient pour eux. Pour ma part, ce mot m’est insupportable.
Le stade de la « vocation » est justement celui qui permet de dĂ©considĂ©rer le mĂ©tier d’infirmier depuis des annĂ©es voire depuis des gĂ©nĂ©rations. N’oublions pas que nous vivons dans une sociĂ©tĂ© matĂ©rialiste ou tout est prĂ©texte Ă faire de l’argent et Ă en faire dĂ©penser. Et oĂą, travailler ou agir gratuitement, permet très facilement Ă quelqu’un de faire des Ă©conomies ou du profit sur notre dos.
Discours imaginaire que m’inspire la « vocation » :
« Untel a la vocation donc on peut le faire travailler comme un chien. Un verre d’eau, un peu de pain, cinq minutes pour sa pause déjeuner, le pipi et le lavage de main, et elle ou il repart. C’est vraiment bien, la vocation ! »

Bien-sûr, il est des institutions, il y a eu des institutions et des hiérarchies qui ont « respecté » l’idée de la « vocation ». Mais cela est fonction des services, des époques, des régions, des personnalités. Cela fait beaucoup de paramètres pour que soit respectée la « vocation ». Malheureusement, ce que j’ai le plus souvent vu, c’est que le personnel soignant qui supporte d’être compressé par des conditions de travail difficiles, de plus en plus difficiles, et qui reste fidèle au poste, sera de plus en plus compressé. Sa charge de travail continuera d’augmenter au lieu de s’alléger si ce personnel attend d’autrui
(ses collègues, sa hiérarchie ou son institution) que cette charge de travail s’allège d’elle-même.
A moins d’avoir des horaires de travail de bureau, les horaires de travail du personnel infirmier peuvent être très contraignantes. Il y a des personnes qui veulent être de repos tous les samedis et les dimanches, les jours fériés et dormir chez eux la nuit. Ou qui veulent pouvoir se lever les matins à 7h. A 7 heures du matin, à l’hôpital, il y a des infirmiers qui terminent leur nuit de travail. Et d’autres qui ont déjà commencé leur journée de travail. On peut d’abord se dire qu’en commençant à 7 heures du matin ou un peu avant, que cela permet de terminer sa journée de travail plus tôt. C’est vrai. Mais la fatigue nous suit aussi avec les années.
Et puis, notre société a changé ainsi que la façon de s’impliquer dans le métier.

La société a changé ainsi que la façon de s’impliquer dans le métier :
Lorsque j’ai commencé à travailler comme infirmier par intérim ou en tant que vacataire, toute infirmière et tout infirmier que je croisais était titulaire de son poste quelque part. Peu importe la spécialité, que ce soit en soins somatiques ou en psychiatrie, de jour ou de nuit. Toutes les camarades et les camarades de ma promotion, des promotions précédentes et suivantes, aspiraient à avoir un poste de titulaire.
Depuis cinq ou dix ans, au moins, il est devenu frĂ©quent de croiser des infirmières et des infirmiers diplĂ´mĂ©s depuis moins de cinq ans qui font uniquement de l’intĂ©rim et/ou des vacations. Ou, en psychiatrie adulte, de voir des infirmières et des infirmiers quitter assez rapidement- avant cinq ans d’exercice- les services d’hospitalisation psychiatriques pour, par exemple, des postes dans des CMP ( centre mĂ©dico-psychologiques).
« Avant », il Ă©tait plus courant que les jeunes diplĂ´mĂ©s ou les personnes qui venaient d’obtenir un poste y restent plus de cinq ans.
Ce qui n’a pas changé :
Ce qui n’a pas changé, c’est la grande féminisation du métier. Cette féminisation explique selon moi, en partie, la raison pour laquelle, aussi, le métier d’infirmier est mal payé.
J’étais resté sur le chiffre de 78 pour cent de femmes dans la profession infirmière. Notre collègue infirmière a tenu à dire que, tout de même, le métier s’était masculinisé. J’ai admis que cela s’était partiellement produit. Sans doute dans certains services plutôt que dans d’autres. Mais que lorsque l’on regardait dans l’ensemble, la profession infirmière reste majoritairement féminine. En psychiatrie, par exemple, l’équipe infirmière avec laquelle j’ai débuté dans le service où j’ai été titularisé, au début des années 90, était parfaitement mixte et constituée de collègues qui avaient entre cinq et dix ans d’expérience professionnelle. Du personnel infirmier autant masculin que féminin sur une équipe de 14 ou 15 infirmiers.
