Ici sâachĂšve le monde connu un court mĂ©trage de Anne-Sophie Nanki
Il y a quelques jours, jâai fait le nĂ©cessaire pour regarder Ici sâachĂšve le monde connu de Anne-Sophie Nanki. Un court mĂ©trage dâune vingtaine de minutes. Les fictions rĂ©alisĂ©es et produites par des artistes de lâOutre-Mer, dâOcĂ©anie et dâAfrique que lâon peut voir assez facilement restent rares. Et ces productions sont trĂšs nettement dĂ©savantagĂ©es en termes de diffusion. Il est beaucoup plus facile et plus simple de trouver des salles de cinĂ©ma pour y voir quantitĂ©s de productions occidentales- pour simplifier– bien plus largement distribuĂ©es et aussi mieux annoncĂ©es.
Je suis amateur de cinĂ©ma mais j’ai beaucoup moins de disponibilitĂ© quâauparavant pour aller chercher des films qui passent dans deux ou trois salles de cinĂ©ma, pour une durĂ©e trĂšs limitĂ©e, et seulement Ă certains horaires. Jâopte donc rĂ©guliĂšrement pour la facilitĂ© qui consiste Ă aller voir dans une salle ce qui est dĂ©jĂ facilement visible ou plus ou moins visible devant moi. Dans des salles de cinĂ©ma que je connais et oĂč j’ai mes habitudes :
Je cherche moins quâavant dans les « coins », dans les productions plus ou moins discrĂštes ou les festivals dont on parle beaucoup moins.
Mais pour Ici sâachĂšve le monde connu, je me suis obligĂ© Ă aller contre certaines de mes habitudes de facilitĂ©s. Le titre et lâaffiche du film, ainsi que quelques avis favorables aperçus, mâont donnĂ© le coup de pouce pour franchir la ligne du regard. Jâai regardĂ© Ici sâachĂšve le monde connu deux fois de suite. En ligne. Je le regarderai peut-ĂȘtre encore Ă nouveau tant quâil sera disponible en ligne gratuitement. On pourrait penser que mettre un film en ligne le rend plus accessible. Mais c’est sous-estimer Ă quel point nous pouvons ĂȘtre dispersĂ©s ou captĂ©s par diverses sollicitations visuelles. Comme le fait que nous pouvons aussi prĂ©fĂ©rer une certaine passivitĂ© Ă l’image de ces personnes affalĂ©es dans un transat, canapĂ© ou lit bercĂ©es par l’action de prendre aucune dĂ©cision.
Lâhistoire de Ici sâachĂšve le monde connu se dĂ©roule en 1645. Nous sommes en 2024. En 2024, en France, de quoi nous parle-tâon le plus en ce moment ? :
Des agriculteurs français qui, Ă nouveau, bloquent certaines routes et qui pourraient arriver jusquâĂ Paris ? Suspense Ă©crasĂ©. De la guerre en Ukraine qui sâenlise. De la possible rĂ©Ă©lection/rĂ©-Ă©rection assez « crainte » de Donald Trump aux Etats-Unis ?
De lâarmĂ©e israĂ©lienne et des milliers de Palestiniens tuĂ©s en reprĂ©sailles Ă lâattaque du Hamas le 7 octobre 2023. Des migrants qui se noient en plein mer ou qui se font refouler ou expulser. Des Jeux Olympiques en France de 2024, câest cette annĂ©e, dans six mois. De la nomination rĂ©cente de Gabriel Attal comme Premier Ministre Ă la suite dâElizabeth Borne et des dĂ©fis qui lâattendent en tant que nouveau chef du gouvernement, plus jeune Premier Ministre de France et premier homosexuel Ă ce poste, qui devrait faire ceci, qui devrait faire cela pour plaire Ă tout le monde sans trop gĂȘner le jeune PrĂ©sident Emmanuel Macron qui lâa choisi. De Rachida Dati, figure -et alibi- politique psychopathe, revenue dans le dĂ©filĂ© de mode mĂ©diatique nommĂ©e pour casser des bras et embarrasser lâadversitĂ© plus que pour la Culture pour laquelle elle a Ă©tĂ© officiellement nommĂ©e Ministre. Du prix de lâĂ©lectricitĂ© et de lâessence qui gonfle. De la crise immobiliĂšre.
En ce moment, en France, en 2024, câest lâhiver. Il arrive quâil fasse froid. Quâil y ait de la neige. Certains partent faire du ski ou envisagent de le faire. Dâautres ne le peuvent pas.
