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Tuer des noix de coco

La Guadeloupe, fin décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

                         Tuer des noix de coco

Depuis mon retour de Guadeloupe, j’ai l’impression d’avoir une petite vie. Ainsi qu’une petite bite. Cela a commencĂ© dans l’avion, pendant le vol du retour, alors que je voyais la Guadeloupe parcheminĂ©e et Ă©lectrifiĂ©e de lumiĂšre s’éloigner tout en bas. Je ne crois pas que partir vivre en Guadeloupe me donnerait plus de virilitĂ©.

Et, je crois ĂȘtre suffisamment immunisĂ© contre la croyance qui consisterait Ă  idĂ©aliser tout le bleu que l’on peut y trouver.

Vue depuis la Pointe des Chùteaux, commune de Saint-François, Guadeloupe, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Mais dans l’habitacle de l’avion suspendu dans l’air, alors que je regardais Ă  travers le hublot, je me trouvais Ă©videmment au chevet de mes pensĂ©es et de ma conscience. Dans un de ces moments, oĂč, telles des vagues, certains reflets de notre luciditĂ© nous parviennent puis repartent ou disparaissent si on les laisse faire. Si on l’accepte. Si on les rejette.

J’écris aussi pour essayer d’avoir une (plus) grande vie. Si j’ai eu l’impression d’avoir une petite vie, c’est sĂ»rement parce-que, soudainement, dans l’avion, je me suis aperçu que j’avais trop souvent pris soin de certaines conventions au dĂ©triment de mon inspiration et de mon intuition. Et, chaque fois que j’écris, j’essaie de remĂ©dier Ă  ce dĂ©tournement.

J’étais en train d’écrire, il y a quelques jours, chez mes parents, Ă  Sainte-Rose, lorsque devant le « studio » (plutĂŽt un F2 d’une bonne cinquantaine de mĂštres carrĂ©s), j’ai commencĂ© Ă  entendre un bruit rĂ©pĂ©tĂ© et plutĂŽt sec. MalgrĂ© mes dix sĂ©jours ici depuis mes sept ans, entre 1975 et 2023, je n’ai pas identifiĂ© ce bruit.

Citadin nĂ© et Ă©duquĂ© en rĂ©gion parisienne, je suis ce que mes compatriotes peuvent appeler un Moun Frans’ (  terme plutĂŽt mĂ©prisant au dĂ©part pour dĂ©signer celle ou celui qui est nĂ©(e)ou qui a Ă©tĂ© “fait(e)” en France ). J’avais sept ans la premiĂšre fois qu’en colĂšre, une mĂšre, Ă  Morne-Bourg, m’avait traitĂ© de Moun Frans’ pour une maladresse que j’avais dĂ» faire.

Depuis, j’ai transformĂ© cette expression de Moun Frans’…en Moon France. Cet article est dans la catĂ©gorie Moon France et Voyage de mon blog.  

Mais il y a aussi l’expression ” C’est un bounty ! ” que m’avait apprise un collĂšgue d’origine guyanaise. Aucun rapport avec les rĂ©voltĂ©s du Bounty. Le ou la bounty, c’est celle ou celui qui ne connaĂźt pas son pays ( ici, la Guadeloupe) :

Noir(e) Ă  l’extĂ©rieur et blanc/che Ă  l’intĂ©rieur. Une vraie lessive. Plus blanc/che que blanc/che.

Il y a aussi l’expression NĂ©gropolitain. Celui-ci n’a rien Ă  voir avec le Napolitain.

Il y a quelques jours, donc, alors que j’Ă©tais encore en Guadeloupe chez mes parents, le  Moun Frans’/ bounty/ nĂ©gropolitain que je suis qui Ă©tait occupĂ© Ă  Ă©crire sur son ordinateur portable a voulu, une fois de plus, en savoir plus. 

J’ai ouvert les portes en bois du studio.

C’était ma mĂšre, 75 ans, debout en haut d’un escabeau, son sabre (une machette) Ă  la main. Elle finissait de tuer (cueillir) une grappe de noix de coco. Mais aussi de nettoyer l’arbre.

Chez mes parents, fin dĂ©cembre 2023. On aperçoit sur la gauche l’arme du “crime” qui a servi Ă  tuer les noix de coco. Photo©Franck.Unimon

Je suis allĂ© la rejoindre. A peine trois mĂštres nous sĂ©paraient. J’étais restĂ© sur l’idĂ©e, dont elle m’avait informĂ© la veille, que ce matin, elle partirait faire de la marche Ă  5h30. J’avais oubliĂ© cette histoire de noix de coco dont elle m’avait parlĂ© un ou deux jours plus tĂŽt.

