Japon Juillet 2024 : Les Maitres du Masters Tour
« Les Maitres sont les Maitres. Au mieux, je suis un centimÚtre ».
Le terme « Maitre » est un des reflets de notre ambivalence.
Il peut rappeler des mauvais souvenirs. Il semble sĂ©parer les mondes dâhier dont nous somme les fruits que lâon fuit et ceux dâaujourdâhui que lâon prĂ©fĂšre. Comme sâil Ă©tait possible de creuser une tranchĂ©e entre les deux et dây entrer.
Le « Maitre » peut rappeler lâinstituteur de lâĂ©cole primaire ou celui dont dĂ©pend lâesclave.
Personne nâaime vĂ©ritablement se rappeler certains moments humiliants et publics de son histoire.
Mais le « Maitre » est aussi celle ou celui qui peut et sait guider et rĂ©parer. En particulier vers la vie et lâoptimisme. Y compris dans le secret.
Il existe des Maitres dans beaucoup de domaines dans toutes les cultures Ă tous les Ăąges de lâĂ©volution et dans toutes les classes sociales. Mais, la plupart du temps, nous ne le percevons pas.
Par ailleurs, le terme de « Maitre » est anachronique tout autant que futuriste.
Et les Arts Martiaux véhiculent cette outrance ou cette ambivalence.
Car on peut trouver anachronique voire stupide que des gens, en 2024 et plus tard, puissent encore continuer de choisir de porter kimono, hakama, dâautres Ă©lĂ©ments vestimentaires mais aussi adopter certaines attitudes. Et, tout cela, afin de transpirer et suivre des rituels et des traditions dâun ancien temps mais aussi dâune culture qui nâest pas forcĂ©ment la leur. Alors quâil suffit de faire un rĂ©gime alimentaire, de subir une intervention chirurgicale, de prendre un coach ou de faire du fitness ou du cross-fit pour perdre du poids et pouvoir se mettre en maillot de bain en Ă©tĂ© au bord de la plage en Ă©tant fier de son allure.
Toute Ă©poque a ses intĂ©grismes et ses artifices aussi sĂ©duisants soient-ils. Et, si mon attachement Ă certaines valeurs dites traditionnelles me rapproche des Arts Martiaux, jâai aussi appris que les traditions, Ă elles seules, ne sont pas des sanctuaires idylliques. Il faut des personnes, des femmes, des hommes et aussi des enfants qui sachent les interprĂ©ter et les perpĂ©tuer de maniĂšre vivante et optimiste.
Au Masters Tour de juillet 2024, nous avons eu le privilĂšge de rencontrer plusieurs Maitres dâArts Martiaux. Mon prĂ©cĂ©dent article, Japon Juillet 2024 : Le Retour , fut long Ă Ă©crire et Ă lire. Celui-ci est entre trois Ă six fois plus court.
Hormis Hino Akira Sensei approchĂ© lors dâun stage organisĂ© par LĂ©o Tamaki au cercle Tissier Ă Vincennes fin 2022, je dĂ©couvrais les autres Sensei. Des Maitres et des personnes que LĂ©o Tamaki, et quelques autres, avaient rĂ©guliĂšrement rencontrĂ© depuis au moins une quinzaine dâannĂ©es !
Ces hommes, ces Maitres, ont consacrĂ© leurs vies aux Arts Martiaux Ă un point difficilement concevable. Comme lâon porterait des mĂ©taux Ă une tempĂ©rature particuliĂšrement Ă©levĂ©e, ils se sont forgĂ©s. Sans se rompre. Il faut le rappeler car nous sommes nombreux Ă avoir eu des projets ou des aspirations auxquelles nous avons dĂ» partiellement ou totalement renoncer.
La premiĂšre leçon du Maitre, câest peut-ĂȘtre dâĂȘtre une incarnation, devant nous, de cette forme dâaccomplissement- et dâengagement- que trĂšs peu dâentre nous atteindrons. Parce que notre histoire est diffĂ©rente. Et aussi parce quâavant lui, nous avons eu dâautres Maitres et retenu dâeux certains enseignements plutĂŽt que dâautres.
Je ne pourrai pas parler dâune technique exposĂ©e et dĂ©montrĂ©e par un de ces Maitres. Jâen suis incapable.
« Les Maitres sont les Maitres. Au mieux, je suis un centimĂštre » est une rĂ©flexion que jâai Ă©crite lors de ce Masters Tour de juillet 2024 alors que nous nous trouvions au Japon.
Cette diffĂ©rence lexicale est lâĂ©quivalent dâune dĂ©cimale pour dĂ©crire Ă quel point, mĂȘme si je parle dâĂȘtres humains comme moi, il y a quand mĂȘme une brĂšche saisissante entre eux et moi. Et que mes propos sont condamnĂ©s Ă rester rudimentaires pour les Ă©voquer.