Il fait assez gris par moments. MĂȘme si les jours se rallongent, mĂȘme sâil y a des trĂšs bonnes sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es Ă regarder et que nous sommes de plus en plus en symbiose avec nos tĂ©lĂ©phones portables et nos Ă©crans garants de notre photosynthĂšse personnelle, mĂȘme sâil y a encore les soldes, nous sommes dans une pĂ©riode de lâannĂ©e, voire de notre vie, passablement dĂ©primante ou tĂątonnante. Une nouvelle fois.
MĂȘme si lâon sourit et que lâon affirme que lâon a plein de projets, autour de nous et prĂšs de nous, il y a toujours beaucoup de personnes isolĂ©es et plus captives de leur destinĂ©e quâelles nâen sont les grandes dĂ©cisionnaires. Et, lâon peut se dire ou murmurer quelques fois :
« CâĂ©tait mieux avant⊠».
La rĂ©alisatrice Anne-Sophie Nanki a dit dans une interview quâelle aurait aimĂ© quâon lui raconte des histoires comme celle de son film Ici sâachĂšve le monde connu. Son court mĂ©trage est bien vu par la critique et bĂ©nĂ©ficie de bons Ă©chos. Lâacteur et rĂ©alisateur Jean-Pascal Zadi, qui a commencĂ© Ă ĂȘtre plus connu depuis son film Tout simplement noir ( Tout simplement Noir), dit beaucoup de bien de son film.
Ici sâachĂšve le monde connu a reçu plusieurs prix et a Ă©tĂ© prĂ©sĂ©lectionnĂ© dans la catĂ©gorie Meilleur court mĂ©trage pour les CĂ©sars 2024. Jâen profite pour saluer Claire Diao, qui, je le sais, Ćuvre depuis des annĂ©es maintenant, avec les personnes qui travaillent avec elle, Ă faire en sorte que le cinĂ©ma dâOutremer, dâOcĂ©anie et dâAfrique soit autre chose quâun cinĂ©ma dâOutre-tombe.
Dans Ici sâachĂšve le monde connu, nous sommes en 1645. Il fait beau. Nous sommes dans les Antilles françaises, en Guadeloupe.
Pas de Poutine. Pas de Chine. Pas de Donald Trump. Pas de Hamas. Pas dâarmĂ©e israĂ©lienne. Pas de risque de guerre mondiale, de catastrophe nuclĂ©aire, de dĂ©clin Ă©cologique. Ibatali, une jeune femme enceinte jusquâĂ lâos, une indigĂšne Kalinago, marche pĂ©niblement dans la forĂȘt. Elle sâenfuit.
Elle souffre, oui, mais elle est libre. Elle a été vendue à 14 ans comme esclave par son pÚre à des colons blancs. Elle part retrouver sa famille. Courageusement. Sans Mondial Assistance et sans transports en commun. Sans téléphone satellite.
Ibatali doit avoir Ă peine la vingtaine et a conclu que la vie, pour elle, parmi les blancs, ce nâest pas pour elle. Pour elle, aussi, finalement :
 » C’Ă©tait mieux, avant… ». Avant la colonisation. Avant d’ĂȘtre vendue.
Ibatali essaie de franchir une riviĂšre. Dans Le seigneur des anneaux, câest en franchissant une riviĂšre magique, quâAragorn, presque dĂ©funt, rĂ©cupĂ©rĂ© Ă cheval par celle quâil va aimer, Ă©chappe aux crĂ©atures de mort qui les poursuivaient sur leurs Ă©talons. Ibatali, elle, glisse sur une roche et se rĂ©tame. Elle arrive sur le dos. Lorsquâelle parvient Ă se redresser, difficilement, elle aperçoit un homme noir Ă moitiĂ© nu qui sâavance lentement dans lâeau vers elle un peu comme un serpent qui la regarde. Rien de comparable avec le portrait de lâange Gabriel blond aux yeux bleus ou du coup de foudre que lâon peut avoir pour le prince charmant aperçu sur un site de rencontres. Ibatali prend une raclĂ©e mentale. Autant dire quâelle a peur. Lâhomme noir, câest un film dâhorreur aussi vivant quâil respire. Câest le pire de lâHumanitĂ©. Pire que lâesclavagiste et ses chiens. L’homme blanc, mĂȘme s’il peut ĂȘtre trĂšs violent, comme un alcoolique lorsqu’il a trop bu, appartient au moins Ă une espĂšce supĂ©rieure et conquĂ©rante. Alors que l’homme noir…dâailleurs, lâhomme noir nâest mĂȘme pas un ĂȘtre humain. Pourquoi ai-je utilisĂ© le terme de « homme » ?
