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BD ou Bulles dessinées

Frantz Fanon dans une bande dessinée de Frédéric Ciriez et Romain Lamy

 

Frantz Fanon dans une bande dessinée de Frédéric Ciriez et Romain Lamy

 

Frantz Fanon dans une bande dessinée ? Cela a de quoi faire rigoler. Mes premières bandes dessinées n’avaient rien d’aussi révolutionnaire même lorsqu’elles devinrent fantastiques. Mais cette bande dessinée n’a rien de rigolo.

 

Celle de Frédéric Ciriez et Romain Lamy, parue en 2020 aux éditions de la Découverte, raconte la rencontre en Italie entre Fanon – déjà atteint de la leucémie dont la lave l’emportera dans un hôpital américain-  et Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et Claude Lanzmann.

C’est à dire quelques mois avant la mort du révolutionnaire, psychiatre, écrivain et penseur martiniquais.

Au début, en apprenant que cette bande dessinée se « résumait » à cette partie de l’existence brève et très intensive de Fanon (celui-ci est mort à 36 ans), j’ai été un peu frustré qu’on la ramène « encore » à Sartre et à Simone de Beauvoir.

 

Lanzmann, le réalisateur de La Shoah, l’ancien résistant, l’écrivain et l’amant durant plusieurs années de Simone de Beauvoir, a permis cette rencontre entre Fanon (qui la réclamait) et Sartre :

« Dites à Sartre que je pense à lui chaque fois que je me mets à ma table de travail… ».

 

Il faut être vieux, féministe, Juif, Africain, Antillais ou s’intéresser un peu à l’Histoire et à la guerre d’Algérie pour avoir entendu parler de Fanon, Sartre, Beauvoir et Lanzmann. Ou c’est peut-être un fantôme qui revient.

 

Fanon est mort en 1961.

 

Si Frédéric Ciriez, né en 1971, est assez « vieux », sa naissance à Paimpol ne fait pas de lui un Africain ou un Antillais à première vue. Et, pour Romain Lamy, le dessinateur, c’est encore « pire » car il est né à Grenoble en 1982, le « jeunot » !

 

Et, il faut suffisamment aimer lire des bandes dessinées pour découvrir Frantz Fanon de Frédéric Ciriez et Romain Lamy. Une bande dessinée assez imposante dont il « faut » tourner les plus de deux cents pages, impossible à faire rentrer dans sa poche contre son smartphone et plus lourde qu’une tablette tactile.

 

Pourtant, en France, la bande dessinée, sous toutes ses formes, se porte bien. C’est un monde que je vois de très très loin depuis des années. Car bien lire prend du temps et il y a tant à lire.

Fanon est un nom qu’aujourd’hui à l’époque de Béyoncé, Rihanna, Billie Eilish, Dua Lupa, Booba, Aya Nakamura, Niska ou Tiakola, beaucoup ne connaissent pas du tout. 

 

Il y a les nostalgiques et les quelques « spécialistes » qui voient bien ou un peu qui a pu être Fanon tout en dansant par ailleurs sur le dernier tube de Rihanna, Dua Lipa ou Niska.

Au spot 13, novembre 2022. Photo©️Franck.Unimon

Et puis, il y a le plus grand nombre qui n’a jamais entendu parler de Frantz Fanon.

 

La salle ovale de la Bnf Richelieu, en octobre 2022, à la fermeture. Photo©️Franck.Unimon

 

Dans la salle ovale de la Bnf Richelieu, en plein Paris, à la fin de l’année dernière, en 2022, j’avais dû épeler plusieurs fois le prénom et le nom de Frantz Fanon à une des bibliothécaires afin qu’elle effectue des recherches pour trouver la bande dessinée de Ciriez et de Lamy. Lorsque l’on sait que Frantz Fanon était un très grand lecteur, du type « supersonique », et qu’il aurait sans aucun doute aimé fréquenter ce genre d’endroit, on peut se dire que l’univers de la Culture et du Savoir peut beaucoup manquer de mémoire et connaître des très grands ratés.

Car Fanon, avec Aimé Césaire et Edouard Glissant, fait partie des premières personnalités noires et antillaises à avoir faire connaître la Martinique dans le monde  depuis l’abolition de l’Esclavage en 1848. 

 

Sauf que Fanon, du fait de son engagement auprès du FLN algérien durant la guerre d’indépendance contre la colonisation française (« L’Algérie, c’est la France ») et de ses écrits en faveur d’une violence armée émancipatrice et « thérapeutique » car décolonisatrice et promettant l’avènement d’un homme (et d’une femme) nouveau et libre a beaucoup crispé.

 

Fanon, en France, a donc été « oublié » par l’Histoire officielle alors que son nom peut être très connu à l’étranger, aux Etats-Unis ou en Afrique. C’est la raison pour laquelle la bande dessinée de Ciriez et Lamy est importante car elle rend plus visible et plus facilement accessible une partie de la vie de Fanon. On peut la voir comme un « prolapsus » de l’Histoire. Par ailleurs, l’écriture du projet a été aidée « de près ou de loin et parfois de manière informelle ou indirecte » par des proches de Fanon, incluant aussi bien ses enfants que des personnes qui l’ont connu mais aussi des personnes qui se sont intéressées à son Histoire. Ce qui la rend encore plus légitime.