Pourquoi le faire, alors ?
Pour tĂ©moigner et pour contribuer Ă rajouter un peu de mĂ©moire. Parce-que les ĂȘtres humains ont besoin dâhistoires et de mĂ©moire mĂȘme sâil leur arrive aussi de les craindre et de les rejeter.
Je vais parler ici des Maitres qui mâont le plus⊠« parlĂ© ».
Hatsuo Royama Sensei, 76 ans, Karate Kyokushinkan, est le premier Maitre que nous ayons rencontrĂ©. MalgrĂ© sa bonne humeur et son enthousiasme, notre premiĂšre rencontre avec lui et ses disciples mâavait laissĂ© insatisfait. Nous Ă©tions une bonne centaine (ou davantage) sur le tatami. Au lieu de nous dire comme il lâa fait Ă la fin « Vous ĂȘtes nombreux Ă avoir une mauvaise garde », jâaurais prĂ©fĂ©rĂ© que lui ou un de ses disciples passe et nous le dĂ©montre en nous « corrigeant ».
Jâai Ă©tĂ© bien plus favorablement marquĂ© quelques jours plus tard par le kata quâil nous a dĂ©livrĂ© au butokuden lors de la cĂ©lĂ©bration des dix ans de lâĂ©cole Kishinkai AĂŻkido.
Hatsuo Royama Sensei, seul, face Ă notre assistance, a plongĂ© dans un kata respiratoire oĂč chacun de ses mouvements Ă©tait soutenu par le marteau de son diaphragme. CâĂ©tait la premiĂšre fois que jâassistais Ă une telle expressivitĂ© martiale. Et sa dĂ©monstration attestait aussi de sa santĂ© vigoureuse.
Une santĂ© avec laquelle jâallais faire un peu plus connaissance ensuite ou, aprĂšs quâil ait acceptĂ© de prendre la pose avec moi pour la photo, il allait me surprendre en mâadministrant une magistrale tape sur lâabdomen soit un peu lâĂ©quivalent dâune leçon particuliĂšre qui allait mâinfluencer, jusquâĂ me mettre sur la dĂ©fensive, lorsque jâallais me trouver lors dâune autre sĂ©ance face Ă Minoru Akuzawa Sensei, Aunkai, pour une dĂ©monstration.
Takeshi Kawabe Sensei, 80 ans, Daitoryu Aikijujutsu.
Commençons par dire que Takeshi Kawabe Sensei ne fait pas son Ăąge. Si Hatsuo Royama Sensei mesure prĂšs dâ1m80, Takeshi Kawabe Sensei doit Ă peine dĂ©passer 1m60. Avec son air de petit gars tranquille joueur de pĂ©tanque, il peut au mieux faire penser Ă lâinspecteur Columbo ou Ă un personnage dâun film de Johnnie To dont les mĂ©ninges sont bien plus affĂ»tĂ©s que les gestes.
Takeshi Kawabe Sensei est sans doute un homme trĂšs intelligent et aussi farceur (lors du repas collectif que nous avons fait, je crois quâil sâest bien amusĂ© de moi en me disant – en Japonais- que jâavais un trĂšs bon Japonais).
Mais câest Ă©videmment un redoutable pratiquant.
Ses saisies et ses clĂ©s sont promptes et donnent lâimpression dâĂȘtre la destinĂ©e de celui qui lâattaque. Il me reste des souvenirs de ce moment oĂč Issei Tamaki a jouĂ© le rĂŽle de Uke :
Issei y a mis tout son entrain pour, Ă chaque fois, le mĂȘme rĂ©sultat. Se faire retourner.
Takeshi Kawabe Sensei a rĂ©agi comme sâil lâattendait. Comme si tous les modes dâattaques humainement possibles Ă©taient connus de son registre. On aurait dit lâagent Smith face Ă NĂ©o Ă la fin du premier Matrix des ex frĂšres Wachowski.
Le rĂ©sultat Ă©tait tellement Ă©vident que la conclusion aurait Ă©tĂ© vraisemblablement la mĂȘme avec un autre Uke. En outre, Takeshi Kawabe Sensei prenait tout cela de maniĂšre ludique. Si on peut voir Hatsuo Royama Sensei comme une force de la nature, Takeshi Kawabe Sensei Ă©voque plutĂŽt celui qui a su transcender sa nature.
Hino Akira Sensei, 76 ans, Hino Budo, est Ă©galement un petit gabarit. Sans forcer, il vous fait tomber. Vous vous croyiez enracinĂ©s et bien ancrĂ©s dans le sol ? Vous vous mentez Ă vous-mĂȘmes. Vous ne lâĂȘtes pas. Ou jamais suffisamment face Ă lui.