Il y avait peut-être même 8 infirmiers pour 7 infirmières. Il faut aussi rappeler qu’à cette époque le diplôme d’infirmier psy (ISP) existait encore. Et, sans doute que ce diplôme attirait plus d’hommes que le diplôme d’Etat d’infirmier que j’ai passé.
Trois ans plus tard, dans le même service, plusieurs collègues masculins étaient partis. L’équipe s’était non seulement féminisée mais aussi rajeunie. Des collègues infirmières tout juste diplômées venaient remplacer des collègues soit masculins et expérimentés, ou des collègues féminins mais tout autant expérimentés.
C’était il y a plus de vingt ans, maintenant. Il n’y a qu’aujourd’hui, dans le service où je travaille depuis moins d’un an, donc plus de vingt ans plus tard, où j’ai retrouvé une équipe, cette fois, plus masculine que féminine.
Les conditions de travail dans bien des services n’ont pas changé. Car, lorsque l’on parle de « changement » d’une situation, c’est pour parler des améliorations.
Il y a sûrement eu des améliorations en matériel, en formation. Mais en conditions de travail des infirmiers, cela s’est plutôt dégradé. C’était déjà limite il y a vingt ou trente ans dans certains services. Aujourd’hui, c’est pire. Et, avant la pandémie du Covid.
Le choix des jeunes infirmiers diplômés en faveur de l’intérim s’explique pour moi de cette façon. On peut voir l’intérim comme le moyen de se faire une expérience dans différents établissements afin de bien arrêter son choix sur un service et un établissement à un moment donné. Cela arrive encore. Mais ce recours à l’intérim, souvent, lorsque j’en ai parlé avec des intérimaires venant travailler dans le service où j’étais en poste, était justifié par la possibilité de décider de son planning. Et, aussi, de pouvoir partir très vite d’un service si cela déplaisait ou était trop difficile.
Mais c’est mieux de donner quelques exemples de ce que ce métier peut provoquer comme engagement chez les professionnels qui l’exercent.

Le don de soi et le sens du Devoir :
Dans le mĂ©tier d’infirmier, comme dans d’autres mĂ©tiers, celle ou celui qui fera bien plus que ce qui lui est demandĂ© aura le privilège de s’esquinter Ă ses risques et pĂ©rils. S’il ou si elle a la chance d’avoir des collègues et une hiĂ©rarchie engagĂ©s Ă ses cĂ´tĂ©s, le professionnel trouvera des soutiens et des compensations. Cependant, en tant que soignant, confier sa santĂ© Ă la chance alors que par ailleurs, celles et ceux qui dĂ©cident des conditions dans lesquelles nous devons travailler, eux, s’en remettent Ă des chiffres pour Ă©valuer notre travail, c’est très mal prendre soin de soi.
Les chiffres, certains chiffres, peuvent ĂŞtre des repères. Sauf que ce sont certains chiffres, plutĂ´t que d’autres, qui sont retenus comme critères prioritaires. Et, ces chiffres choisis deviennent des empires irrĂ©vocables. Il est question de faire des Ă©conomies. Alors, on ferme des lits. On remplace moins le personnel. Ailleurs, on Ă©tablit que, finalement, il y a besoin de moins de personnel qu’il n’y en a. Et, comme le personnel soignant est un personnel capable de donner beaucoup de lui-mĂŞme, et au delĂ de lui-mĂŞme, en continuant de toucher le mĂŞme salaire, le compte est bon pour celles et ceux qui dĂ©cident quels chiffres il faut regarder en prioritĂ© pour gĂ©rer un service. Ailleurs, le personnel peut accepter de toucher plus d’argent en Ă©tant moins nombreux. Ce qui n’est pas forcĂ©ment mieux. Mais il est volontaire. Or, on le sait, le volontariat est un gage de “bonne santĂ©” au travail. Jamais, bien-sĂ»r, le fait de gagner de l’argent ou d’avoir besoin de gagner suffisamment ou sensiblement plus d’argent, au dĂ©triment de sa santĂ© et de sa vie privĂ©e, n’oblige ou ne contraint qui que ce soit Ă ĂŞtre volontaire pour accepter de beaucoup ( trop) travailler. Ou de simplement continuer de travailler alors que des conditions de travail se dĂ©gradent.
Il y a maintenant un mois bientĂ´t, j’ai discutĂ© avec un infirmier, un peu plus plus âgĂ© que moi, qui, en plus de son poste de titulaire dans un hĂ´pital semi-privĂ© ou privĂ©, fait des vacations Ă cĂ´tĂ© dans deux ou trois autres Ă©tablissements. Sa femme, Ă©galement infirmière, travaillait aussi beaucoup m’a-t’il appris mĂŞme si moins que lui. Il faisait ça depuis des annĂ©es, maintenant.
