Jâai entendu parler de Mouloud Feraoun pour la premiĂšre fois cette annĂ©e, en 2018. CâĂ©tait il yâa environ deux-trois mois. Cela a commencĂ© dans lâune des mĂ©diathĂšques de ma ville.
Mes indĂ©pendances : Chroniques 2010-2016 (parution en 2017) de Kamel Daoud faisait partie des livres exposĂ©s Ă lâentrĂ©e. Jâavais dĂ©jĂ entendu parler de Daoud et de son livre inspirĂ© de LâEtranger de Camus. Jâai empruntĂ© les chroniques de Daoud. Cela mâa beaucoup plu et mâa instruit. Jâai beaucoup de lacunes. En France, nous sommes engraissĂ©s Ă la culture anglo-saxonne. DĂšs que lâon sâĂ©loigne de cette citĂ© du monde
(les Etats-Unis, la Grande-Bretagne) notre ignorance culturelle et linguistique croĂźt.
Les chroniques de Daoud ont entre-autres placĂ© sous mes yeux le nom de lâauteure Assia Djebar, qui, de son vivant, faisait partie de lâAcadĂ©mie française.
Le Blanc de lâAlgĂ©rie (parution en 1996) dâAssia Djebar stationnait dans la rĂ©serve dâune des mĂ©diathĂšques de ma ville. Ce livre relate le dĂ©cĂšs de plusieurs personnalitĂ©s algĂ©riennes souvent par assassinats, un peu par suicide, par maladie ou par accident : Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Jean SĂ©nac, Albert Camus, Frantz Fanon et dâautres autant connus ou moins connus. Djebar avait connu personnellement plusieurs de ces personnes ou des proches de ces dĂ©funts.
Jâai fait quelques recherches sur le net en relation avec la guerre dâAlgĂ©rie. Car Daoud, dans ses chroniques, comme Assia Djebar avant lui, explique aussi comme un demi-siĂšcle plus tard, lâAlgĂ©rie peine Ă assurer le rĂȘve et les espoirs de lâindĂ©pendance.
Jâai fait connaissance avec dâautres noms de lâHistoire algĂ©rienne. Des femmes et des hommes. Des militants FLN mais aussi des artistes, des Ă©crivains, des intellectuels. Certains Pro-FLN et dâautres plutĂŽt prudents vis-Ă -vis du FLN. Parmi ces « prudents », Mouloud Feraoun.
Le journal de Mouloud Feraoun dĂ©bute en 1955. La guerre dâAlgĂ©rie a alors un an.
Vingt Ă vingt cinq ans plus tard alors quâelle sera « terminĂ©e », enfant, nĂ© et vivant Ă Nanterre de parents exilĂ©s de leur Guadeloupe natale, je percevrai quelques fois des restes de la guerre dâAlgĂ©rie et des autres guerres dâindĂ©pendance dans le Maghreb contre lâEtat français. Tout en ignorant cette histoire « évidente » pour les jeunes arabes de mon Ăąge.
Je serai par exemple plusieurs fois surpris de voir que le mĂȘme copain dâorigine algĂ©rienne, marocaine ou tunisienne (je le voyais comme un Arabe sans jugement particulier comme je me voyais et me vois, aussi, comme un Noir) seul, peut ĂȘtre trĂšs sympathique. Et quâil peut, mystĂ©rieusement, devenir moins sympathique sitĂŽt quâil se trouve au contact dâautres garçons ayant les mĂȘmes origines culturelles que lui. Et, ce sera bien plus tard, Ă lâĂąge adulte, que je finirai par capter que tous ces garçons rencontrĂ©s dans le passĂ© agissaient ainsi par loyautĂ© envers lâHistoire de leurs familles et de la dĂ©colonisation de leur pays dâorigine (AlgĂ©rie, Maroc, Tunisie principalement).
Ce sera plus tard, aussi, par recoupements, que je comprendrai que lorsque mon pĂšre, certains dimanches matins, mâemmenait, parfois dans le froid- sans doute pour mâendurcir- assister aux matches de foot auxquels il participait Ă Nanterre avec ses compatriotes et collĂšgues contre dâautres employĂ©s des PTT, cela se passait aux abords dâun bidonville (ou de la citĂ© blanche ?) non loin de la maison dâarrĂȘt de Nanterre inexistante alors (sa construction sâest achevĂ©e en 1991).