Plus il vous montre le mouvement, plus il vous convainc que câest facile et plus vous avez du mal Ă le reproduire. Par moments, jâai du mal Ă savoir si sa science tient de lâhypnose, du conditionnement ou de ces quelques degrĂ©s ou centimĂštres (millimĂštres ?) que lâon nĂ©glige dâordinaire et qui font toute la diffĂ©rence entre le dĂ©sĂ©quilibre et la chute.
Sa pratique peut ĂȘtre trĂšs difficile pour celle ou celui qui sâest toujours reposĂ© sur lâexplosivitĂ© musculaire, lâexcitation et lâagitation. Avec lui, on transpire de la tĂȘte Ă essayer de comprendre un concept qui nâexiste pas. Il faut ressentir et câest difficile.
En revoyant a posteriori quelques images que jâavais pu filmer lors de lâintervention de Hino Akira Sensei, jâai pu mâapercevoir que dâautres participants du Masters Tour connaissaient aussi quelques difficultĂ©s pour mettre en pratique ce quâil nous avait montrĂ©. Cela mâa un peu dĂ©culpabilisĂ©.
Minoru Akuzawa Sensei, Aunkai, est Ă Ă lâimage de Takeshi Kawabe Sensei et de Hino Akira Sensei. Avec son 1m65, il a la silhouette passe partout de celui que lâon oublie. Pourtant, en tant que Maitre dâArts Martiaux, lâAunkai quâil a crĂ©Ă© et quâil enseigne peut ĂȘtre vu comme un croisement entre les enseignements de Hatsuo Royama Sensei et ceux de Hino Akira Sensei.
Minoru Akuzawa Sensei est capable des explosions et des percussions du premier et de la dĂ©licatesse du second tout en nâĂ©tant ni lâun ni lâautre.
Mon premier camarade de chambre lors de ce Masters Tour avait « goûté » à trois low kick de Minoru Akuzawa Sensei. Il les ressentait encore plusieurs jours plus tard.
Ma premiÚre « confrontation » physique avec Minoru Akuzawa Sensei avait eu lieu un peu plus tÎt dans le car qui nous avait transporté de Kyoto à Kinosaki.
Cette « confrontation » fut principalement une bousculade. Jâavais sans doute pris un peu trop de temps pour avancer dans le car et Minoru Akuzawa Sensei mâĂ©tait rentrĂ© dedans en montant derriĂšre moi. Impatience ? Distraction ? Je nâai pas su.
Par contre, moi qui suis plus grand que lui dix bons centimĂštres et sans doute plus lourd que lui de dix kilos, jâavais Ă©tĂ© surpris de me sentir si facilement dĂ©placĂ© physiquement par un si « petit » homme.
Si tous les autres Maitres que nous avons rencontrĂ©s avaient des disciples ou des assistants japonais, Minoru Akuzawa Sensei sâest un peu distinguĂ© en laissant un de ses Ă©lĂšves occidentaux (un homme robuste dâun bon mĂštre quatre vingt dix vraisemblablement dâorigine amĂ©ricaine ) diriger lâĂ©chauffement.
A la fin de la sĂ©ance quâil a dirigĂ© dans un gymnase, Minoru Akuzawa Sensei nous a dit quâil apprenait Ă connaitre les gens au travers du contact physique quâil avait en pratiquant avec eux. Et quâil avait senti chez ceux dâentre nous quâil avait eus comme partenaires une « vĂ©ritable ouverture pour les Arts Martiaux ».
Il a ensuite acceptĂ© dâĂȘtre pris en photo avec celles et ceux qui le souhaitaient. En voyant plus tard les photos oĂč nous sommes assis cĂŽte Ă cĂŽte, lui et moi, jâai Ă©tĂ© trĂšs Ă©tonnĂ© de dĂ©couvrir que Minoru Akuzawa Sensei avait posĂ© son bras autour de mon Ă©paule. Je nâavais absolument rien senti au moment de la photo. Au contraire de ce que jâavais ressenti au moment de la photo avec Royama Hatsuo Sensei avant que celui-ci ne me fasse la farce qui consiste Ă me « claquer » lâabdomen.
Takahiro Yamamoto Sensei, Taisha ryu.
En dĂ©pit de ses airs de Johnny Depp, Takahiro Yamamoto Sensei nâest pas acteur de cinĂ©ma. Câest un homme rĂ©solument dĂ©vouĂ© Ă sa pratique martiale. Et, si jâai eu beaucoup de mal Ă me faire Ă ses enseignements, trĂšs proches par moments de ceux de Hino Akira Sensei, pour moi Ă la limite de lâĂ©sotĂ©risme, jâai Ă©tĂ© touchĂ© par son engagement, sa simplicitĂ©, sa prĂ©venance envers ses assistants et son message de paix rĂ©sumĂ© par sa phrase :
« There is no ennemy ».
