La profession infirmière : La Légion étrangère
« Qui prendra soin des infirmières ? »
Cette question presque philosophique fait la couverture du numéro 3763 de l’hebdomadaire Télérama de cette semaine. La semaine du 26 février au 4 mars 2022.
Depuis que j’ai aperçu cette question une première fois sur la couverture de Télérama, celle-ci m’a perfusé au goutte à goutte. Les premiers effets de ce « traitement » me poussent à écrire mes réponses.
La couverture de Télérama, d’abord, donne aussi des réponses et des indications.
Sur la couverture du Télérama de cette semaine, on aperçoit une femme aux cheveux châtains clairs, la tête dans les bras. Epuisée ou accablée. Elle doit avoir la trentaine tout au plus. En tout cas, elle incarne la jeunesse. Une jeunesse épuisée ou accablée. Soit l’exact contraire de ce qu’est supposée incarner la jeunesse : l’optimisme, la vitalité, l’insouciance, le rire.
Une de ses mains porte un gant bleu. De ces gants utilisés aussi pour se protéger d’éventuelles expositions au sang. Celui des patients dont les infirmières prennent soin.
Le bras droit de celle qui nous est présentée comme infirmière semble avoir un peu la chair de poule. Cela peut être dû au froid, à la fatigue. Ou à la peur. Eventuellement protégée du sang ou d’autres secrétions par ses gants bleus, « l’infirmière » qui nous est montrée n’en reste pas moins exposée à ces autres extrêmes que sont le froid, la fatigue ou la peur. Ou la dépression.
A ces extrêmes, il faut en rajouter un autre qui combine puissance et impuissance :
La solitude.
Car l’infirmière est montrée seule. La même photo montrant plusieurs infirmières dans la même position parleraient moins de cette solitude. On peut évidemment être seuls en étant à plusieurs. Mais c’est une sorte de nomenclature : si l’on veut parler de la solitude, il faut isoler quelqu’un.
Je remercie l’hebdomadaire Télérama pour cette couverture. Pour aborder, sur quatre pages, le sujet de la condition des infirmières en France. Dans cet article, on apprend qu’il y a 700 000 infirmières en France. Et on « lit » que de plus en plus quittent l’hôpital public ou la profession car dégoutées par la dégradation des conditions de travail. Que cette dégradation s’est prononcée « depuis 2004 surtout, avec l’instauration de la tarification à l’activité (T2A), qui, en rémunérant les établissements en fonction des actes médicaux, a condamné les hôpitaux publics aux affres financiers. Et transformé les soignants en marathoniens du soin, fragilisant tout un système de santé qui a dû, depuis, endiguer les vagues successives de Covid ». (Télérama numéro 3763, page 18. Article Mathilde Blottière. Photos d’Anthony Micallef).
Remerciements et réserves :
Je remercie Télérama pour cet article. Mais j’aurais aimé que, pour changer, que ce soit un homme qui ait écrit cet article. Comme j’aimerais bien, aussi, que le Ministre de la Santé et des affaires familiales et sociales soit plus souvent un homme qu’une femme.
Pour le dire autrement : La profession infirmière, la perception que l’on en a mais aussi la perception que l’on peut avoir de certains sujets de société en France restent subordonnés à des visions et à des conceptions tombées et restées dans les trappes du passé.
On retrouve aussi ça parmi les femmes et les hommes politiques de France. Un demi siècle après sa mort, une bonne partie des femmes et des hommes politiques qui aspirent à diriger la France sont là à aspirer ce qui reste de la momie du Général De Gaulle. Et font de la réclame pour leur parti et leur programme en se servant des actes héroïques et passés des autres (De Gaulle, Jeanne d’Arc, Louis XIV, Napoléon, ainsi que des écrivains, des philosophes, des scientifiques qui ont marqué l’Histoire française).
Les personnalités du passé qui, aujourd’hui, malgré leurs travers ou leurs crimes, servent souvent de modèles avaient une vision. Ils croyaient en l’avenir, l’anticipaient, le préparaient, s’appliquaient à «l’embellir ». Aujourd’hui, si l’on regarde les femmes et les hommes politiques qui « réussissent », ils semblent surtout se démarquer dans l’art d’élaborer des stratégies pour constituer des alliances, pour obtenir le Pouvoir, mais aussi dans l’art de faire de la récupération.
Des femmes et des hommes politiques qui ont une véritable vision auraient anticipé et fait le nécessaire pour éviter que la profession infirmière, et d’autres professions, soit aussi vulnérable.
