Ricochets– un livre de Camille Emmanuelle
Black Fridays
La Black Fridays de ce mois de novembre 2021 se termine dans quelques heures. On reparle peu Ă peu de la pandĂ©mie du Covid qui reprend. En Autriche et en Australie, des mesures gouvernementales ont Ă©tĂ© prises pour obliger les non vaccinĂ©s Ă se vacciner contre le Covid. Confinement forcĂ©, peines dâemprisonnement, contrĂŽles de police sur la route. Dans le New York Times de ce mercredi 17 novembre, jâai appris que les non-vaccinĂ©s Ă©taient rendus responsables de la reprise de la pandĂ©mie du Covid. PandĂ©mie qui nous a fait vivre notre premier confinement pour raisons sanitaires en France en mars 2020. Mais jâai lâimpression que la perspective dâun reconfinement et la peur du Covid semblent trĂšs loin des attentions des Français dans lâHexagone. MĂȘme si la troisiĂšme dose du vaccin commence Ă sâĂ©tendre aux moins de 65 ans. Environ 80 pour cent de la population dans lâHexagone est vaccinĂ©e contre le Covid. Nous sommes encore nombreux Ă porter des masques. Jâai lâimpression que peu de personnes en France envisagent ou acceptent lâidĂ©e dâĂȘtre Ă nouveau confinĂ©es. Depuis fin aout Ă peu prĂšs, le sujet de la pandĂ©mie du Covid sâest dissous. Et, cette nouvelle remontĂ©e du Covid associĂ©e Ă une pĂ©nurie de lits dans les hĂŽpitaux mais aussi Ă une accentuation de la pĂ©nurie soignante ( 1200 postes infirmiers seraient inoccupĂ©s en rĂ©gion parisienne), semblent encore trĂšs loin de la portĂ©e du plus grand nombre.
Les attentats islamistes, câest un petit peu pareil. Le procĂšs des attentats du 13 novembre 2015 a dĂ©butĂ© en septembre. Il durera jusquâen Mai 2022. Cependant, Ă part certaines personnes directement concernĂ©es ou touchĂ©es, et assidues, le sujet apparaĂźt moins prĂ©sent dans la conscience immĂ©diate de la majoritĂ©. Dâabord, pour lâinstant, et rĂ©cemment, il y a eu moins â ou pas- dâattentats islamistes Ă proximitĂ©. Ensuite, nous avons aussi envie et besoin dâair. Donc de « voir » et de « vivre » autre chose que des attentats et du Covid.
A priori.
Psycho-traumatologie
A ceci prĂšs que, parmi mes sujets « dâintĂ©rĂȘt », il y a ce que lâon appelle la psycho-traumatologie. « Tu aimes vraiment ce qui est mĂ©dico-lĂ©gal » mâa redit rĂ©cemment mon collĂšgue- cadre au travail, sans doute aprĂšs mâavoir vu avec le livre Ricochets de Camille Emmanuelle.
Il est arrivĂ© que ma compagne se moque de moi en voyant les films ou les livres, assez « chargĂ©s », que je regarde et lis pendant mes heures de repos. Jâaime la poĂ©sie et la fantaisie. Je peux ĂȘtre trĂšs naĂŻf. TrĂšs ou trop gentil. Et mĂȘme niais. Puis, il y a une partie de moi, restĂ©e dans la noirceur, dont la mĂšche sâallume quelques fois et que je suis. JusquâĂ la psychose ou ailleurs. Ce nâest pas trĂšs bien dĂ©fini. Mais je sais que cela fait partie de ma normalitĂ© et sĂ»rement aussi de ma mĂ©moire. Câest sans doute cela qui mâa menĂ© Ă Camille Emmanuelle.
