Tuer des noix de coco
Depuis mon retour de Guadeloupe, jâai lâimpression dâavoir une petite vie. Ainsi quâune petite bite. Cela a commencĂ© dans lâavion, pendant le vol du retour, alors que je voyais la Guadeloupe parcheminĂ©e et Ă©lectrifiĂ©e de lumiĂšre sâĂ©loigner tout en bas. Je ne crois pas que partir vivre en Guadeloupe me donnerait plus de virilitĂ©.
Et, je crois ĂȘtre suffisamment immunisĂ© contre la croyance qui consisterait Ă idĂ©aliser tout le bleu que lâon peut y trouver.
Mais dans lâhabitacle de lâavion suspendu dans lâair, alors que je regardais Ă travers le hublot, je me trouvais Ă©videmment au chevet de mes pensĂ©es et de ma conscience. Dans un de ces moments, oĂč, telles des vagues, certains reflets de notre luciditĂ© nous parviennent puis repartent ou disparaissent si on les laisse faire. Si on lâaccepte. Si on les rejette.
JâĂ©cris aussi pour essayer dâavoir une (plus) grande vie. Si jâai eu lâimpression dâavoir une petite vie, câest sĂ»rement parce-que, soudainement, dans lâavion, je me suis aperçu que jâavais trop souvent pris soin de certaines conventions au dĂ©triment de mon inspiration et de mon intuition. Et, chaque fois que jâĂ©cris, jâessaie de remĂ©dier Ă ce dĂ©tournement.
JâĂ©tais en train dâĂ©crire, il y a quelques jours, chez mes parents, Ă Sainte-Rose, lorsque devant le « studio » (plutĂŽt un F2 dâune bonne cinquantaine de mĂštres carrĂ©s), jâai commencĂ© Ă entendre un bruit rĂ©pĂ©tĂ© et plutĂŽt sec. MalgrĂ© mes dix sĂ©jours ici depuis mes sept ans, entre 1975 et 2023, je n’ai pas identifiĂ© ce bruit.
Citadin nĂ© et Ă©duquĂ© en rĂ©gion parisienne, je suis ce que mes compatriotes peuvent appeler un Moun Frans’ ( terme plutĂŽt mĂ©prisant au dĂ©part pour dĂ©signer celle ou celui qui est nĂ©(e)ou qui a Ă©tĂ© “fait(e)” en France ). J’avais sept ans la premiĂšre fois qu’en colĂšre, une mĂšre, Ă Morne-Bourg, m’avait traitĂ© de Moun Frans’ pour une maladresse que j’avais dĂ» faire.
Depuis, j’ai transformĂ© cette expression de Moun Frans’…en Moon France. Cet article est dans la catĂ©gorie Moon France et Voyage de mon blog.
Mais il y a aussi l’expression ” C’est un bounty ! ” que m’avait apprise un collĂšgue d’origine guyanaise. Aucun rapport avec les rĂ©voltĂ©s du Bounty. Le ou la bounty, c’est celle ou celui qui ne connaĂźt pas son pays ( ici, la Guadeloupe) :
Noir(e) Ă l’extĂ©rieur et blanc/che Ă l’intĂ©rieur. Une vraie lessive. Plus blanc/che que blanc/che.
Il y a aussi l’expression NĂ©gropolitain. Celui-ci n’a rien Ă voir avec le Napolitain.
Il y a quelques jours, donc, alors que j’Ă©tais encore en Guadeloupe chez mes parents, le Moun Frans’/ bounty/ nĂ©gropolitain que je suis qui Ă©tait occupĂ© Ă Ă©crire sur son ordinateur portable a voulu, une fois de plus, en savoir plus.
Jâai ouvert les portes en bois du studio.
CâĂ©tait ma mĂšre, 75 ans, debout en haut dâun escabeau, son sabre (une machette) Ă la main. Elle finissait de tuer (cueillir) une grappe de noix de coco. Mais aussi de nettoyer lâarbre.
Je suis allĂ© la rejoindre. A peine trois mĂštres nous sĂ©paraient. JâĂ©tais restĂ© sur lâidĂ©e, dont elle mâavait informĂ© la veille, que ce matin, elle partirait faire de la marche Ă 5h30. Jâavais oubliĂ© cette histoire de noix de coco dont elle mâavait parlĂ© un ou deux jours plus tĂŽt.