Malheureusement, je vais aussi devoir ajouter qu’une société véritablement éclairée saurait aussi parler de la profession infirmière, mais aussi la raconter et la faire parler, à d’autres moments que lorsque ça va mal. Parce-que si l’on peut reprocher aux élites politiques de France de s’être préoccupées de surtout prendre soin d’elles, de leurs proches ou de leurs alliés, on peut aussi reprocher à celles et ceux qui diffusent l’information (donc, parmi eux, des journalistes) de parler principalement de la profession infirmière pour relater ses difficultés comme ses souffrances réelles.
Dans notre pays de grands philosophes et de grands intellectuels, on dirait qu’il est impossible, aussi, de parler de ce que la profession infirmière a réussi et réussit. On dirait que les très hauts penseurs de ce pays sont incapables de valoriser ou d’expliquer le travail qui peut être réalisé par la profession infirmière. Une profession qui, pour être exercée, nécessite moins d’années d’étude que ces élites n’en n’ont faites, élites, qui imposent leur mainmise sur une grande partie des moyens d’expression.
Je remercie donc Télérama et tous les autres journaux ou hebdomadaires qui ont écrit ou écriront à propos de la profession infirmière. C’est nécessaire et utile. Cela apporte sans aucun doute un réconfort salutaire aux soignants qui se sentent ainsi moins invisibles et moins ignorés.
Mais ces articles, celui de Télérama et d’autres média, ne suffiront pas pour que la situation infirmière s’améliore.
« C’était la guerre »
« Nous sommes en guerre… » avait dit le Président Emmanuel Macron ” De Gaulle” ( lequel, d’après les sondages, devrait être réélu cette année) pendant son allocution télévisée pour annoncer le premier confinement dû à la pandémie du Covid ( Panorama 18 mars-19 avril 2020).
C’était en mars 2020. Et, je crois que je travaillais de nuit, dans le service de pédopsychiatrie où j’étais encore à cette époque. J’avais regardé une partie de cette allocution sur la télé du service alors que les jeunes hospitalisés étaient couchés.
Cela me paraît déjà très loin. C’était pourtant il y a juste à peine deux ans.
Il y a quelques jours, j’ai discuté avec une jeune collègue infirmière intérimaire. Elle doit avoir 35 ans tout au plus. A peu près l’âge de l’infirmière que l’on voit sur la couverture de Télérama. Cette jeune collègue infirmière m’a appris avoir travaillé pendant dix ans dans un service de réanimation dans un hôpital de banlieue près de chez moi que je « connais ». Quand je lui ai demandé pourquoi elle avait quitté son poste alors que, visiblement, elle aimait « ça », elle m’a parlé de la pandémie du Covid en ces termes :
« C’était la guerre…. ». Le même mot utilisé par le Président Emmanuel Macron avant le premier confinement. Pourtant, je n’ai pas fait le rapprochement. Tout simplement parce-que le Président Macron et quelques autres n’ont pas fait la même guerre que beaucoup d’autres. Un même mot pour deux expériences opposées et très différentes.
Comme principale expérience d’un service de réanimation, j’ai uniquement les deux stages effectués durant ma formation d’infirmier. Ma mère, ancienne aide-soignante dans un service de réanimation, a connu cet univers bien plus que moi.
Néanmoins, lorsque cette jeune collègue, déjà « ancienne » infirmière de réa m’a dit que « C’était la guerre pendant la pandémie du Covid », je n’ai pas eu besoin de détails supplémentaires. A aucun moment je n’ai eu le besoin de vérifier ses propos en lui demandant des exemples. C’était immédiatement concret pour moi. Et, il était aussi indiscutable pour moi que cette jeune collègue infirmière, et ses collègues, durant la pandémie du Covid, avaient traversé des conditions de travail très difficiles. Des conditions de travail insupportables qu’elles avaient dû, pourtant, une fois de plus….supporter. Parce-que l’histoire des conditions de travail des infirmières, au moins depuis trente ans, est que, étrangement, la souffrance soignée par les infirmières semble se « transvaser » indéfiniment dans leurs propres conditions de travail. Les infirmières soignent des personnes qui souffrent. Mais il semble désormais inéluctable que pour soulager les autres, les infirmières doivent accepter de souffrir en plus en plus elles-mêmes. Et porter sur leurs épaules ces peurs, ces souffrances et cette mort que le monde des décideurs et des “winner” fuit et dont il se débarrasse au plus vite.