Pragmatique, celui-ci m’a expliquĂ© :
” J’ai besoin de gagner 5000 Ă 6000 euros par mois afin de conserver un certain mode de vie”. “Cela m’a permis de rembourser en moins de dix ans ( au lieu de 15 ou 16 ans) mon crĂ©dit immobilier. Maintenant, j’ai un grand appartement sur Paris”.
Lui et sa femme, sans enfants, avaient achetĂ© cet appartement il y a Ă peu près une dizaine d’annĂ©es. Auparavant, ils logeaient tous les deux dans une location qu’ils avaient obtenu grâce Ă l’Ă©quivalent du 1 pour cent patronal. D’oĂą un loyer plus “doux” que ceux pratiquĂ©s depuis Ă peu près une vingtaine d’annĂ©es, maintenant. Au fait, j’ai lu dans le supplĂ©ment gratuit du journal ” Les Echos” de ce mercredi 27 octobre 2021 que :
” 743 000 personnes sont en attente d’un logement social en Ă®le-de-France”.

Dans cet article intitulé 92 Des élus de gauche contre la crise du logement en Ile-de-France, on peut aussi lire que
” Cette crise touche aussi les foyers issus de la classe moyenne, dont les revenus sont trop Ă©levĂ©s pour espĂ©rer obtenir un logement social et trop faibles pour accĂ©der Ă la propriĂ©tĂ© Ă Paris ou dans la petite couronne.
C’est le cas notamment des fonctionnaires territoriaux, ou des infirmiers, qui ne peuvent pas toujours loger près de leur lieu de travail, explique Jacqueline Belhomme, maire de Malakoff”.
” Si l’on n’agit pas, ils seront 1 million Ă la fin du mandat municipal“, annonce Michel LeprĂŞtre, prĂ©sident de l’intercommunalitĂ© Grand Orly Seine Bièvre ( Val-de-Marne).

C’est aussi en première page de ce numĂ©ro du journal Les Echos que l’on apprend le ” triomphe boursier de la voiture Ă©lectrique Tesla” du PDG amĂ©ricain Elon Musk. Et qu’avec ” 1.OOO milliards de dollars de capitalisation boursière, Tesla vaut dĂ©sormais davantage que tous les constructeurs traditionnels rĂ©unis. Et cent fois plus que le français Renault ( premier constructeur automobile français)”. A la page 18, le journal Les Echos nous raconte le parcours d’Elon Musk jusqu’Ă son succès en bourse depuis la cotation de l’entreprise Tesla en 2010. Il y a 11 ans.
Dans un autre article, sur la mĂŞme page du journal Les Echos, on peut lire Elon Musk, l’homme qui vaut plus que Nike Ă lui tout seul. Puis, juste en dessous :
” Le patron de Tesla est dĂ©sormais l’homme le plus riche de la planète, avec une fortune estimĂ©e Ă 289 milliards de dollars”.

En comparaison, avec ses 5000 Ă 6000 euros par mois, cet infirmier qui a pu, avec sa femme, en cumulant les heures de travail par-ci, par-lĂ , en plus de son poste titulaire, se payer son grand appartement Ă Paris en moins de dix ans, apparaĂ®t d’un seul coup bien plus que microscopique. Pourtant, j’ai trouvĂ© les choix de cet infirmier et de sa femme plutĂ´t exemplaires. En termes d’anticipation et de rĂ©alisme. Lui qui avait pu me dire aussi que travailler autant, pour gagner aussi “bien” sa vie, avait aussi nĂ©cessitĂ©, nĂ©cessitait de sa part, des sacrifices. Mais qu’il ne les regrettait pas. Ce que je pouvais comprendre- sans tout Ă fait l’envier- puisque, devant moi, il Ă©tait encore suffisamment bien portant. Et qu’il avait pu se payer, avec sa femme, l’appartement qu’il souhaitait. Mais aussi des croisières. Certains investissements immobiliers dans son pays d’origine. Des repas dans des restaurants. Quelques jours plus tard, pour fĂŞter son anniversaire, il avait un repas prĂ©vu dans un restaurant en haut de la Tour Montparnasse. “Un très bon restaurant”, m’avait-il dit. Je n’ai pas encore regardĂ© les prix de ce restaurant. Mais j’imagine que ce restaurant est plus cher qu’un repas dans un restaurant kebab ou dans un Mac Do.