Ma mĂšre n’avait pas encore pris son petit-dĂ©jeuner tout comme moi. Dans la brouette se trouvaient une dizaine de noix de coco et une grappe de bananes poyo.

Les victimes vues de plus prÚs, fin décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Elle est partie chercher des feuilles de patchouli. Et, en se servant d’eau de pluie qu’elle avait versĂ©e dans un seau, elle a lavĂ© les noix de coco « Car les rats montent dans l’arbre Â» m’a-t’elle expliquĂ©.

Alors qu’elle s’activait, debout et courbĂ©e devant moi, je lui ai demandĂ© :

« Tu ne t’assieds pas ?! Â».

Tout en continuant, elle m’a rĂ©pondu :

« Le banc est lĂ  -haut, dans la maison. De toute façon, je n’en n’ai pas pour longtemps
 Â». 

« Moi, aussi, je n’en n’ai pas pour longtemps
 Â». Je suis parti lui chercher le banc. Ma mĂšre s’est assise dessus sans rien dire avec un certain soulagement.

Nous avons continuĂ© de discuter tandis qu’elle s’affairait. L’aider ? Je l’aurais plutĂŽt ralentie.

Ensuite, ma mĂšre m’a montrĂ© des pieds de patchouli, de dafalgan, d’efferalgan. Je les ai sentis pour essayer de les retenir dans ma mĂ©moire.

En 2023, on opposait et on classifiait gĂ©nĂ©ralement les gens selon leur rĂ©ussite sociale et Ă©conomique, leurs caractĂ©ristiques culturelles, physiques et personnelles ou d’aprĂšs la plaque d’immatriculation de leur vĂ©hicule.

En 2024, ce sera identique.

Nous nous imprĂ©gnons tous des conventions que nous apprenons et voyons dans l’environnement dans lequel nous grandissons. Cela nous influence et contribue Ă  faire de nous, quel que soit notre Pouvoir et notre Savoir, des ĂȘtres plus ou moins performants, plus ou moins adĂ©quats, plus ou moins dĂ©sirables et plus ou moins heureux.

Maman, à la Pointe des Chùteaux, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Ma mĂšre, aide-soignante en rĂ©animation pendant des annĂ©es en rĂ©gion parisienne – jusqu’à son dĂ©part en prĂ©-retraite en 1999- a vĂ©cu en France un peu plus de trente ans tout comme mon pĂšre. Tous deux avaient une vingtaine d’annĂ©es lorsqu’ils ont quittĂ© leur Guadeloupe natale Ă  la fin des annĂ©es 60.

Ces gestes qu’elle a accomplis pratiquement devant moi, tuer des noix de cocos, les laver, elle ne les a pas appris à Sciences Po. Elle les avait appris bien avant que je n’entende ces mots de Sciences Po pour la premiùre fois.

Jamais, en France, je n’ai vu ma mĂšre et mon pĂšre tuer des noix de coco. Que ce soit devant notre immeuble HLM ou dans le jardin de ce pavillon de banlieue qu’ils avaient fini par acheter Ă  crĂ©dit Ă  Cergy-Pontoise au milieu des annĂ©es 80 en s’éloignant de trente kilomĂštres de la ville de Nanterre oĂč ils avaient continuĂ© de travailler. Elle, Ă  l’hĂŽpital et lui Ă  la Poste.

J’ai demandĂ© Ă  ma mĂšre :

– Qui t’a appris Ă  faire ça ? ».

– Je ne sais pas. Un frĂšre ou ma mĂšre. J’ai dĂ» voir faire quelqu’un. Quand tu vois faire, ensuite, tu essaies de faire pareil
..

– Tu avais quel Ăąge quand tu as appris ça ? .

– J’étais jeune
je devais avoir 10-12 ans
..

 

Ce que j’ai appris et ce que j’apprends me permet de l’écrire quand j’y pense. Mais pas toujours de l’appliquer ou de le vivre. EduquĂ© ou bien Ă©duquĂ©, je pourrai sans doute parler du livre Une soudaine libertĂ© de Thomas Chatterton Williams ou de Le CƓur sur la table de Victoire Tuaillon, le livre que j’ai le plus offert Ă  la fin de cette annĂ©e 2023. Mais cela ne me permettra pas de connaĂźtre l’usage d’un sabre et de tuer des noix de coco comme ma mĂšre ou mon pĂšre.