La souffrance et les états de faiblesse, de handicap et de mort, sont en quelque sorte des “déchets” que l’infirmière est chargée de prendre dans ses bras. “On” est bien content qu’elle soit là pour s’en occuper. Mais sans faire de bruit. “On” lui jette quantité de “déchets” sur la tête par le biais d’une colonne verticale depuis plusieurs immeubles de dix huit étages. Et, c’est à elle de se démerder avec ça. Elle est “payée” pour ça. Et, elle devrait même remercier pour cette générosité qui lui est faite d’être salariée. Alors que ce qu’on lui permet de vivre est bon pour son karma. Du reste, elle a choisi cette vie-là. Alors, qu’elle ne se plaigne pas…
La profession infirmière continue d’avoir l’image d’une profession de foi religieuse, où la crucifixion serait le nirvana de l’infirmière ou de l’infirmier, alors que la société a évolué. Et que les êtres qui décident de devenir infirmières et infirmiers ont une autre conception de la vie, une autre façon de concevoir leur vie personnelle et professionnelle, qu’il y a un demi siècle.
Et, je peux en parler un peu. A « l’époque » de ma mère et d’une de mes tantes (sœur de ma mère), en région parisienne, il était courant qu’une soignante fasse toute sa carrière dans le même hôpital, dans un voire dans deux services.
C’était il y a plus de trente ans. Où l’aspiration commune, une fois le diplôme d’Etat d’infirmier obtenu, était d’obtenir un poste de titulaire. Rares étaient les infirmières et infirmiers qui ne faisaient que « de» l’intérim ou des vacations. Lorsqu’entre 1989 et 1992, je faisais un peu d’intérim, à droite à gauche, peu après mon diplôme, parmi les autres intérimaires, je croisais surtout des infirmiers et des infirmières sensiblement plus âgées que moi et qui avaient un poste de titulaire ailleurs.
Autre anecdote : je me rappelle maintenant, par amour pour ma copine d’alors, être allé rencontrer à son domicile, à Paris, le poète Guillevic, autrement plus âgé que moi. Ce devait être entre 1990 et 1992. Lorsque je lui avais expliqué que je travaillais par intérim ( je vivais encore chez mes parents et avais repris des études en parallèle), celui-ci, mi-interloqué, mi-contrarié, m’avait en quelque sorte demandé si je “jouais” en quelque sorte avec le travail. J’avais alors senti chez lui une espèce de respect moral du travail salarié. On se devait à son poste de salarié. Le travail était un engagement sérieux. Et pas une sorte de “papillonnage”. A cette époque, mes missions par intérim consistaient à faire une mission d’une journée dans un service. Et, un autre jour, ou une nuit, dans un tout autre service et dans un autre établissement hospitalier à Paris ou en région parisienne. Si l’intérim existait déja dans le monde du travail dans les années 90 d’une manière générale, il était moins répandu parmi les jeunes infirmières et infirmiers diplômés de ma connaissance. La norme, c’était d’avoir un poste fixe puisque le diplôme d’Etat d’infirmier, en région parisienne, assurait la sécurité de l’emploi. Et que c’était alors la priorité : la sécurité de l’emploi, fonder un couple, faire des enfants, acheter une maison ou un appartement si on pouvait…..
A l’inverse, depuis à peu près dix ans, environ, en région parisienne, il est devenu assez courant de rencontrer des infirmières et des infirmiers, qui, une fois diplômés, préfèrent être intérimaires et/ou vacataires. Et, concernant celles et ceux qui sont titulaires de leur poste, ceux ci sont aussi plus mobiles qu’il y a trente ans. Lorsque j’ai commencé à m’établir comme infirmier en psychiatrie il y a bientôt trente ans, j’avais travaillé avec des collègues qui pouvaient rester à leur poste cinq ans ou davantage. Aujourd’hui, selon les services, les plus jeunes infirmières et infirmiers peuvent ne rester que deux ou trois ans puis partir pour un autre service. Ou, éventuellement, demander une disponibilité.
C’est à ce genre d’information que l’on comprend, aussi, qu’une profession change, qu’une façon de l’exercer, mais aussi, de s’affirmer, diffère par rapport à avant.