Au dĂ©but de ma carrière, et mĂŞme avant l’obtention de mon diplĂ´me d’infirmier lorsque mon niveau d’Ă©tudes (dès la fin de ma première annĂ©e d’Ă©tudes), m’avait donnĂ© l’Ă©quivalence du diplĂ´me d’aide soignant, j’avais commencĂ© Ă rencontrer, lors de vacations effectuĂ©es dans des cliniques, des infirmières et des infirmiers titulaires et qui, en parallèle, travaillaient dans un autre Ă©tablissement. Pour payer leurs impĂ´ts. Pour rembourser les crĂ©dits de leur maison.
C’Ă©tait il y a plus de trente ans. J’avais 20 ou 21 ans.
Le salaire d’une infirmière, aujourd’hui, au plus haut, après trente ans d’anciennetĂ©, c’est souvent moins de 3000 euros tous les mois. Allez, disons 3500 euros par mois en poussant très fort. Si l’on ajoute les primes. Les Ă©ventuelles nĂ©gociations de salaire. Si l’on travaille dans le privĂ©, avec les week-end travaillĂ©s, les jours fĂ©riĂ©s travaillĂ©s. Selon les horaires que l’on fait. Et, encore, il est possible que des collègues me disent que je suis optimiste. Je touche moins de 3000 euros par mois après bientĂ´t trente ans d’activitĂ© professionnelle . Sans les primes. J’habite dans une ville de banlieue, dans le Val d’Oise, Ă Argenteuil. Une ville situĂ©e Ă 11 minutes de la gare de Paris St Lazare par le train direct. Et qui n’est pas connue pour ĂŞtre la plus chère au mètre carrĂ© dès lors qu’il s’agit d’acheter dans l’immobilier. Y compris dans le Val d’Oise.
Entre l’exemple de la rĂ©ussite d’un Elon Musk; celle de ce collègue infirmier qui tourne tous les mois Ă 5000 ou 6000 euros avec son emploi fixe et ses vacations Ă cĂ´tĂ©; et moi avec mon salaire, moindre, on a dĂ©ja trois mondes, trois modes de vie, très violemment diffĂ©rents. Et trois salaires aussi très violemment opposĂ©s. Pourtant, tous les trois, Elon Musk, ce collègue infirmier et moi, nous sommes travailleurs.
Mais la valeur ajoutée au travail que, chacun, nous produisons, est très différente.
Pourtant, que ces secteurs dans lequel Elon Musk Ă©volue, dans lequel StĂ©phane Bancel, PDG de Moderna, Ă©volue, ou celui dans lequel, le collègue infirmier Ă 5000-6000 euros et moi, nous Ă©voluons, tous ces secteurs ont leur utilitĂ©. Mais d’après certains chiffres, l’entreprise d’Elon Musk et celle que reprĂ©sente StĂ©phane Bancel ont beaucoup plus d’importance et beaucoup plus de valeur boursière et commerciale que celle ” l’hĂ´pital, la clinique, un lieu de soins” dans laquelle ce collègue infirmier, moi et beaucoup d’autres Ă©voluons. D’après certaines valeurs ( commerciales, boursières et autres), ce collègue infirmier et moi, dès lors que nous avons fait le choix de devenir et de rester infirmiers, nous avons dĂ©cidĂ© d’accepter de faire partie des ratĂ©s du monde et de la sociĂ©tĂ©.
Et, si ce collègue infirmier et moi, au regard de ces chiffres, sommes dĂ©ja des personnes et des travailleurs dĂ©risoires, il existe encore des milliers, des millions de personnes plutĂ´t ( dans le milieu infirmier, hospitalier, en clinique, dans des services mĂ©dico-sociaux ou dans d’autres sphères professionnelles rĂ©munĂ©rĂ©es) qui sont encore bien plus dĂ©favorisĂ©es que nous. Et qui sont donc encore plus dĂ©considĂ©rĂ©es que nous.
Aujourd’hui, et depuis des annĂ©es, les mondes d’Elon Musk et de StĂ©phane Bancel sont supposĂ©s reprĂ©senter les seuls mondes valables de la modernitĂ© et du futur. Ce collègue infirmier et moi, et beaucoup d’autres, avec ou sans notre blouse, sommes supposĂ©s reprĂ©senter un monde ancien. Donc dĂ©passĂ©. Donc contournable. Donc dispensable. Il faut une pandĂ©mie, une crise ou une catastrophe extrĂŞme, spĂ©ciale ou Ă©pouvantable (des attentats, un tsunami, un gĂ©nocide, une guerre, une catastrophe nuclĂ©aire, un tremblement de terre, une inondation exceptionnelle avec beaucoup de morts….) pour se rappeler que des professions et des mĂ©tiers ( pas seulement soignants) anciens et traditionnels ont aussi leur importance dans une sociĂ©tĂ© qui se dit et se veut moderne, Ă©voluĂ©e, libre et dĂ©mocratique.