Je ne « connaissais » pas Camille Emmanuelle. Jâai tendance Ă croire que si elle et moi, nous nous Ă©tions croisĂ©s avant la lecture de son ouvrage, que cela aurait fait flop. Je le crois car en lisant son Ricochets, il est une partie dâelle et de son monde qui mâa rappelĂ© comme je suis extĂ©rieur Ă certaines Ă©lites ainsi quâĂ certaines rĂ©ussites. Je ne devrais pas mentionner ça. Parce-que, fondamentalement, et moralement, au vu du sujet de son ouvrage, cela est dĂ©placĂ©. LĂ , je donne le premier rĂŽle Ă mon ego alors que le premier rĂŽle, câest fonciĂšrement elle et ce quâelle a donnĂ©, ce quâelle nous a donnĂ© de sa vie, avec son ouvrage. Mais je le fais car cela fait aussi partie des impressions que jâai pu avoir en la lisant. Je me dis que dâautres personnes pourraient aussi avoir ces impressions. Et quâune fois que jâaurai exprimĂ© ça, je pourrais dâautant mieux faire ressortir tout ce que son livre apporte.
Elites et réussites
Jâai parlĂ© « dâĂ©lites » et de « rĂ©ussites » car, jusquâau 7 janvier 2015 (et aussi un peu avant lors dâun Ă©vĂ©nement traumatique antĂ©rieur), son parcours personnel et le mien me semblent deux opposĂ©s. Elle, belle jeune femme, milieu social aisĂ©, bonne Ă©lĂšve, aimĂ©e, assurĂ©e, encouragĂ©e Ă partir Ă lâassaut de ses aspirations Ă Paris. Clopes, alcool, Ă lâaise dans son corps, soirĂ©es parisiennes, les bonnes rencontres au bon moment pour sa carriĂšre professionnelle. Moi, banlieusard, corsetĂ© par les croyances traditionnalistes de mes parents, antillais dâorigine modeste et rurale immigrĂ©s en mĂ©tropole, refugiĂ©s dans lâangoisse du Monde extĂ©rieur et dans la mĂ©fiance vis-Ă -vis du blanc (alors, la femme blanche !) pas si Ă lâaise que ça dans mon corps. MalgrĂ© ce que mes origines antillaises «Vas-y Francky, câest bon ! » pourraient laisser prĂ©tendre ou supposer.
On aime dire que les « contraires sâattirent ». Mais il ne faut pas exagĂ©rer.
Devant une Camille Emmanuelle dans une soirĂ©e ou ailleurs, je me fais « confiance » pour me prĂ©senter Ă mon dĂ©savantage ou mâĂ©teindre complĂštement. Il nây aurait quâen ignorant la prĂ©sence ou le regard dâune personne pareille que je pourrais vĂ©ritablement ĂȘtre moi-mĂȘme, au meilleur. De ce fait, je nâai pas Ă©voluĂ© dans les domaines oĂč elle a pu Ă©voluer mĂȘme si jâen ai eu ou en ai le souhait. Ce nâest pas de son fait. Mais parce-que je me suis plein de fois censurĂ© tout seul et que je continue de le faire studieusement en “bon” Ă©lĂ©ment qui a bien appris comment Ă©chouer avant d’atteindre certains horizons.
Je parle aussi « dâĂ©lites » parce-que, lorsque le 7 janvier 2015, deux terroristes sont venus tuer plusieurs personnes dans les locaux du journal Charlie Hebdo, ils sont aussi venus sâen prendre Ă des Ă©lites intellectuelles et/ou artistiques ou culturelles. Et, ça, je crois que câest assez oubliĂ©.
Charlie Hebdo
Je lis Le Canard EnchainĂ© depuis plus de vingt ans. Le Canard EnchainĂ© est un peu le cousin de Charlie Hebdo. Les deux hebdomadaires ont bien sĂ»r leur identitĂ© propre. Mais ils ont en commun leur indĂ©pendance dâesprit. Un certain humour et une certaine capacitĂ© critique (supĂ©rieure Ă la moyenne) envers le monde qui nous entoure et celles et ceux qui le dirigent.
Avant le 7 janvier 2015, jâavais achetĂ© une fois Charlie Hebdo. Pour essayer. Philippe Val en Ă©tait encore le rĂ©dacteur chef. Je nâavais pas aimĂ© le style. Les articles. Jâai peut-ĂȘtre gardĂ© ce numĂ©ro malgrĂ© tout parmi dâautres journaux.
Les caricatures de Mahomet, les menaces de mort, les pressions sur Charlie Hebdo mais aussi au Danemark mâĂ©taient passĂ©es plutĂŽt au dessus de la tĂȘte. Je nâavais pas dâavis particulier. JâĂ©tais spectateur de ce genre dâinformations comme pour dâautres informations.