Répondre à la question : « Qui prendra soin des infirmières ? »
Cette question en couverture de Télérama, hebdomadaire qui bénéficie d’un lectorat élargi, a l’avantage, comme on dit, de « jeter un pavé dans la mare ». C’est sans aucun doute le but après la pandémie du Covid, mal gérée, mal anticipée et mal communiquée par les élites au moins politiques, mais aussi scientifiques, de France. Mais aussi après le « scandale » provoqué par la publication récente du livre Les Fossoyeurs de Victor Castanet. Livre que je n’ai pas encore lu. Mais dont le peu que je « sais » du contenu ne m’étonne pas :
J’ai fait quelques vacations, il y a plus de dix ans, dans une clinique psychiatrique gérée par le groupe Orpéa. Groupe privé mentionné dans le livre de Victor Castanet. Et, en 1988-1989, encore élève infirmier, j’avais fait des vacations de nuit dans une clinique de rééducation fonctionnelle qui, depuis, est devenue la propriété du groupe Orpéa. J’ai donc une « petite » idée des priorités du groupe Orpéa concernant les conditions de travail des infirmières.
Et si certaines élites découvrent en 2022 avec le livre de Victor Castanet qu’il se déroule des événements indésirables et indécents dans certains établissements de santé de France, pour cause de recherche débridée de bénéfices, j’hésite entre le cynisme, l’hypocrisie ou la cécité pour qualifier leur état d’esprit.
Je crois aussi à la cécité et à l’ignorance de certaines élites concernant les très mauvaises conditions de travail dans un certain nombre d’établissements de santé publics et privés, parce-que devant cette couverture de Télérama et cette question « Qui prendra soin des infirmières ? » j’en suis arrivé à comprendre que, pour beaucoup de personnes, les infirmières font partie d’une légion étrangère.
La France, comme d’autres pays, est constituée de diverses « légions étrangères civiles » prêtes à donner le meilleur d’elles-mêmes. On pourrait penser que la grandeur d’un pays ou de son dirigeant se mesure- aussi- à sa capacité à honorer et à préserver « les légions étrangères » qui se démènent. Mais, visiblement, ce n’est pas avec ce genre d’objectifs en tête qu’est géré le pays dans lequel nous sommes.
Les infirmières travaillent et vivent dans le même pays que des millions d’autres personnes qu’elles croisent, soignent, accompagnent, soutiennent, sauvent. Les infirmières protègent plus de personnes, de tous horizons, qu’elles ne peuvent s’en rappeler. Et elles sont admirées pour cela. Pourtant, malgré ça, elles n’en demeurent pas moins étrangères à cette Nation. Les infirmières peuvent faire penser à des sauveteurs en mer qui, souvent, risqueraient leur vie personnelle et familiale, mais aussi leur santé, pour d’autres qui sont en train de se noyer. Et qui, une fois en bonne santé, oublieraient par qui ils ont été sauvés, trouvant tout à fait normal d’avoir été sauvés, alors qu’eux-mêmes n’ont jamais sauvé et ne sauveront jamais personne.
Jetables, éjectables….
« Indigènes, ouvrières, colonisées, secondaires, subalternes, domestiques, négligeables, accessoires, jetables, éjectables, banlieues éloignées », on dirait que ces termes sont faciles à juxtaposer avec la profession infirmière.
Pour ces quelques raisons, je ne crois pas à un assaut de lucidité spontané des élites en faveur des infirmières.
Je crois que les infirmières sont les personnes les plus compétentes pour répondre à cette question posée par Télérama. Certaines ont commencé à y répondre en préférant l’intérim et les vacations à un poste de titulaire. D’autres en « faisant » des enfants. Ou en changeant de métier.
Si l’on regarde les élites, qui, souvent, servent de modèles, il existe d’autres réponses possibles.
Coronavirus Circus 2ème Panorama 15 avril-18 Mai 2020 par Franck Unimon
Franck Unimon, vendredi 25 février 2022.
2 réponses sur « La profession infirmière : La Légion étrangère »
Très beau texte Franck, écrit avec “soin”, comme ce qui caractérise notre principal “sens” dans cette profession et qui le restera bien évidemment encore longtemps. Ce sur quoi l’humanité est en attente, mais aussi les “autorités” qui nous gouvernent et qui hélas, savent d’avance qu’ils pourront encore longtemps statuer sans pour autant mettre en place les politiques pour les valoriser, sur cette compétence et valeur que sont l’empathie et la générosité infinies et sans faille des soignants.
Merci Mariejo pour tes commentaires avec beaucoup de retard. A bientôt!