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Tu ressembles à ça ?!

 

 

J’ai aperçu son visage grâce à la porte entre-ouverte de son bureau. C’était la première fois que je le voyais vraiment. Lui et tous les autres se connaissaient depuis des années. Mais, moi, le petit nouveau, je les découvrais tous à cette époque des masques. Cela faisait à peine un mois que j’étais avec eux, et ce que je voyais, c’étaient des yeux, des fronts, des cheveux et assez peu de visages sauf, bien-sûr, au moment des repas. Pour ceux que je partageais avec certaines et certains d’entre eux. Ou épisodiquement lors de certaines pauses.

 

Je devais avoir presque dix ans, lorsque je me suis avancé pour lui dire :

 

« Ah ? Tu ressembles à ça ?! ». Il était près de 19H. Comme la veille, pour débuter cette journée qui allait se terminer vers 20h, je m’étais levé à 5h50. Et, jusque là, tout s’était bien passé avec l’ensemble des personnes et des situations rencontrées.

 

Après avoir dit ça, je suis resté là, sur le seuil. Il était seul, assis derrière son bureau. Il n’avait pas l’air occupé. Quelques jours plus tôt, lors de notre première rencontre où il avait opté pour garder son masque alors que je déjeunais, ça s’était passé de façon détendue. J’avais fait de l’humour à propos de son refus de se découvrir. J’avais mentionné l’importance de préserver sa pudeur. Il l’avait bien pris.

 

Il a commencé à m’expliquer plutôt sérieusement qu’il s’était laissé pousser la moustache. C’était comme une sorte de confession que je ne demandais pas. J’ai compris qu’il n’était pas très satisfait du résultat. Mais qu’il avait fait de son mieux. Et puis, il a tiqué sur le terme : « Tu ressembles à ça ?! ». J’ai aussitôt récupéré toutes mes années. Je n’avais pas dix ans. J’étais dans mon nouvel emploi depuis à peine un mois. Et, j’y faisais connaissance avec un nouvel environnement ainsi qu’avec une bonne cinquantaine de nouvelles et de nouveaux collègues. Dès les débuts, j’avais déjà entendu parler de Radio Langue de pute, qui, ici, émettait sur bien des fréquences comme partout. Sauf qu’ici, les fréquences affleuraient davantage au grand jour. Le matin, un collègue qui terminait sa nuit, proche de la retraite, que je croisais pour la première fois, m’avait dit avec le sourire :

 

« J’ai entendu parler de toi. Tu verras, ici, c’est une petite famille…. (sous-entendu : tout se sait rapidement et les ragots sont fournis avec le wifi et la fibre optique intégrés) ».

 

Debout, de l’autre côté du bureau de ce nouveau collègue, je l’ai regardé buter sur ce que je venais de dire. Nos propos peuvent être bilingues ou trilingues. Mais il était trop tard pour que je me reprenne. Ni lui ni moi n’avions dix ans. Je savais pertinemment qu’isolé et pris au pied de la lettre, le terme « ça » pouvait être dégradant. Mais ce n’était pas mon intention en disant « ça ». Et le contexte avait aussi son importance :

 

Hormis nos proches et celles et ceux que nous connaissions déjà avant la pandémie du covid et l’épopée des masques que nous vivons depuis plusieurs mois, notre cerveau compose une certaine image avec le peu que nous voyons du visage des autres. Le décalage est fréquent mais il nous apprend quelque chose sur notre perception- imparfaite-  et immédiate de notre environnement.  Et ce n’est pas une histoire de manque d’intérêt.

 

Un peu plus tôt, ce jour-là, je crois, alors qu’elle déjeunait, j’avais vu de profil une personne que j’avais vue jusque là seulement de face. Mais que je connaissais uniquement porteuse d’un masque. En la voyant démasquée pour la première fois alors qu’elle mangeait devant moi, je m’étais demandé si c’était bien la même personne. Alors que je savais que c’était  elle ! Je pensais, pourtant, l’avoir plus d’une fois plus que que bien regardée :

 

Je l’avais rencontrée lors de mes trois entretiens de pré-embauche, elle comme moi portant notre masque.  Je la trouvais plutôt sympathique. Elle était désormais ma supérieure hiérarchique en chef.

 

 

Mais impossible de parler de ça à mon nouveau collègue. J’étais trop imbibé par ce qui était en train de se dérouler. D’autant qu’à deux reprises, pour essayer de désamorcer le malentendu, j’avais baissé mon propre masque et lui avais dit avec le sourire :

 

« Moi, je ressemble à ça ! ».

 

 A le voir continuer de régurgiter ma phrase « Tu ressembles à ça ?! », je me suis dit :

 

Soit cet homme, toute sa vie durant, a aspiré à s’élever socialement.

Soit, malgré son envergure, il a toujours eu une mauvaise image de lui. Et moi, le « jeune » nouveau  collègue, en moins de dix secondes, j’avais écrabouillé tout ça.

 

 

Je n’avais pas rêvé de lui  par la suite. Mais j’allais savoir assez vite lorsque je retournerais au travail si Radio Langue de pute avait lancé un avis de recherche à mon sujet. Ou si une vendetta était en cours me concernant.

 

Des histoires de vengeance peuvent se décider pour bien moins que ça.

 

Franck Unimon, ce mardi 9 février 2021.

 

 

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