Le 7 janvier 2015, câĂ©tait le premier jour des soldes. Chez nous, je crois, ma compagne mâapprend lâattentat « de » Charlie Hebdo. Je lui rĂ©ponds aussitĂŽt :
« Câest trĂšs grave ! ».
Le 11 janvier, je nâĂ©tais pas Ă la manifestation pour soutenir Charlie Hebdo pour deux raisons. Je « savais » quâil y aurait beaucoup de monde. Donc, jâai estimĂ© que Charlie Hebdo bĂ©nĂ©ficierait de « suffisamment » de soutien dehors.
Ensuite, il Ă©tait Ă©vident pour moi que cet engouement se dĂ©gonflerait. Et que soutenir Charlie Hebdo, cela signifiait le faire sur la durĂ©e. A partir de lĂ , jâai commencĂ© Ă acheter chaque semaine Charlie Hebdo. Et Ă le lire. Je me suis Ă©tonnĂ© de voir que les articles me plaisaient. Soit jâĂ©tais devenu un autre lecteur. Soit la qualitĂ© des articles avait changĂ©. Jâai trouvĂ© le niveau des articles tellement bon quâil mâest arrivĂ© de les trouver meilleurs que ceux du Canard EnchainĂ©. Jâai attribuĂ© ça Ă un rĂ©flexe de survie de la part de la rĂ©daction de Charlie Hebdo. On se rappelle que lâĂ©quipe rĂ©dactionnelle qui restait avait dâautant plus tenu Ă maintenir la survie de lâhebdomadaire en continuant de paraĂźtre malgrĂ© tout. Et que le numĂ©ro dâaprĂšs lâattentat avait Ă©tĂ© publiĂ© dans un tirage augmentĂ© et avait Ă©tĂ© disponible pendant plusieurs semaines. Les gens faisaient la queue pour « avoir » son numĂ©ro de Charlie Hebdo. Voire se battaient.
Je ne me suis pas battu pour avoir ce numĂ©ro. Jâai attendu. Et, un jour, une collĂšgue amie mâen a achetĂ© un numĂ©ro. Il est mĂȘme possible que jâaie deux fois ce numĂ©ro de Charlie Hebdo.
Je nâai pas Ă©crit ou mis sur ma page Facebook ou autre : Je suis Charlie. Si je crois Ă la sincĂ©ritĂ© de celles et ceux qui lâont dit ou Ă©crit, pour moi, on peut ĂȘtre « pour » Charlie sans le dire. MĂȘme si je ne suis pas toujours dâaccord ou nâai pas toujours Ă©tĂ© dâaccord avec certains points de vue de Charlie Hebdo. Mais je ne suis pas toujours dâaccord avec ma famille, mes amis ou mes collĂšgues, non plus.
Et puis, lâexpĂ©rience dâun attentat, ça change beaucoup la perception que lâon a des autres et de soi-mĂȘme. Charlie Hebdo vit dĂ©sormais sans doute dans au moins deux bunkers. Celui qui le protĂšge des menaces extĂ©rieures. Et celui, sĂ»rement plus Ă©pais, Ă lâintĂ©rieur duquel se sont soudĂ©s celles et ceux qui ont vĂ©cu lâattentat du 7 janvier 2015.
Hormis le dessinateur Cabu qui officiait autant dans Charlie Hebdo que dans Le Canard EnchainĂ©, je nâavais pas de journaliste de Charlie Hebdo auquel jâaurais pu ĂȘtre « habituĂ© » ou particuliĂšrement attachĂ©. Il en est un, nĂ©anmoins, que jâavais rencontrĂ© une ou deux fois, des annĂ©es avant lâattentat, car il Ă©tait lâami dâune amie. Ou mĂȘme lâami de deux amies : Philippe Lançon, lâauteur de Le Lambeau.