Parce-que jâĂ©tais en train de rĂȘver. Ou par conflit dâintĂ©rĂȘt.
Parce-que je suis un complice : Un « homme » noir. Et parce-que depuis Ibatali et Olaudah (la « chose » noire nous donne son prĂ©nom et sa signification plus tard), beaucoup de femmes et dâhommes noirs ont accĂ©dĂ© Ă certains enseignements tels que celui qui consiste Ă se servir dâun clavier dâordinateur afin de domestiquer et Ă©crire leurs pensĂ©es pour les faire paraĂźtre sur internet ( sur un blog !) dans une langue que le monde occidental blanc peut aussi comprendre et plus ou moins accepter (oui, oui, oui !). Puisquâil sâagit de la langue du monde occidental blanc (oui, oui, oui !).
Dâesclaves et de migrants forcĂ©s, nous sommes devenus des citoyens intĂ©grĂ©s et plus ou moins acceptĂ©s selon les circonstances. Gabriel Attal, nouveau Premier Ministre en 2024, est peut-ĂȘtre jeune et homosexuel mais il est blanc et a fait les (trĂšs) bonnes Ă©coles qui mĂšnent au Pouvoir. Rachida Dati, notre nouvelle Ministre de la Culture, maire prĂ©cĂ©demment du trĂšs «pauvre » 7Ăšme arrondissement de Paris, a beau avoir des origines sociales modestes et ĂȘtre Arabe mais câest pareil. Elle, aussi, a fait les trĂšs bonnes Ă©coles. Et, comme Attal vraisemblablement, elle se distingue par une aptitude stratĂ©gique hors norme et remarquable en termes de plan de carriĂšre qui ne sâapprend pas dans les Ă©coles. En comparaison, toutes mes annĂ©es de travail et mes Ă©tudes ont la valeur et la force dâun simple aĂ©rosol et, pour eux deux, je suis Ă peu prĂšs lâĂ©quivalent dâune Ibatali ou dâun Olaudah. Bien-sur, si on les interrogeait, les deux affirmeraient le contraire mais ils peuvent mentir.
Ai-je aimĂ© Ici sâachĂšve le monde connu ? Jâai aimĂ© la rencontre entre un esclave dâorigine africaine qui sâest enfui (ce que lâon appelle un NĂšgre marron) et une reprĂ©sentante du peuple «premier », dâavant la colonisation. Câest peut-ĂȘtre ça quâa voulu dire Anne-Sophie Nanki lorsquâelle a dĂ©clarĂ© quâelle aurait voulu quâon lui raconte des histoires de ce genre :
Que sâest-il passĂ©, au moment de la colonisation, quand un esclave africain ou une esclave africaine a rencontrĂ© une membre ou un membre du peuple premier ?
Car le peu que nous « savons », câest que les Arawaks, les CaraĂŻbes, les Kalinagos ou dâautres auraient trĂšs vite dĂ©clinĂ© aprĂšs lâarrivĂ©e ( lâintrusion ?) des colons europĂ©ens. Quâils auraient succombĂ© aux maladies importĂ©es par les colons et leur « puretĂ© » ; quâils nâauraient pas survĂ©cu Ă lâesclavage ou quâils auraient Ă©tĂ© rapidement laminĂ©s par les armes. Ils auraient disparu ou se seraient Ă©vaporĂ©s rapidement comme dans un rĂȘve.
Mais câest flou.
Des femmes et des hommes indigĂšnes ont continuĂ© dâexister pendant la colonisation des Antilles. Mais on a peu de rĂ©cits de cette pĂ©riode. Comme le dit le jeune enfant Ă propos de sa mĂšre disparue quâil nâa jamais connue dans le film Le Cheval venu de la mer rĂ©alisĂ© par Mike Newell en 1992 :
« Je nâai pas image ».
Enfants des Antilles que nous sommes, nous nâavons pas dâimages de cette Ă©poque de la colonisation oĂč, pourtant, pour nous, notre vie a dĂ©butĂ© par nos ancĂȘtres. Comme si nous Ă©tions nĂ©s et que nos parents nâavaient jamais pris et laissĂ© de photos dâeux et de nous, plus jeunes. Et que lâon Ă©tait dĂ©ja passĂ© directement Ă lâĂąge adulte lorsque lâon pu se regarder, pour la premiĂšre fois, dans un miroir.
Beaucoup de nos images et de nos histoires ayant Ă©tĂ© privĂ©es de tirages, on peut parler pour beaucoup de nos ancĂȘtres dâune existence entiĂšre soumise au tirage au sort :
« Câest toi et ta chance⊠».
