Ni chaĂźnes ni Maitres un film de Simon MoutaĂŻrou
Ecrire peut ressembler Ă de la loterie ou Ă un exercice de tĂ©lĂ©pathie ratĂ©e. Tant de pensĂ©es et tant dâĂ©nergie engagĂ©e et un mauvais choix peut tout gĂącher alors que cela commençait bien et que notre temps- et aussi lâattention des autres- reste comptĂ©. Et limitĂ©.
Câest peut-ĂȘtre aussi parce-que je refuse encore- un peu -dâĂȘtre domptĂ© par cette addiction aux images qui a propulsĂ© ses comptoirs dans nos vies et nous vide de notre intĂ©rioritĂ© en nous maintenant Ă lâarrĂȘt que jâai recommencĂ© rĂ©cemment Ă retourner voir des films au cinĂ©ma (Ă raison de deux films dâaffilĂ©e au minimum) et que je me remets ce soir Ă Ă©crire.
Je vais au cinĂ©ma comme dâautres prient, voyagent, partent en pĂ©lĂ©rinage ou vont Ă la messe.
Je me suis aussi rappelĂ© que le cinĂ©ma pouvait me donner une Ă©ducation et mâapporter un certain rĂ©pit.
Jâaime encore le fait de me mouvoir et dâaller chercher corporellement dans lâespace un Savoir, une expĂ©rience, une rencontre, un moment.
Je crois que lâexpĂ©rience dâun film peut avoir des effets bĂ©nĂ©fiques sur mon existence.
A condition de bien choisir ses films.
Je sais aussi que cette façon de voir est attardĂ©e et quâelle provient aussi de mon Ăąge, de mon Ă©poque et de mon tempĂ©rament. Car, dĂ©sormais, on peut aussi prĂ©fĂ©rer tout faire depuis chez soi par la dĂ©matĂ©rialisation et le virtuel qui offrent des avantages pratiques consĂ©quents.
Jâaime aussi regarder des films de divertissement ou dits grand public.
Mais vu que mon temps est comptĂ©, je dois avoir des prioritĂ©s. Jâai donc rapidement Ă©cartĂ© des films tels que Alien : Romulus de Fede Alvarez ou Deadpool & Wolverine rĂ©alisĂ© par Shawn Levy sortis respectivement le 14 aout et le 24 juillet en salles. Deux films quâil est encore possible de voir en version originale au moins dans le complexe cinĂ©ma parisien que je frĂ©quente depuis plus dâune vingtaine dâannĂ©es.
Au lieu d’aller crier dans l’espace et de retourner voir Wolverine s’Ă©nerver et Deadpool faire le mariole, je suis allĂ© chercher des films qui font partie de la constellation dite du « cinĂ©ma dâauteur».
Il y a des films dâauteurs qui marchent bien et qui « rencontrent » leur public massivement, au grand jour, et non dans une back room. Il en est dâautres qui sont peu vus car ignorĂ©s par le public ou rapidement retirĂ©s des salles de cinĂ©ma, mal distribuĂ©s. Il y a ceux qui passent inaperçus au cinĂ©ma, que l’on va voir dans une salle pratiquement vide, et qui, plus tard, voire assez rapidement, deviennent cultes comme Requiem for a dream (2000) de Darren Aronofski ou Under the Skin ( 2013) de Jonathan Glazer. Il y a des rĂ©alisateurs reconnus de leur vivant et qui sont Ă©tonnamment oubliĂ©s aprĂšs leur dĂ©cĂšs comme Krzystof Kieslowski. Et d’autres, peut-ĂȘtre trop fous pour que les gens normaux aient pu entendre parler d’une oeuvre telle que La ComĂ©die de Dieu (1995) de Joao CĂ©sar Monteiro.