Ma mĂšre nâavait pas encore pris son petit-dĂ©jeuner tout comme moi. Dans la brouette se trouvaient une dizaine de noix de coco et une grappe de bananes poyo.
Elle est partie chercher des feuilles de patchouli. Et, en se servant dâeau de pluie quâelle avait versĂ©e dans un seau, elle a lavĂ© les noix de coco « Car les rats montent dans lâarbre » mâa-tâelle expliquĂ©.
Alors quâelle sâactivait, debout et courbĂ©e devant moi, je lui ai demandĂ© :
« Tu ne tâassieds pas ?! ».
Tout en continuant, elle mâa rĂ©pondu :
« Le banc est lĂ -haut, dans la maison. De toute façon, je nâen nâai pas pour longtemps⊠».
« Moi, aussi, je nâen nâai pas pour longtemps⊠». Je suis parti lui chercher le banc. Ma mĂšre sâest assise dessus sans rien dire avec un certain soulagement.
Nous avons continuĂ© de discuter tandis quâelle sâaffairait. Lâaider ? Je lâaurais plutĂŽt ralentie.
Ensuite, ma mĂšre mâa montrĂ© des pieds de patchouli, de dafalgan, dâefferalgan. Je les ai sentis pour essayer de les retenir dans ma mĂ©moire.
En 2023, on opposait et on classifiait gĂ©nĂ©ralement les gens selon leur rĂ©ussite sociale et Ă©conomique, leurs caractĂ©ristiques culturelles, physiques et personnelles ou dâaprĂšs la plaque dâimmatriculation de leur vĂ©hicule.
En 2024, ce sera identique.
Nous nous imprĂ©gnons tous des conventions que nous apprenons et voyons dans lâenvironnement dans lequel nous grandissons. Cela nous influence et contribue Ă faire de nous, quel que soit notre Pouvoir et notre Savoir, des ĂȘtres plus ou moins performants, plus ou moins adĂ©quats, plus ou moins dĂ©sirables et plus ou moins heureux.
Ma mĂšre, aide-soignante en rĂ©animation pendant des annĂ©es en rĂ©gion parisienne – jusquâĂ son dĂ©part en prĂ©-retraite en 1999- a vĂ©cu en France un peu plus de trente ans tout comme mon pĂšre. Tous deux avaient une vingtaine dâannĂ©es lorsquâils ont quittĂ© leur Guadeloupe natale Ă la fin des annĂ©es 60.
Ces gestes quâelle a accomplis pratiquement devant moi, tuer des noix de cocos, les laver, elle ne les a pas appris Ă Sciences Po. Elle les avait appris bien avant que je nâentende ces mots de Sciences Po pour la premiĂšre fois.
Jamais, en France, je nâai vu ma mĂšre et mon pĂšre tuer des noix de coco. Que ce soit devant notre immeuble HLM ou dans le jardin de ce pavillon de banlieue quâils avaient fini par acheter Ă crĂ©dit Ă Cergy-Pontoise au milieu des annĂ©es 80 en sâĂ©loignant de trente kilomĂštres de la ville de Nanterre oĂč ils avaient continuĂ© de travailler. Elle, Ă lâhĂŽpital et lui Ă la Poste.
Jâai demandĂ© Ă ma mĂšre :
– Qui tâa appris Ă faire ça ? ».
– Je ne sais pas. Un frĂšre ou ma mĂšre. Jâai dĂ» voir faire quelquâun. Quand tu vois faire, ensuite, tu essaies de faire pareilâŠ..
– Tu avais quel Ăąge quand tu as appris ça ? .
– JâĂ©tais jeuneâŠje devais avoir 10-12 ansâŠ..
Ce que jâai appris et ce que jâapprends me permet de lâĂ©crire quand jây pense. Mais pas toujours de lâappliquer ou de le vivre. EduquĂ© ou bien Ă©duquĂ©, je pourrai sans doute parler du livre Une soudaine libertĂ© de Thomas Chatterton Williams ou de Le CĆur sur la table de Victoire Tuaillon, le livre que jâai le plus offert Ă la fin de cette annĂ©e 2023. Mais cela ne me permettra pas de connaĂźtre lâusage dâun sabre et de tuer des noix de coco comme ma mĂšre ou mon pĂšre.