Je me rappelle de ce gamin de mon Ăąge ou peut-ĂȘtre mon aĂźnĂ©, parti en courant avec le ballon de foot qui mâavait Ă©tĂ© confiĂ©, tandis quâun autre me distrayait en discutant aimablement avec moi. Et quâun troisiĂšme, sans doute embarrassĂ©, mâavait alertĂ©. Jâavais alors tournĂ© la tĂȘte. Un seul regard mâavait suffi pour estimer impossible de rattraper le voleur de ballon qui filait vers le bidonville (ou la citĂ© blanche ?), pĂ©rimĂštre inconnu et intimidant, dont les frontiĂšres se trouvaient Ă environ une centaine de mĂštres du terrain de foot. De cet Ă©vĂ©nement, en y repensant rĂ©trospectivement, je me suis dit que ce ballon de foot avait dĂ» constituer une formidable Ă©vasion voire une certaine promotion pour ce gamin et les autres de son quartier (bidonville ou citĂ©) ainsi que pour certains adultes. Tandis quâil avait sĂ»rement amorcĂ© pour moi lâabandon dĂ©finitif dâune future carriĂšre. En effet, Ă dĂ©faut de marquer des buts, on attend souvent dâun footballeur professionnel quâil soit au moins capable de garder le ballon.
Depuis cette Ă©poque malheureusement (mon enfance remonte aux annĂ©es 70-80) par la suite, la guerre dâAfghanistan de 1979 Ă 1989, la guerre Iran-Irak de 1980 Ă 1988, la guerre du Golfe au KoweĂŻt en 1991, les attentats islamistes en France en 1995, les attentats du 11 septembre 2001 Ă New-York, lâinvasion de lâIrak en 2003
(officiellement en raison de la prĂ©sence dâarmes de « destruction massive »), les attentats islamistes en France depuis le dĂ©but des annĂ©es 201O et le conflit israĂ©lo-palestinien font partie des Ă©vĂ©nements ( avec le Liban, la SyrieâŠ) qui, depuis les annĂ©es de dĂ©colonisation, ont contribuĂ© Ă dĂ©grader davantage les relations des pays occidentaux  ( dont la France) avec certains pays du Maghreb , du Proche-Orient et de lâAsie.
Mouloud Feraoun ne vivra jamais cela. Câest sans doute mieux. Comme il ne verra jamais le documentaire La Guerre sans nom de Bertrand Tavernier et Patrick Rotman.
Lorsque ce documentaire est distribuĂ© en 1992, Ă Paris il est visible dans une seule salle durant une semaine du cĂŽtĂ© de St-Michel. Feraoun, mort trente ans plus tĂŽt, nâest alors quant Ă lui plus visible. Autrement, il aurait peut-ĂȘtre vu sur lâĂ©cran, ces tĂ©moignages de Français (ou de leurs proches) racontant leur service militaire alors quâils Ă©taient simples appelĂ©s ou peu gradĂ©s lors de la guerre dâAlgĂ©rie. Il aurait aussi peut-ĂȘtre croisĂ© certains de ces « spectateurs », majoritairement blancs, ayant cinquante ou soixante ans de moyenne dâĂąge et principalement de sexe masculin.
Lorsque le journal de Feraoun dĂ©bute en 1955, la guerre dâAlgĂ©rie a officiellement un an. Mouloud Feraoun, lui, originaire de Tizi-Hibel en Kabylie, a alors 42 ans. Câest un homme dâĂąge mĂ»r, mariĂ© et pĂšre de famille. Câest aussi un Ă©crivain reconnu y compris par lâĂ©lite française tant intellectuelle, politique que militaire (RoblĂšs, Camus, Malraux, Alquier, SoustelleâŠ).
Son journal laisse transparaĂźtre quâil avait des relations sociales faciles avec son entourage proche et moins proche et quâil savait aussi Ă©couter et conseiller. Câest un homme au fait de son Ă©poque, dans son pays, lâAlgĂ©rie, mais aussi de ce qui se passe dans le monde et qui sâinforme Ă©galement par la radio et la presse ( il cite par exemple Le Canard EnchainĂ© mais aussi le journal Le Monde me semble-tâil).
Son journal sâadosse donc Ă la luciditĂ© et Ă la rigueur malgrĂ© les Ă©vĂ©nements dont il est le tĂ©moin direct ou indirect voire la victime parmi dâautres. A le lire, on peut trouver « normal » et « facile » que Mouloud Feraoun, Ă©crivain patentĂ©, ait pu tenir ce journal pendant sept ans. Sauf si lâon prend en compte le fait que la guerre est une violence vorace en corps et en temps. Et quâelle a la propriĂ©tĂ© de faire perdre ses moyens Ă nâimporte qui, aguerri ou non, jusquâĂ fixer dans lâaxe des ĂȘtres lâhĂ©lice du stress post-traumatique. Car comme lâĂ©crit Jean-Paul Mari (Ă©galement rĂ©alisateur du documentaire La Bleuite ) dans son livre Sans Blessures apparentes :
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« On comprend toujours pourquoi une guerre éclate mais rarement pourquoi elle perdure ».