Il y a quelques films, aussi, qui, bien que faisant encore partie du cinĂ©ma dâauteur rassemblent les spectateurs car celle ou celui qui les dĂ©livre a, avec ses oeuvres cinĂ©matographiques prĂ©cĂ©dentes, rempli de maniĂšre rĂ©pĂ©tĂ©e au moins ces trois ou quatre conditions :
Remporté des prix dans des festivals prestigieux; été estimé(e) et soutenu par les média et les critiques de cinéma; rencontré un succÚs public et commercial ; révélé des oeuvres, des histoires personnelles, des actrices ou des acteurs.
Tel Emilia PĂ©rez, le dernier film du rĂ©alisateur Jacques Audiard, sorti le 21 aout 2024, et qui a fait partie des films dâauteurs que jâai vus (et aimĂ©) rĂ©cemment.
Et puis, il y a les films comme Ni Chaßnes ni Maitres de Simon Moutaïrou sorti le 18 septembre 2024 et que je suis allé voir ce 20 septembre au matin.
La semaine derniĂšre, je me suis Ă©tonnĂ© de ne pas citer Ni ChaĂźnes ni Maitres lors dâune discussion avec quelques collĂšgues Ă propos des films que jâavais vus rĂ©cemment. Je les avais tous citĂ©s. Jâavais mĂȘme recommandĂ© La Partition de Matthias Glasner qui est un film « dramatique allemand » de prĂšs de trois heures sorti le 4 septembre et qui est loin dâĂȘtre lĂ©ger moralement.
Mais aucune allusion spontanée de ma part concernant Ni Chaines ni Maitres à mes collÚgues.
Il mâa bien fallu environ deux bonnes minutes pour mâen rappeler et le rajouter, du bout des lĂšvres, parmi la liste des films que jâavais vus ces derniers jours. Et lorsque jâai parlĂ© du film, jâen ai parlĂ© avec mĂ©nagement :
JâapprĂ©hendais de gĂȘner ou de dĂ©ranger. Je ne voulais pas gĂȘner ou dĂ©ranger mes collĂšgues (majoritairement blancs) avec ce sujet. Je me suis presque comportĂ© comme une personne qui confessait une faute morale. Avoir vu un film. Ce film-lĂ .
Jâavais pourtant aimĂ© le film.
Je crois que ce malaise que jâai ressenti devant mes collĂšgues raconte le sujet du film. Ou, plutĂŽt, la façon dont son sujet est abordĂ© ou reste abordĂ© en France :
Tant que lâon parle dâesclavage ou de racisme anti-noir dans des grosses productions amĂ©ricaines, tout va bien. Cela se passe aux Etats-Unis. En France, tout cela est « digĂ©rĂ© » ou plutĂŽt mis dans le placard avec tout le nĂ©cessaire disponible pour l’employĂ© de mĂ©nage ( souvent une personne noire ou arabe).
Alors quâaux Etats-Unis, quâest-ce-que la condition des Noirs a Ă©tĂ© ou reste dĂ©gueulasse ! Black Lives Matter. Rodney King. Martin Luther King. I Have a Dream. Spike Lee. Angela Davis. Toni Morrisson. Colson Whitehead. James Baldwin. Amistad, La Couleur Pourpre, Le Majordome, Django Unchained, Get outâŠ..
Grand soulagement cependant. Car mĂȘme si en septembre 2018, en France, lors dâune Ă©mission tĂ©lĂ©visĂ©e et bien mĂ©diatisĂ©e, un personnage mĂ©diatique comme Eric Zemmour avait pu sâautoriser Ă donner son avis sur le prĂ©nom de la chroniqueuse Hapsatou Sy (comme Ă lâĂ©poque de lâesclavage) tous les dĂ©bordements liĂ©s Ă lâesclavage et au racisme anti noir se dĂ©roulent bien sĂ»r aux States, aux Etats Unis, oĂč ça peut ĂȘtre trĂšs dur pour « Les Blacks ».