Or, nous sommes dans une sociĂ©tĂ© pour laquelle ĂŞtre moderne, cela signifie ĂŞtre amnĂ©sique; avoir une mĂ©moire partielle et sĂ©lective, briquer certains chiffres, administrer et s’agenouiller seulement devant une horreur plus grande, plus incontournable et plus durable que la nĂ´tre.
D’autres chiffres, nĂ©anmoins, restent des chiffres fantĂ´mes. Inexistants. Ils n’apparaissent jamais. Le mĂ©tier d’infirmier fait partie des mĂ©tiers apaisants, curatifs mais aussi prĂ©ventifs et rĂ©gulateurs d’une sociĂ©tĂ©. Combien de suicides Ă©vitĂ©s, combien de meurtres et d’agressions Ă©vitĂ©s parce-qu’ un patient a Ă©tĂ© bien reçu, a pu ĂŞtre bien soignĂ© par des soignants suffisamment en forme, suffisamment nombreux, disponibles et attachĂ©s Ă leur mĂ©tier ?
Ce genre de chiffres n’apparaĂ®t pas. Ils n’existent pas. Ce travail ne compte pas. On nous parle, Ă l’hĂ´pital, d’écrire ce que nous faisons. Mais, d’une part, on ne peut pas tout Ă©crire. On ne peut pas Ă©crire et faire et vivre. D’autre part, pourquoi Ă©crire Ă des personnes qui, de toutes façons, savent surtout voir et lire certains chiffres en particulier ?!
Je terminerai avec le chiffre deux.

Le chiffre deux :
Il y a deux ou trois semaines, maintenant, j’ai participé à une formation. Son but était de présenter l’institution aux nouveaux arrivants qu’elle emploie. Nouveaux arrivants dont je fais partie. Cela m’a donné l’occasion de découvrir de nouveaux lieux mais aussi de rencontrer d’autres personnes employées également par l’institution.Dont Sue….mère de plusieurs enfants, qui doit avoir au moins deux enfants. Sue est agent administratif dans l’institution. Cependant, en discutant avec elle vers la fin de la formation, j’ai appris qu’elle avait été aide-soignante pendant près de 15 ans. Dans un service de gériatrie ou un EHPAD. En quelques minutes, elle m’a alors raconté comment les mercredis, au lieu d’être trois aides soignantes, elle se retrouvait toute seule pour faire les toilettes des patients. Les patients à soulever. L’épaule qui s’abîme. L’arrêt de travail. L’obligation de se faire opérer. Le chirurgien qui lui dit :
« Si vous reprenez le travail, je serai obligé de vous opérer l’autre épaule ».
Les dĂ©marches ensuite aux Prudhommes. Des dĂ©marches difficiles, longues, qui ne lui ont pas tout fait donnĂ© raison. La perte irrĂ©versible d’une partie de la mobilitĂ© de son Ă©paule.
Ce qu’il y a de notable pour moi, en plus de la destruction de son corps et de son moral, c’est que cette histoire, je sais qu’elle a déjà existé il y a vingt ou trente ans. J’ai déjà fait des toilettes. J’ai porté et soulevé des patientes et des patients pour faire des toilettes dans un service de gériatrie. C’est beaucoup plus difficile à porter que les chiffres avec lesquels on nous tape dessus depuis des années.
Ensuite, il y a Dei…une ancienne collègue que j’ai connue il y a vingt ans dans un de mes prĂ©cĂ©dents services. Dans un service de soins et d’accueil urgents en pĂ©dopsychiatrie. Dei habite et travaille maintenant dans le sud de la France. Son travail lui plait beaucoup. A seulement dix minutes en voiture de chez elle.
« De toute façon, j’ai toujours été dans des services près de chez moi » me dit-elle.
Dei… est infirmière dans un service gériatrie. Des journées de travail de 12 heures. Ce qu’elle aime beaucoup, c’est le « relationnel » avec les patients. Et transmettre aux autres collègues. Elle me dit que travailler en pédopsychiatrie lui a beaucoup appris. Je comprends.
Je sais aussi, depuis trente ans, que s’il y avait plus de personnel dans les services de gériatrie, ce serait très gratifiant d’y travailler pour le relationnel. Mais, classiquement, les services de gériatrie manquent de personnel depuis trente ans. Les jeunes infirmiers diplômés fuient les services de gériatrie.