Son humilitĂ© mais aussi sa candeur et son enthousiasme se sont encore plus Ă©panouis lorsquâaprĂšs son intervention, il est devenu un Ă©lĂšve parmi nous, lors du cours dirigĂ© par Hino Akira Sensei. Jâai trouvĂ© son attitude remarquable.
Yoshinori Kono Sensei, 75 ans, Shoseikan.
Je sais que l’intervention de Yoshinori Kono Sensei au Butokuden a beaucoup dĂ©concertĂ©. On pourrait la comparer Ă du Free Jazz, Ă la musique de Weather Report, Ă de lâassociation dâidĂ©es ou Ă de lâimprovisation ininterrompue.
Il est libre, Yoshinori Kono Sensei, il y en a mĂȘme qui disent quâils lâont vu volerâŠ.
Il fallait voir la plupart des participants qui suivaient Yoshinori Kono Sensei dans ses dĂ©ambulations tant mentales que physiques au sein du Butokuden. Tels des Sancho Panza suivant leur Don Quichotte. Par moments, je me suis demandĂ© si Yoshinori Kono Sensei sâen amusait.
Avant notre dĂ©part pour le Japon, LĂ©o Tamaki nous avait prĂ©sentĂ© les Maitres que nous allions rencontrer. Concernant Yoshinori Kono Sensei, il nous avait Ă©crit quâil Ă©tait un peu le « chercheur fou » des Arts Martiaux.
Le jour de son intervention, jâĂ©tais trop Ă©puisĂ© physiquement pour participer. Mais en temps ordinaire, je sais que je ne mâen serais pas mieux sorti que les autres participantes et participants du Masters Tour.
Lors du dĂźner que nous avons ensuite pris tous ensemble dans un restaurant Ă quelques minutes du Butokuden, il sâest trouvĂ© que la table oĂč jâai Ă©tĂ© placĂ© Ă©tait voisine de celle de Yoshinori Kono Sensei. Celui-ci Ă©tait derriĂšre moi.
TrĂšs vite, jâai Ă©tĂ© fascinĂ© et happĂ© par cet homme. VĂȘtu dâune tenue traditionnelle, Ă moitiĂ© assis sur sa chaise, une sorte de cartable en cuir souple posĂ© derriĂšre lui entre la chaise et son dos, Yoshinori Kono Sensei Ă©tait en permanence occupĂ© Ă rĂ©flĂ©chir et Ă polir « ses » Arts Martiaux.
A telle maniĂšre de tenir un couteau. A telle façon de placer ses doigts. Et, il le partageait avec celui qui se trouvait Ă cĂŽtĂ© de lui. Et Ă toute personne volontaire et disponible dans les alentours immĂ©diats. Il a ainsi entrepris Julien Coup, assis Ă sa droite. Puis, dâautres participants du Masters Tour.
Je le regardais, captivé.
Yoshinori Kono Sensei nous a fait lâextrĂȘme politesse dâĂȘtre avec nous corporellement pour ce dĂźner. Il sâest pliĂ© Ă cette fonction sociale par amabilitĂ©. Mais il avait dâautres prioritĂ©s. Le dĂźner, le spectacle, ĂȘtre filmĂ© ou pris en photo, tout cela Ă©tait pour lui secondaire depuis fort longtemps. Sans doute depuis des annĂ©es.
La seule vĂ©ritĂ© comptable pour lui, câĂ©tait celle des Arts Martiaux. Yoshinori Kono Sensei est celui qui mâa le plus donnĂ© envie dâapprendre le Japonais. Je me suis dit que jâaurais aimĂ© connaĂźtre suffisamment le Japonais pour lâĂ©couter, pour lâinterroger.
Et lorsque le dßner et tout le cérémonial social furent terminés, Yoshinori Kono Sensei est spontanément retourné au lieu et à la pratique auxquels il appartient :
Les Arts Martiaux.
Je trouve cette photo de lui, aprĂšs notre dĂźner, extraordinaire. Pendant cette heure et demi environ oĂč Yoshinori Kono Sensei Ă©tait « avec nous », il nâa attendu que ça, ce moment oĂč il pourrait retourner pratiquer. Seul. Tout le monde aurait tout aussi bien pu rouler sous la table, oĂč la soirĂ©e se transformer en orgie gigantesque, je crois quâil aurait adoptĂ© exactement la mĂȘme attitude.
Autant de Maitres, autant dâattitudes et je « parle » uniquement de cinq ou six dâentre eux que jâai Ă peine aperçus.
Franck Unimon, ce jeudi 5 septembre 2024.