 

C’est une très grande histoire que celle de Fanon.

 

La rencontre avec Sartre-Beauvoir-Lanzmann débute en aout 1961 en Italie. ( Fanon et Lanzmann avaient auparavant fait connaissance en Tunisie). Elle durera quelques jours et marquera le trio. 

Fanon décédera aux Etats-Unis le 6 décembre 1961. L’Algérie, pays pour lequel Fanon s’est engagé et dont il est alors l’ambassadeur après avoir été le porte-parole du FLN, deviendra indépendante en mars 1962.

 

Dans cette bande dessinée, on voit un homme enchevêtré dans sa cause mais aussi dans son idéal. Un homme lancé à pleine vitesse et à pleine puissance malgré le fait que son vaisseau, son propre corps, n’arrive plus à suivre les trajectoires et les buts qu’il s’est fixé.

 

« Je n’aime pas les gens qui s’économisent » peut dire Fanon dans les premières pages de cette bande dessinée. On peut dire que Fanon aura passé une bonne partie de sa vie auprès de personnes qui ne s’économisent pas. On comprend que plusieurs années après sa mort, celles et ceux qui l’ont connu, observé, côtoyé  ou affronté, se rappellent encore de lui. Mais celles et ceux qui se sont servis de lui ?

 

L’ouvrage de Ciriez et Lamy montre bien que si Fanon happe son entourage de par sa sincérité et ses connaissances qu’il est bien moins ou de moins en moins le maitre et l’architecte de ce qu’il souhaite et prévoit. Attablé à forger son utopie, on le dirait entouré de mains habiles toutes contentes de se servir de sa matière grise en lui laissant la bile de désillusions grandissantes et à venir.

 

En lisant, je me demande comment Fanon  a pu encore croire en la révolution algérienne après l’assassinat d’Abane Ramdane. Il a dû fournir un effort surhumain pour y parvenir. Ou refuser par orgueil de se faire contredire par les faits. Ou, peut-être, comme certains joueurs pathologiques, mais magnifiques, être victime de ses propres croyances erronées ( Marc Valleur nous parle du jeu pathologique ). Et, Sartre, De Beauvoir et Lanzmann, des personnalités de premier plan engagées et capables de prendre des risques, au cœur de l’action et de l’Histoire, ne pouvaient qu’être captivées par Fanon qui leur ressemblait et qui, comme eux, voulait faire l’Histoire plutôt que la subir.

 

L’attachement viscéral de Fanon à la cause algérienne vient peut-être aussi du fait qu’il aurait voulu voir cette révolution advenir en Martinique. Et que, pour lui, arrêter de croire en la révolution algérienne serait peut-être revenu à ne plus avoir d’espoir pour l’avenir de la Martinique et des « régions » d’outre-mer. Fanon était contre la départementalisation choisie par Aimé Césaire. La départementalisation allait sans doute de pair avec la fonctionnarisation, ce qui était contraire au révolutionnaire Fanon.

 

Ce qui a peut-être été le plus reproché à Fanon, et c’est aussi la raison pour laquelle il a été craint et détesté, ou adoré, c’est d’avoir été un homme sur-intelligent et instinctif souvent prêt à prendre tous les risques. Un homme noir marié à une femme blanche. Donc, un homme affranchi dans tous les sens possibles   ( libre, formé et informé), décidé, décideur, sur-mesuré, indomptable et imprévisible, plutôt que sur mesure.

Il est donc l’équivalent ou a presque été l’équivalent d’un Lumumba, d’un Malcolm X….

Frantz Fanon, c’est beaucoup plus que le film  Django Unchained réalisé en 2012 par l’Américain Quentin Tarantino  et avec quarante ans d’avance ! Car cela se passe pour de vrai et non alors que l’on est assis sagement devant un écran de cinéma pour lequel on a payé sa place afin de connaître un (très) bon moment de divertissement. Avant de rentrer ensuite chez soi tout aussi sagement pour repartir le lendemain au travail où l’on sera content d’en parler avec les collègues ou les amis.

 

Aujourd’hui et demain encore, au cinéma mais d’abord dans toute forme de vie ou d’expression artistique, intellectuelle, culturelle ou personnelle, une nette distinction se fait et se fera entre, d’un côté, les femmes et les hommes attentistes qui s’engagent seulement après avoir obtenu toutes les assurances d’être du bon côté et d’arriver au bon moment. Et celles et ceux qui s’engagent sans demander la permission et sans la moindre garantie de réussite.

 

On s’allie souvent avec les premiers. Et on se rêve ou on les trompe peut-être aussi- souvent- avec les seconds.

 

Franck Unimon, ce mardi 17 janvier 2023.