Lorsque Dei travaille, elle est responsable de….84 patients répartis sur trois services. Dei…m’explique, de bonne humeur, que dans chacun des services, il y a trois aides-soignantes. Divisons 84 par trois, cela donne quoi ? 28 patients par service.
Je n’ai pas poussé pour demander à Dei…si les patients sont suffisamment valides pour se déplacer ou pour se laver en toute autonomie. Déjà , pour moi, une infirmière toute seule pour 84 patients, pendant 12 heures, il y a quelque chose qui cloche. Mais c’est normal. Et ça, ça ne dérange pas nos grands vertébrés des chiffres.
Je ne connaissais pas ce chiffre de 84 patients pour une infirmière avant que Dei…ne me le donne. Malheureusement, ce chiffre comme celui de 3 aides soignantes pour 28 patients ne m’étonne pas, ne m’étonne plus. Avec ce que j’ai pu connaître ou entendre ailleurs. Alors que je devrais être étonné. Mais, même pour moi, ce chiffre est devenu « normal ». Ensuite, lorsque cela dérapera, si ça dérape, on nous parlera de maltraitance d’une soignante ou du personnel.
Je lui demande : ” Il y a toujours des kilos de mĂ©dicaments Ă donner aux patients ?”. Dei semble alors rĂ©aliser : ” Ah, lĂ , lĂ . C’est vrai qu’il y a beaucoup de mĂ©dicaments Ă donner…”. Trente ans sont passĂ©s pourtant depuis la dernière fois oĂą j’ai travaillĂ© dans un service de gĂ©riatrie.
Sur ses 12 heures de travail, Dei…me dit sans amertume que, normalement, elles/ils ont droit à « deux heures de pause ». Mais que, vu le travail à faire, elles/ils ne peuvent jamais prendre ces deux heures de pause.
Où sont nos grands pratiquants du chiffre ? Qu’attendent-ils pour rapidement corriger ce genre de désordre ? Comment peuvent-ils accepter que ça continue ? Sans doute que ces chiffres-là ne leur ont pas été communiqués ou ne leur parlent pas. Sans doute aussi que ce que connaissent Dei…et ses collègues font partie des exceptions. Dans tous les autres services de gériatrie de France, c’est certainement beaucoup mieux.
Mieux ? Dei m’apprend que, lorsqu’elle reprend le travail après plusieurs jours de repos, qu’elle arrive Ă 6h30.( Au lieu de 7h30 qui est son horaire de dĂ©but normal). Afin de pouvoir bien prendre le temps de lire les dossiers des patients. Je l’écoute. Je ne dis rien. Dei…est heureuse comme ça. Cela fait un peu plus de trois ans qu’elle travaille lĂ . Elle ne souffre pas. Et, tout le monde est content. Celles et ceux qui pelotent leurs chiffres en permanence et qui font une bonne affaire en Ă©tant dispensĂ©s de rĂ©munĂ©rer tout ce travail abattu gratis par Dei et toutes les infirmières et les personnels soignants et mĂ©dicaux-sociaux qui lui ressemblent et qui se comptent par….mince, je n’ai pas les chiffres. Donc, ça ne compte pas.
Dei m’apprend aussi que plusieurs de ses collègues ont prĂ©fĂ©rĂ© quitter le service. PlutĂ´t que de devoir accepter de se faire vacciner contre le Covid. Elle ne sait pas oĂą ces anciennes collègues sont parties travailler. Ni comment elles s’en sortent financièrement….
Ma compagne, Ă©galement infirmière, a Ă©tĂ© suspendue il y a quelques semaines pour avoir maintenu son refus de la vaccination anti-Covid ainsi que du pass sanitaire. Elle a touchĂ© son salaire du mois d’octobre tout Ă l’heure. Le gouvernement a appliquĂ© ce qu’il avait annoncĂ© cet Ă©tĂ© en cas de persistance du refus des soignants de se faire vacciner contre le Covid Ă compter du 15 octobre 2021. Ma compagne a touchĂ© pour ce mois d’octobre la somme de 246 euros.
La première page du journal L’HumanitĂ© de ce mercredi 27 octobre 2021 nous montre ( Ă Dieppe) ” des gilets jaunes déçus des mesures du gouvernement ( qui) relancent le mouvement“. Avec ce titre :
Pouvoir d’Achat ” Trois ans après, c’est pire”. En dernière page du journal L’HumanitĂ©, un article intitulĂ© Catherine Corsini porte la parole des soignants raconte le passage Ă la rĂ©daction de la rĂ©alisatrice dont le dernier film, La Fracture, sorti ce mercredi, raconte, en passant par un service d’urgence hospitalier, les “violences policières” et la “lutte des classes”.