A la rigueur, un rĂ©alisateur britannique ( un homme noir bien-sĂ»r) comme Steve McQueen va parler de lâesclavage dans un film comme Twelve years a slave (rĂ©alisĂ© en 2013) qui comptera plusieurs vedettes internationales ( Chiwetel Ejiofor, Brad Pitt, Michael Fassbender, Paul Dano, Benedict CumberbatchâŠ.).
Mais en France, pour lâinstant, aucun film notable ou sĂ©rieux sur lâesclavage avec Jean Gabin, Yves Montand, Lino Ventura, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, GĂ©rard Depardieu, Romain Duris, Pierre Niney, Pio MarmaĂŻ, François Civil, Romy Schneider, Brigitte Bardot, Vanessa Paradis, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, MaĂŻwenn, AdĂšle Exarchopoulos, Alice Isaaz, NoĂ©mie Merlant, Audrey Fleurot, Audrey TautouâŠ.
Il faut Ă©ventuellement attendre que deux humoristes ( noirs) plutĂŽt connus comme Thomas Nâgijol et Fabrice EbouĂ© en parlent dans Case DĂ©part en 2011 pour que lâon puisse dire quâun film français (humoristique) qui Ă©voque lâesclavage a eu un certain succĂšs public. Auparavant, je crois que seul Rue Cases NĂšgres rĂ©alisĂ© par Euzhan Palcy en 1983 avait pu aborder le sujet et avoir aussi un certain « succĂšs ». Et le film dâEuzhan Palcy (inspirĂ© du livre de Joseph Zobel) est le contraire dâune comĂ©die.
Lâ esclavage fait donc partie des sujets tabous en France en 2024 et jâai Ă©tĂ© le propre tĂ©moin de ma dissociation Ă ce sujet. Car en prĂ©sence de personnes noires, jâaurais sans aucun doute beaucoup plus facilement citĂ© Ni ChaĂźnes ni Maitres parmi les films que je suis allĂ© voir rĂ©cemment. Et qui m’ont plu. Comme Les Barbares de Julie Delpy, A son image de Thierry de Peretti, Le ProcĂšs du chien de Laetitia Dosch.
Ni ChaĂźnes ni MaĂźtres a par ailleurs dans ses avantages, le fait, pour la premiĂšre fois dans une production française sur le thĂšme de lâesclavage et du marronnage, de proposer des acteurs français et blancs de premiĂšre main :
Camille Cottin et BenoĂźt Magimel. Lesquels ont des rĂŽles dĂ©cisifs. Il faut aussi rajouter Marc BarbĂ© qui fait une apparition marquante voire FĂ©lix Lefebvre, prĂ©sent dans le SuprĂȘmes dâAudrey Estrougo (consacrĂ© au groupe de Rap NTM).
Jâai Ă©tĂ© « initiĂ© » Ă lâhistoire de lâesclavage par mon pĂšre, en banlieue parisienne, alors que jâĂ©tais Ă lâĂ©cole primaire et que jâĂ©coutais- entre-autres- les mĂȘmes variĂ©tĂ©s françaises que mes copains et copines de classe de Claude François Ă Michel Sardou en passant par Alain Souchon ( Jâai dix ans) Dave (Vanina), Sheila, Joe Dassin, Ringo, Julien Clerc, Johnny Halliday, Mireille Mathieu ou Dalida ( Paroles paroles)…
Et alors que je regardais et dĂ©couvrais fidĂšlement, Ă©merveillĂ©, Goldorak, San Ku KaĂŻ mais aussi Les MystĂšres de lâOuest, Lâhomme qui valait trois milliards ou David Vincent et les envahisseurs, Chapeau melon et bottes de cuirâŠLa petite maison dans la prairie…Cosmos 1999, l’Ă©mission Temps X des FrĂšres Bogdanoff.