Feraoun comprend trĂšs vite les raisons de cette guerre. Dâun cĂŽtĂ©, la colonisation de lâAlgĂ©rie par la France, empire colonial, en 1830. La condescendance-ignorance de la France pour les AlgĂ©riens considĂ©rĂ©s comme des sous-ĂȘtres et conservĂ©s sans autre projet dans lâanalphabĂ©tisme et la pauvretĂ©. La rĂ©pression meurtriĂšre de lâEtat français lors des premiĂšres manifestations pacifiques des AlgĂ©riens en faveur de plus dâĂ©quitĂ©. Puis, la torture, les viols et les exĂ©cutions arbitraires de lâarmĂ©e française lorsque la rĂ©volte algĂ©rienne dĂ©bute en 1954.
Voici un extrait de ce que Feraoun écrit en 1955 dans son Journal :
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« (âŠ..) La vĂ©ritĂ©, câest quâil nâyâa jamais eu mariage. Non. Les Français sont restĂ©s Ă lâĂ©cart. DĂ©daigneusement Ă lâĂ©cart. Les Français sont restĂ©s Ă©trangers. Ils croyaient que lâAlgĂ©rie câĂ©tait eux. Maintenant que nous nous estimons assez forts ou que nous les croyons un peu faibles, nous leur disons : non messieurs, lâAlgĂ©rie câest nous. Vous ĂȘtes Ă©trangers sur notre terre.
Ce quâil eĂ»t fallu pour sâaimer ? Se connaĂźtre dâabord, or nous ne nous connaissons pas. Quâon demande Ă une femme kabyle ce que câest quâun Français. Elle dira que câest un mĂ©crĂ©ant, un homme souvent beau et fort mais sans pitiĂ©. Il est peut-ĂȘtre intelligent. Son intelligence, il la tient du dĂ©mon, de mĂȘme que sa force. Quâattend-elle du Français, rien de bon (âŠ..) Quâest-ce quâun IndigĂšne pour un EuropĂ©en ? Câest lâhomme de peine, la femme de mĂ©nage. Un ĂȘtre bizarre aux mĆurs ridicules, au costume particulier, au langage impossible. Un personnage plus ou moins sale, plus ou moins dĂ©guenillĂ©, plus ou moins antipathique. En tout cas un ĂȘtre Ă part, bien Ă part et quâon laisse oĂč il est (âŠ..).
Inutile de chercher ailleurs. Un siĂšcle durant, on sâest coudoyĂ© sans curiositĂ©, il ne reste plus quâĂ rĂ©colter cette indiffĂ©rence rĂ©flĂ©chie qui est le contraire de lâamour (âŠ.) ».
Il est courant de lire ou dâentendre que lâon apprend de nos erreurs mais aussi que la diplomatie et les façons de communiquer entre les ĂȘtres humains ont Ă©voluĂ© par rapport au « passé ». Pourtant, dans son livre de chroniques Mes IndĂ©pendances, un demi-siĂšcle plus tard aprĂšs Feraoun (au 21Ăšme siĂšcle, le nĂŽtre ) Kamel Daoud fait ce constat  :
« (âŠ.) La France, malgrĂ© les millions dâAlgĂ©riens qui y vivent , est un pays Ă©tranger, membre dâun occident de destination ou de rĂ©criminations (âŠ..) ».
Mais retournons dans le passĂ© avec le Journal de Feraoun et de lâautre cĂŽtĂ© du conflit, avec le FLN. Dans son journal, lorsquâil le mentionne, Feraoun parle principalement du FLN dans son journal sans nommer explicitement ses diffĂ©rents leaders. Ou alors il parle de « simples » leader, plutĂŽt en bas de lâĂ©chelle de la hiĂ©rarchie du FLN et quâil cĂŽtoie directement ou dont il entend parler dans son quotidien.
Au dĂ©part parti libĂ©rateur du peuple algĂ©rien, le FLN se rĂ©vĂšle aussi porteur de souffrances et de sacrifices pour celles et ceux quâil se destine Ă dĂ©livrer : interdiction formelle de boire et de fumer. Obligation de sâen remettre Ă lâIslam tel quâil est Ă©dictĂ© par les membres du FLN. Obligation de se soumettre au FLN mĂȘme si certains de ses reprĂ©sentants abusent de leurs pouvoirs.