Le Journal L’HumanitĂ©
Après avoir Ă©voquĂ© Elon Musk , lequel incarne le fracas de la rĂ©ussite sociale et Ă©conomique, et du monde de la bourse et de l’entreprise, cette image du journal l’HumanitĂ© nous ramène Ă un mĂ©dia, emblĂ©matique du Parti communiste français mais aussi d’un monde tous deux dĂ©suets, conquĂ©rants hiers ( autant qu’un Elon Musk aujourd’hui) mais qui feraient maintenant trainer leur extinction depuis très ( trop) longtemps. LĂ aussi, le contraste est très violent entre la vie de ces gilets jaunes ( dont quelques tĂ©moignages dans le journal L’HumanitĂ© nous expliquent qu’ils doivent survivre chaque mois avec des sommes comprises entre 830 et 1200 euros par mois) et les triomphes financiers ( et autres) au lance-flammes d’un Elon Musk. Ou d’un StĂ©phane Bancel, PDG de Moderna.
Devant cette première page de L’HumanitĂ©, comme les quelques autres fois oĂą j’ai pu le lire, mes sentiments restent partagĂ©s. Je ne sais pas si le journal est vraiment sincère et aussi optimiste et combattif que je devrais l’ĂŞtre ou que j’aurais dĂ» toujours l’ĂŞtre.
Je ne sais pas si les causes qu’il embrasse sont des causes qui ressemblent Ă des causes largement perdues d’avance parce-que le journal lui-mĂŞme a l’air de tenter le tout pour le tout pour survivre. Et qu’il n’a pas les moyens – auxquels il essaie encore de croire- pour vĂ©ritablement rĂ©sister et changer la donne d’une situation ou d’une cause.
Je ne sais donc pas qui, ici, des gilets jaunes, qui avaient créé un mouvement ( qui avait surpris beaucoup de “monde” au sein des partis politiques, des syndicats et les mĂ©dia) de contestation sociale, durable, très populaire et très influent il y a trois ans, ou du journal L’HumanitĂ©, a le plus besoin de l’autre ?
Le journal l’HumanitĂ© qui persiste dans une contrĂ©e, une croyance et un langage annexes dont beaucoup de monde a oubliĂ© ou rejetĂ© l’usage et l’existence ?
Ou le mouvement des gilets jaunes qui, lui, s’Ă©tait retrouvĂ© privĂ© de ses appels d’air par l’instauration des mesures gouvernementales de confinement, de couvre-feu, de restriction de dĂ©placement gĂ©ographique et d’interdictions de rassemblement pour cause, officiellement, d’urgence sanitaire en raison de la pandĂ©mie du Covid Ă partir du mois de mars 2020 ? ( voir Gilets jaunes, samedi 14 mars 2020)
Pourtant, bien des infirmières et des infirmiers pourraient se reconnaĂ®tre dans cet article du journal de l’HumanitĂ© Ă propos des gilets jaunes comme dans ce titre : ” MĂŞme avec deux salaires, c’est difficile”.

Mais, peut-ĂŞtre que plus que sa mise en page et son langage ringards, que ce qui est le plus reprochĂ© instinctivement Ă l’HumanitĂ©, c’est la dĂ©faite, la fuite ou la trahison d’une vraie gauche sociale, humanitaire et universelle en laquelle beaucoup trop d’entre nous ont fait l’erreur de croire.
Une faute que le journal L’HumanitĂ© porte plus que d’autres mĂ©dia sur ses colonnes. Telle la croix que le Christ a dĂ» porter lui-mĂŞme. A ceci près que le Christ, s’il a souffert sur le trajet de son supplice, s’il a agonisĂ©, a bien fini par partir. MĂŞme si, c’Ă©tait pour, officiellement, revenir et ressusciter ensuite. Alors que le journal L’HumanitĂ©, lui, mĂŞme crucifiĂ©, dĂ©savouĂ© et dĂ©sertifiĂ©, ne trĂ©passe pas.