Donc, quarante ans plus tard, un film de plus sur lâesclavage ne me faisait pas peur. Sauf que je peux en avoir assez de faire «bouffer » de lâesclavage Ă ma mĂ©moire. Je ne cours pas aprĂšs les films qui traitent (ce jeu de mot Ă©tait trop irrĂ©sistible) de lâesclavage. Mais Ni ChaĂźnes ni Maitres mâa rapidement donnĂ© « envie ». Cela vient peut-ĂȘtre du fait que le film a d’abord Ă©tĂ© trĂšs bien Ă©crit par Simon MoutaĂŻrou qui a d’abord Ă©tĂ© scĂ©nariste (L’Assaut, Goliath, BoĂźte noire) avant de devenir rĂ©alisateur. Avant de faire son film, Simon MoutaĂŻrou a pris le temps de rencontrer des historiennes mais aussi de lire Le Marronnage Ă lâIsle de France, rĂȘve ou riposte de lâesclave ? d’AmĂ©dĂ©e Nagapen, un ecclĂ©siastique catholique et historien mauricien dĂ©cĂ©dĂ© en 2012 (sources WikipĂ©dia et le Bondyblog.fr ).
D’aprĂšs mes recherches, l’ouvrage de Nagapen est aujourd’hui indisponible. Pour l’instant, de son travail, il nous reste donc…Ni ChaĂźnes ni Maitres de Simon MoutaĂŻrou.
DĂšs le dĂ©but, le film nous entraĂźne. Ensuite, avec trĂšs peu de gestes, et en quelques images, Benoit Magimel en EugĂšne Larcenet nous laisse entrevoir ce que pouvait ĂȘtre lâĂ©tat dâesprit paternaliste dâun esclavagiste sur sa plantation. Sans grossiĂšretĂ© ni caricature.
Deux figures fĂ©minines (on peut en ajouter une troisiĂšme dâallure mystique) dominent le film. En la personne de Mati (lâactrice Thiandoum Anna Diakhere) la fille du hĂ©ros (Massamba, lâacteur Ibrahima Mbaye) et de Madame la Victoire, la chasseuse de nĂšgres, interprĂ©tĂ©e par Camille Cottin. Soit deux autres atouts supplĂ©mentaires du film.
Jâai aussi beaucoup aimĂ© lâapport de la langue. Ici, beaucoup le Wolof. Jâai aussi aimĂ© que le film nous montre ce que pouvait encore ĂȘtre la culture ( Wolof et autres) dâorigine de ces femmes et de ces hommes avant quâils ne soient complĂštement « assimilĂ©s», francisĂ©s ou Ă©crabouillĂ©s comme la canne Ă sucre quâils rĂ©coltent. Ni ChaĂźnes ni Maitres se dĂ©roule en 1759 en « Isle de France » ( l’ancien nom de l’Ăźle Maurice).
Le film rappelle aussi l’addiction trĂšs ancienne de l’HumanitĂ© Ă la violence. Et les histoires qui en dĂ©coulent oĂč des cultures et des minoritĂ©s ont eu ou ont contre elles le dĂ©savantage de lâinfĂ©rioritĂ© au moins militaire, les conduisant, lorsqu’il leur est impossible de se dĂ©fendre ou de rĂ©sister, soit Ă disparaĂźtre soit Ă ĂȘtre envahies ou colonisĂ©es.
Dans la salle, parmi les spectateurs, il y avait nettement plus de personnes noires que lorsque jâĂ©tais allĂ© voir La Partition de Matthias Glasner. Le public Ă©tait aussi plus jeune. La vingtaine ou la trentaine « contre » un public de quasi retraitĂ©s ou de retraitĂ©s pour La Partition.
Sur le gĂ©nĂ©rique de fin, dans les remerciements, jâai aperçu le nom de Anne-Sophie Nanki ( Ici s’achĂšve le monde connu un court mĂ©trage de Anne-sophie Nanki)
AprĂšs la projection de Ni ChaĂźnes ni Maitres, quelques personnes sont restĂ©es assises. Jâai perçu une certaine Ă©motion que jâai aussi ressentie. Mais je nâen nâai rien dit.
Franck Unimon, ce lundi 23 septembre 2024 ( et mercredi 25 septembre 2024).