Un nouvel extrait de son Journal, cette fois-ci en 1958, nous parle de certains de ces leaders du FLN auxquels sont confrontĂ©s Feraoun et sa famille dans leur quotidien. Feraoun sâest alors « exilé » Ă Alger ou sa sĆur vient lui rendre visite. La Guerre de LibĂ©ration ou guerre dâAlgĂ©rie a alors quatre ans et elle se terminera quatre ans plus tard :
« (âŠ.) Ma pauvre sĆur qui en avait gros sur le cĆur, baisse la voix, demande si on peut lâentendre du dehors, se rassure, sâenhardit Ă dire du mal puis une fois lancĂ©e, allez arrĂȘter ce flot verbeux qui se prĂ©cipite soudain comme un cri de rĂ©volte confus et interminable, comme un abcĂšs qui crĂšve, comme un ciel sombre qui soudain se purifie rageusement.
Tout le monde comprend que les « frĂšres » ne sont pas infaillibles, ne sont pas courageux, ne sont pas des hĂ©ros. Mais on sait aussi quâils sont cruels et hypocrites. Ils ne peuvent donner que la mort mais, eux, il faut tout leur donner. Ils continuent de rançonner, de rĂ©quisitionner, de dĂ©truire. Ils continuent de parler religion, dâinterdire tout ce quâils ont pris lâhabitude dâinterdire et ce quâil leur chante de nouveau dâinterdire (âŠ.) ».
Feraoun souhaite la libĂ©ration de lâAlgĂ©rie et au delĂ de ça, la paix pour tous. Mais les monstruositĂ©s commises par lâEtat français et le FLN sont les deux reflets dâun mĂȘme sang. Au cours de leurs affrontements, ils vendangent, aussi, quantitĂ© dâinnocents. Et en lisant ce genre dâextrait, on est trĂšs tentĂ© de se dire quâen 1958, dĂ©jĂ , existaient les ferments du fanatisme islamiste ( terroriste ou non ) qui se sont depuis fait connaĂźtre de par le monde. Du fait Ă la fois de la responsabilitĂ© de dirigeants du Maghreb, Moyen-Orient et de lâAsie mais aussi, Ă©videmment, du fait des calculs, de la cĂ©citĂ© ou de lâignorance complaisante des dirigeants ( politiques, Ă©conomiques et industriels) des principales grandes puissances occidentales.
Un tel systĂšme dĂ©chausse les plus grandes volontĂ©s tolĂ©rantes et pacifistes. Sur les deux derniĂšres annĂ©es du conflit, entre 1960 et 1962, Feraoun se livre moins dans son journal ou nous en dit « moins ». On peut comprendre son besoin de dĂ©tourner son regard de la mort, armure ambiante que tout le monde porte et qui Ă©touffe le feu de la vie. Et puis, on peut imaginer quâil Ă©crivait la nuit aprĂšs ses journĂ©es de travail alors que tout le monde chez lui Ă©tait endormi. De quoi Ă©puiser aussi bien moralement que physiquement. Surtout aprĂšs avoir dĂ» quitter la Kabylie pour Alger et se retrouver dâautant plus exposĂ© Ă cette troisiĂšme furie quâest lâOAS, identitĂ© meurtriĂšre aux Ă©lans autarciques.
Peut-ĂȘtre est-ce pour ces quelques raisons quâil Ă©voque en quelques mots ses rencontres avec Malraux, GeneviĂšve de Gaulle-Anthonioz (la niĂšce de De Gaulle), la mort de Camus.
Jâaurais aimĂ© savoir sâil avait entendu parler de Jacques VergĂšs et de sa campagne en faveur, entre-autres, de Djamila Bouhired, militante du FLN, un temps condamnĂ©e Ă mort. Jâaurais voulu connaĂźtre son opinion sur Frantz Fanon Ă©galement engagĂ© aux cĂŽtĂ©s du FLN.
Dans son film Au-delĂ de la gloire (distribuĂ© en 1980), Samuel Fuller â soldat et reporter durant la Seconde guerre mondiale- nous apprend que, quelle que soit la guerre en cours, les morts portent toujours les mĂȘmes noms. Alors quâil a pu depuis le dĂ©but de la guerre dâAlgĂ©rie Ă©chapper Ă la mort, le nom de Feraoun Ă©choue un jour sur la liste de courses dâassassins de lâOAS. On peut se demander si en restant en Kabylie, il serait restĂ© en vie.
En partant du principe quâaprĂšs la guerre dâAlgĂ©rie, une vie Ă©tait encore possible. Dâautant que Feraoun dĂ©ploie ici une formidable capacitĂ© de rĂ©sistance face Ă lâendoctrinement comme Ă lâavilissement.
En lisant son journal, il se crĂ©e un lien entre lui et nous. Si bien quâon sâĂ©tonne tout dâabord quâil sâabstienne de nous raconter ses derniers jours et ses derniers moments ce 15 mars 1962. Et puis, on se reprend. Ce journal nâest pas un roman.
Franck Unimon, ce mercredi 15 aout 2018.
Une réponse sur « Journal 1955-1962 de Mouloud Feraoun »
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