Le pass sanitaire
Le pass sanitaire, lui, devait s’arrĂŞter en novembre de cette annĂ©e. DĂ©sormais, le gouvernement parle , pour cause de “vigilance sanitaire”, d’une prolongation du pass sanitaire jusqu’en juin 2022. Ce qui impliquera, bien-sĂ»r, de devoir rester Ă jour question vaccination anti-Covid. Et, donc, sans doute pour des millions de Français de recevoir une troisième injection de vaccin anti-Covid entre-temps. On a l’impression que depuis le premier confinement, le gouvernement passe rĂ©gulièrement son temps Ă demander aux Français de faire plus d’efforts pour le mettre Ă l’aise, lui. Afin qu’il puisse garder une bonne marge de manoeuvre, confortable, afin de fournir de son cĂ´tĂ© assez peu d’efforts. Ou pour donner l’illusion et se donner l’illusion qu’il fait de grands efforts lorsqu’il fait quelques gestes. On dirait presque que le gouvernement souffre beaucoup plus que les Français de la pandĂ©mie du Covid et de toutes les mesures restrictives qui en ont dĂ©coulĂ© depuis l’annĂ©e dernière. Et que c’est plus au chevet du gouvernement qu’il faudrait ĂŞtre qu’Ă celui des Français.
Dans le journal Les Echos de ce mercredi 27 octobre 2021, Ă nouveau, le philosophe Gaspard Koenig, prĂ©sident du think tank GenerationLibre s’exprime sur le sujet de la longĂ©vitĂ© du pass sanitaire dans son article intitulĂ© Vigilance sanitaire et privation de libertĂ©s.

Dans cet article, Koenig écrit entre-autres :
” (….) Pourtant, le gouvernement envisage le renforcement du passe, en le conditionnant Ă une troisième dose, en donnant aux directeurs d’Ă©cole des pouvoirs de vĂ©rification ( charmante conception de l’instruction publique) ( ….)”.
” (…..) Le ministre de la SantĂ©, qui s’engageait encore en janvier dernier devant la Commission des lois Ă ne pas recourir au passe, explique aujourd’hui que celui-ci restera en vigueur tant que ” le Covid ne disparaĂ®t pas de nos vies”. Autant dire pour toujours. Car la “vigilance sanitaire” pourra indĂ©finiment ĂŞtre justifiĂ©e par un nouveau variant ou sous-variant, une reprise Ă©pidĂ©mique ici ou lĂ , une Ă©nième dose de rappel, ou simplement la probabilitĂ© d’apparition d’un nouveau virus. Si l’on accepte ce raisonnement, on discutera bientĂ´t de vigilance sĂ©curitaire ou environnementale. On nous privera de libertĂ© ” au cas oĂą”. François Sureau Ă©voque dĂ©ja la “dĂ©rive autoritaire” de nos sociĂ©tĂ©s ( …..)”.
” (…) Le plus grand danger est celui de l’accoutumance. LassĂ©s de ces dĂ©bats anxiogènes, la plupart de nos concitoyens se rĂ©signent. Nous nous habituons Ă demander une autorisation pour vivre notre vie et Ă nous fliquer les uns les autres. Le gouvernement trouve bien pratique de nous laisser un fil Ă la patte : pourquoi nous Ă©pargner une servitude que nous semblons rechercher ? (….)”.
La “variation” infirmière
Bien-sĂ»r, Sue, l’ancienne aide-soignante, et Dei et toutes celles et tous ceux qui ont travaillĂ© ou qui travaillent dans des conditions Ă peu près Ă©quivalentes, si on leur prĂ©sente un micro se sentiront souvent illĂ©gitimes pour donner leur avis. Ou seront mal Ă l’aise pour exprimer ce qu’un Ministre, un directeur d’hĂ´pital, une psychologue ou un mĂ©decin pourra ou saura dire s’il a ou si elle a Ă s’exprimer Ă propos de son propre travail. Donc, lĂ , aussi, ce qu’ont vĂ©cu ou vivent Sue et Dei au travail, dans un service de gĂ©riatrie ou dans un autre service Ă l’hĂ´pital ou dans une clinique, ça ne compte pas. ça n’existe pas. Il n’y a pas de chiffres pour ça. On va me parler du nombre des arrĂŞts de travail. Mais toutes les fois oĂą Sue, avant de se dĂ©molir l’Ă©paule, avait trop portĂ© ou s’Ă©tait retrouvĂ©e seule. Toutes les fois oĂą Dei a acceptĂ© l’inacceptable qu’elle trouve tellement normal qu’elle ne m’en a pas parlĂ©. Cela n’est pas comptabilisĂ©. Cette comptabilitĂ© destructrice se dĂ©compte dans le corps et dans le moral des soignants.
La profession infirmière, une profession qui avance, Ă©clairĂ©e par des chiffres qui lui tombent dessus, avec lesquels elle doit faire. Et se taire. Telle une femme battue qui va s’en prendre une si elle se met Ă parler et Ă penser.
Franck Unimon, Jeudi 28 octobre 2021.