Bien-sĂ»r, par chez moi, en rĂ©gion parisienne et lĂ oĂč je rĂ©side principalement, les cocotiers, sâil y en a, savent se tenir Ă distance de la connaissance et de la vue telles ces crĂ©atures fantastiques ou lĂ©gendaires dont on peut entendre parler.
Aussi, je nâai pas une grande nĂ©cessitĂ© a priori Ă apprendre Ă me servir de cette machette fabriquĂ©e au BrĂ©sil (jâai regardĂ©) utilisĂ©e par ma mĂšre afin de tuer des noix de coco.
On ne brille pas dans les soirĂ©es, sur une piste de danse, sur un plateau tĂ©lĂ© ou lors dâun casting en sachant tuer des noix de coco. On ne serre pas plus de meufs ou de mecs sur Insta, au travail ou Ă un barbecue en rĂ©gion parisienne ou dans une autre ville de France parce-que lâon sait faire pousser des ignames jaunes, occire un cochon comme un de mes oncles paternels et faire du boudin avec.
Ces Savoirs ont par contre toute leur importance Ă la campagne, en Guadeloupe et ailleurs, lorsque la recherche de la survie est au menu dans un milieu naturel, lors dâune guerre ou dâune catastrophe ou dans des Ă©missions ou des films grand public tels que Koh-Lantah ou Hunger Games. Ou lorsque des touristes ou des voyageurs sont de passage et viennent dĂ©couvrir « autre chose» qui les dĂ©payse.
Sauf que chaque Savoir est entouré de ses croyances et de ses valeurs. De ses codes et de sa langue ou de son langage. Mais aussi de ses hameçons.
On peut se marrer devant certaines de ces croyances et de ces valeurs ou avoir du mal Ă les avaler mais il me semble pourtant que câest comme ça dans chaque rĂ©gion du monde, dans chaque microcosme, aujourdâhui comme demain.
ImprĂ©gnĂ© des valeurs et des croyances campagnardes et traditionnelles de ma famille aussi bien paternelle que maternelle, mĂȘme sans avoir jamais essayĂ© de faire pousser un igname ou de tuer une noix de coco, jâai Ă©tĂ© formĂ© puis influencĂ© par elles lors de mes voyages et de mes rencontres depuis des annĂ©es.
Pour le meilleur et aussi pour le pire :
Il mâest arrivĂ© dâĂȘtre mal inspirĂ© dans mes rencontres personnelles et intimes. Amicales comme amoureuses. Mais aussi pour prendre certaines dĂ©cisions de tout ordre.
Et, en buvant ce matin-lĂ , Ă jeun, avant mon petit-dĂ©jeuner, lâeau dâune des noix de coco que ma mĂšre mâa ensuite tendu, puis en mangeant ensuite avec plaisir le lait quâelle avait retirĂ© de plusieurs de ces noix de coco, jâai, sans mĂȘme y penser, comme des milliards dâĂȘtres humains en ce dĂ©but dâannĂ©e, renouvelĂ© le pacte qui me liait Ă mes parents et Ă mes origines familiales.
Parce-que câest dâabord eux qui mâont appris ou montrĂ© comment vivre.
Ensuite, il faut grandir. Apprendre Ă lire et Ă ajuster ce que lâon a reçu.
Savoir transposer lĂ oĂč lâon est ce que nos parents- et nos maitres comme nos modĂšles- nous ont appris et montrĂ© en se taillant si possible une vie sur mesure qui, dâune part, les rassure, mais aussi, nous permet les meilleures aventures.
Franck Unimon, ce lundi 1er janvier 2024.
2 réponses sur « Tuer des noix de coco »
Hola Franck! trĂšs Ă©mouvant, c’est ça l’histoire, ce qui fabrique nos Ăąmes, nos corps et nos coeurs. Un bien bel hommage aux ancĂȘtres qui ont su entretenir pour nous le jardin dans lequel nous avons appris les goĂ»ts infinis de la vie. A bientĂŽt j’espĂšre!
Bonjour mariejo, merci pour ton commentaire. Je suis content que l’article t’ait plu. A bientĂŽt, oui.