LâHistoire des Antilles a dâabord Ă©tĂ© (d)Ă©crite par des descendants de blancs qui avaient dâautres prioritĂ©s et dâautres aspirations que les esclaves et les IndigĂšnes prĂ©sents en 1645 puis les annĂ©es suivantes :
Sâil Ă©tait demandĂ© Ă Emmanuel Macron, Gabriel Attal, Rachida Dati, Poutine, Trump, et dâautres de raconter les Ă©vĂ©nements importants qui les auront marquĂ©s Ă la fin de cette annĂ©e 2024, il est certain quâils Ă©voqueront des sujets trĂšs diffĂ©rents de ceux auxquels je peux tenir dans ma vie personnelle de simple citoyen. Donc, si eux et moi avions Ă Ă©crire de notre point de vue lâannĂ©e 2024 actuellement en cours, il est prĂ©visible que les contenus de nos ouvrages seraient trĂšs Ă©loignĂ©s les uns des autres. Mais ils pourraient, aussi, par endroits, se complĂ©ter de maniĂšre Ă©tonnante Ă condition que ces personnes soient capables de sincĂ©ritĂ© et dâintrospection. Ce qui reste Ă vĂ©rifier. Car la capacitĂ© de sincĂ©ritĂ© et la capacitĂ© dâintrospection sont sans doute incompatibles, sur le long terme, avec certaines fonctions de dirigeants mais aussi avec certaines carriĂšres.
Je crois que Anne-Sophie Nanki, elle, a rĂ©alisĂ© une Ćuvre sincĂšre en se livrant Ă une certaine introspection. Je prĂ©fĂšre dâailleurs comprendre son intention Ă travers ce film de cette façon plutĂŽt que de le voir comme une Ă©niĂšme crĂ©ation antillaise oĂč on doit nous parler Ă nouveau de lâesclavage et de ses consĂ©quences- rĂ©elles- sur notre descendance :
Etant donnĂ© que lâon ne nous dit rien Ă propos de ce qui a pu se passer, humainement, lors de cette rencontre un peu du troisiĂšme type entre une personne africaine et une personne indigĂšne, mais aussi, avec un colon blanc europĂ©en, essayons dâimaginer comment câĂ©tait, comme cela a pu ĂȘtre.
Les rĂ©alisatrices et les rĂ©alisateurs de cinĂ©ma (ainsi que les auteurs et les artistes dâune maniĂšre gĂ©nĂ©rale mais aussi des enquĂȘteurs et des journalistes) passent leur temps Ă faire ça. A partir dâun fait rĂ©el, essayer de raconter ce qui a bien pu se passer dans lâintimitĂ© â et la tĂȘte- des gens.
Le dernier film de Todd Haynes, sorti rĂ©cemment, dont les critiques sont plutĂŽt bonnes, en est un exemple parmi beaucoup dâautres. Pour son May December, avec les actrices Natalie Portman et Julianne Moore, des actrices blanches et amĂ©ricaines (Natalie Portman est israĂ©lo-amĂ©ricaine) plus que reconnues, Todd Haynes, rĂ©alisateur Ă©galement reconnu (blanc et amĂ©ricain Ă©galement) est parti dâune histoire rĂ©elle pour raconter « son » histoire et faire son film . Avec le concours et la subjectivitĂ© des actrices et des acteurs engagĂ©s dans le projet.
On peut penser ce que lâon veut de ce qui est montrĂ© ou affirmĂ© dans le film de Todd Haynes dâautant que celui-ci sâest inspirĂ© librement de la vie de deux personnes ( et de leurs proches) rĂ©elles qui avaient par ailleurs racontĂ© et fait publier leur histoire par Ă©crit. Mais en voyant ce film (je lâai vu quelques heures aprĂšs avoir regardĂ© Ici sâachĂšve le monde connu) on peut se dire quâil y a du « vraisemblable » dans May December. MĂȘme si je reproche Ă Todd Haynes dâavoir fait un film finalement assez convenu oĂč la femme ( jouĂ©e par Julianne Moore), civilement plus mature et coupable dâun point de vue lĂ©gal et moral que son amant qui avait 12 ou 13 ans au dĂ©but de leur relation avant de devenir son mari, est quand mĂȘme pointĂ©e du doigt Ă la fin du film comme il se doit.
Jâai prĂ©fĂ©rĂ© les autres films de Todd Haynes, perçu comme un rĂ©alisateur assez anticonformiste, et, pour moi, Natalie Portman, malgrĂ© toute son application, et son statut de comĂ©dienne encensĂ©e et oscarisĂ©e, reste une actrice plate, froide, trĂšs propre sur elle, et ennuyante. Soit tout le contraire dâune Julianne Moore, dâune Virginie Efira ou dâune Laure Calamy.