Bien-sĂ»r, par chez moi, en rĂ©gion parisienne et lĂ  oĂč je rĂ©side principalement, les cocotiers, s’il y en a, savent se tenir Ă  distance  de la connaissance et de la vue telles ces crĂ©atures fantastiques ou lĂ©gendaires dont on peut entendre parler.

Aussi, je n’ai pas une grande nĂ©cessitĂ© a priori Ă  apprendre Ă  me servir de cette machette fabriquĂ©e au BrĂ©sil (j’ai regardĂ©) utilisĂ©e par ma mĂšre afin de tuer des noix de coco.

On ne brille pas dans les soirĂ©es, sur une piste de danse, sur un plateau tĂ©lĂ© ou lors d’un casting en sachant tuer des noix de coco. On ne serre pas plus de meufs ou de mecs sur Insta, au travail ou Ă  un barbecue en rĂ©gion parisienne ou dans une autre ville de France parce-que l’on sait faire pousser des ignames jaunes, occire un cochon comme un de mes oncles paternels et faire du boudin avec.

Ces Savoirs ont par contre toute leur importance Ă  la campagne, en Guadeloupe et ailleurs, lorsque la recherche de la survie est au menu dans un milieu naturel, lors d’une guerre ou d’une catastrophe ou dans des Ă©missions ou des films grand public tels que Koh-Lantah ou Hunger Games. Ou lorsque des touristes ou des voyageurs sont de passage et viennent dĂ©couvrir « autre chose» qui les dĂ©payse. 

Sauf que chaque Savoir est entouré de ses croyances et de ses valeurs. De ses codes et de sa langue ou de son langage. Mais aussi de ses hameçons.

On peut se marrer devant certaines de ces croyances et de ces valeurs ou avoir du mal Ă  les avaler mais il me semble pourtant que c’est comme ça dans chaque rĂ©gion du monde, dans chaque microcosme, aujourd’hui comme demain.

ImprĂ©gnĂ© des valeurs et des croyances campagnardes et traditionnelles de ma famille aussi bien paternelle que maternelle, mĂȘme sans avoir jamais essayĂ© de faire pousser un igname ou de tuer une noix de coco, j’ai Ă©tĂ© formĂ© puis influencĂ© par elles lors de mes voyages et de mes rencontres depuis des annĂ©es.

Pour le meilleur et aussi pour le pire :

Il m’est arrivĂ© d’ĂȘtre mal inspirĂ© dans mes rencontres personnelles et intimes. Amicales comme amoureuses. Mais aussi pour prendre certaines dĂ©cisions de tout ordre.

Et, en buvant ce matin-lĂ , Ă  jeun, avant mon petit-dĂ©jeuner, l’eau d’une des noix de coco que ma mĂšre m’a ensuite tendu, puis en mangeant ensuite avec plaisir le lait qu’elle avait retirĂ© de plusieurs de ces noix de coco, j’ai, sans mĂȘme y penser, comme des milliards d’ĂȘtres humains en ce dĂ©but d’annĂ©e, renouvelĂ© le pacte qui me liait Ă  mes parents et Ă  mes origines familiales. 

Parce-que c’est d’abord eux qui m’ont appris ou montrĂ© comment vivre.

Ensuite, il faut grandir. Apprendre à lire et à ajuster ce que l’on a reçu.

Savoir transposer lĂ  oĂč l’on est ce que nos parents- et nos maitres comme nos modĂšles- nous ont appris et montrĂ© en se taillant si possible une vie sur mesure qui, d’une part, les rassure, mais aussi, nous permet les meilleures aventures.

Vue depuis la Pointe des Chùteaux, le 25 décembre 2023. Photo©Franck.Unimon

Franck Unimon, ce lundi 1er janvier 2024.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

2 réponses sur « Tuer des noix de coco »

Hola Franck! trĂšs Ă©mouvant, c’est ça l’histoire, ce qui fabrique nos Ăąmes, nos corps et nos coeurs. Un bien bel hommage aux ancĂȘtres qui ont su entretenir pour nous le jardin dans lequel nous avons appris les goĂ»ts infinis de la vie. A bientĂŽt j’espĂšre!

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