Les deux acteurs de Ici sâachĂšve le monde connu le jouent bien.
Sauf un peu au dĂ©but oĂč il y a quelques accrocs dans le regard de Ibatali ( la comĂ©dienne Lorianne Alami Jawari). Ma prĂ©fĂ©rence va Ă Olaudah ( le comĂ©dien Christian Tafanier) :
Le « sauvage ».
JâĂ©cris « Le sauvage » car câest comme ça que Ibatali le voit. Et câest comme ça que le colon blanc- ou autre- le voyait ou le voit encore.
Anne-Sophie Nanki a voulu croire possible une telle rencontre plutĂŽt « moderne » oĂč un esclave en fuite se prĂ©occupe dâune femme enceinte, donc porteuse dâavenir. Dans Les fils de lâhomme trĂšs bon film mal connu de Alfonso Cuaron (2006), la grossesse dâune jeune femme noire migrante reprĂ©sente lâespoir dans un monde moderne oĂč lâhumanitĂ© est devenue stĂ©rile. Et le hĂ©ros, jouĂ© par lâacteur Clive Owen la protĂšge.
On pourrait voir le personnage de Olaudah comme une version avant-gardiste de Clive Owen. Sauf que lâon est dans un autre monde que celui de Les fils de lâhomme.
Olaudah est clandestin, isolĂ© et menacĂ©. Les colons veulent sa peau. Et il n’y a pas de Garde des Sceaux favorable aux esclaves Ă cette Ă©poque.
Dans le Django Unchained ( 2012) de Tarantino, Django, interprĂ©tĂ© par Jamie Foxx, est un esclave noir Ă cheval libĂ©rĂ© et habile de la gĂąchette qui dĂ©sarçonne et dĂ©range le NĂšgre (extraordinairement bien jouĂ© par Samuel Jackson) fondu dans le modĂšle du Maitre blanc ( trĂšs bien jouĂ© aussi par LĂ©onardo dicaprio ). Le film a un cĂŽtĂ© spectaculaire et excessif afin de conjurer lâaccablement de cette Ă©poque ainsi que la honte et la culpabilitĂ© quâont pu engendrer chez certains le rĂ©gime esclavagiste et la traite nĂ©griĂšre. C’est un film de « dĂ©tente » oĂč Django est intrĂ©pide mais aussi alliĂ© Ă un blanc abolitionniste et aventurier qui sait se servir d’une arme. Soit des anomalies assez peu crĂ©dibles dans l’Ă©poque oĂč se dĂ©roule l’action mĂȘme si la guerre de SĂ©cession ( 1861-1865) couve et avec son issue la fin de l’esclavage.
Dans Ici sâachĂšve le monde connu, lâatmosphĂšre est plus rĂ©aliste et, aussi, plus tentaculaire. Nous sommes dans les dĂ©buts de la colonisation deux cents ans plus tĂŽt dans les Antilles françaises. L’ Etat français fait partie des Etats nĂ©griers et esclavagistes de l’Ă©poque. Une Ă©poque qui va durer deux bons siĂšcles. Soit bien plus longtemps que la durĂ©e de vie moyenne d’un ĂȘtre humain ordinaire. Il nây a pas de super hĂ©ros. Il nây a pas dâintervention dâune Force autre que celle dont disposent les protagonistes et qui sâaccompagne de leurs Ă©motions, de leur audace et de leurs tĂątonnements.
Nous sommes enracinĂ©s voire enchevĂȘtrĂ©s dans le film. Nous marchons avec eux. Et le fait de laisser enfouis « hors champ » les blancs colons fait partie des aimants du film. Non pour les ignorer et les exclure car ils font partie de lâHistoire de toute façon. Mais parce-que cela permet de plus se concentrer sur lâHistoire des « autres », ces astres que lâon ignore ou que lâon a ignorĂ©s. Parce-que cela permet de donner plus de place Ă ces personnes qui, autrefois ( ou aujourdâhui ) occupaient et occupent majoritairement lâespace et que, pourtant, on ne voit pas ou que lâon voit trĂšs peu que ce soit dans nos miroirs ou dans nos images.
J’espĂšre que Anne-Sophie Nanki rĂ©ussira Ă mener Ă bien son projet de donner une version long mĂ©trage de son Ici s’achĂšve le monde connu.
Franck Unimon, ce lundi 29 janvier 2024.