Je veux bien croire que je me souvenais bien plus de lui que lui, de moi. Envers Philippe Lançon, jâavais des sentiments contrariĂ©s. Pour moi, lors de cette rencontre il y a plus de vingt ans, il Ă©tait mĂ»r de trop dâassurance. Sauf quâil avait rĂ©ussi lĂ oĂč jâaurais aimĂ© rĂ©ussir. Dans le journalisme. Je trouvais quâil Ă©crivait trĂšs bien. Mais nous nâĂ©tions dĂ©jĂ plus du mĂȘme monde lorsque nous nous Ă©tions croisĂ©s. LâĂ©lite, dĂ©jĂ . Jâaurais peut-ĂȘtre pu, par le biais dâune de nos deux amies communes, le solliciter. Mais je nâen nâavais pas envie. Jâai compris seulement rĂ©cemment que jâĂ©tais un peu comme mon grand-pĂšre paternel, ancien maçon, dĂ©cĂ©dĂ© aujourdâhui. Mon grand-pĂšre paternel avait construit sa maison pratiquement tout seul. A Petit-Bourg, en Guadeloupe. Je nâaime pas contracter de dette morale envers autrui. Je prĂ©fĂšre construire ma « maison » seul mĂȘme si cela va me compliquer lâexistence. Sauf que dans les domaines professionnels oĂč jâaurais voulu construire, seul, mĂȘme travailleur et plus ou moins douĂ©, on nâarrive Ă rien. Il faut entrer dans un rĂ©seau. Sâen faire accepter. Il faut savoir se faire aimer. Ce que je ne sais pas ou ne veux pas faire. Je suis peut-ĂȘtre trop nĂ©vrosĂ©.
Dans son livre, Camille Emmanuel Ă©voque Philippe Lançon. Ainsi que son frĂšre, Arnaud. Je les ai vus tous les deux il y a quelques mois Ă lâanniversaire dâune amie commune. Je nâavais pas prĂ©vu, en lisant lâouvrage de Camille Emmanuel, quâelle allait aussi les Ă©voquer. Et, les quelques passages oĂč elle parle dâeux mâont donc dâautant plus « parlĂ© ».
Dâun cĂŽtĂ©, il y avait ce que je « savais » de lâĂ©vĂ©nement de Charlie Hebdo. De lâautre cĂŽtĂ©, il y avait la rencontre humaine et directe, lors de cet anniversaire, oĂč il nâa jamais Ă©tĂ© fait mention, par quiconque, du 7 janvier 2015. « Mieux » : lors de cet anniversaire, jâai en quelque sorte « sympathisĂ© » avec Arnaud, sans arriĂšre pensĂ©e. Pour dĂ©couvrir plus ou moins ensuite, lors de lâarrivĂ©e de celui-ci, quâil Ă©tait le frĂšre de Philippe. Je me rappelle de la façon dont Arnaud a saluĂ© son frĂšre Ă lâarrivĂ©e de celui-ci. De quelques Ă©changes avec lâun et lâautre. Ce fut humainement agrĂ©able. Ma contrariĂ©tĂ©- rentrĂ©e- envers Philippe nâĂ©tait plus ou nâavait plus de raison dâĂȘtre. Le voir, lĂ , pour cette amie, en « sachant » ce quâil avait reçu le 7 janvier 2015. Et puis, jâavais aussi changĂ©. On sâaccroche par moments Ă des impressions ou Ă un certain ressentiment dont on fait une complĂšte vĂ©ritĂ©. Alors que lâon a Ă peine aperçu celle ou celui que lâon juge.
Ricochets :
En tant quâinfirmier en psychiatrie et en pĂ©dopsychiatrie, jâai travaillĂ© avec quelques psychiatres et pĂ©dopsychiatres. Un des pĂ©dopsychiatres que jâai le plus admirĂ© avait dit un jour que, mĂȘme dans les milieux favorisĂ©s, il y a des gens qui souffrent. Jâai parlĂ© « dâĂ©lites », de « rĂ©ussites » concernant Camille Emmanuelle parce-que jâestime ne pas faire partie de son Ă©lite ou ne pas avoir connu certaines de ses rĂ©ussites.
Cela dit, Ă aucun moment, je ne lâai perçue comme une « pleureuse ». Je nâenvie pas ce quâelle a vĂ©cu le 7 janvier 2015 et ensuite. Et dont elle nous fait le rĂ©cit. Car le 7 janvier 2015, elle est dĂ©jĂ la femme de Luz, lâun des dessinateurs de Charlie Hebdo. Celui dont câĂ©tait lâanniversaire et qui est arrivĂ© en retard, ce jour-lĂ . Ce qui lui a sauvĂ© la vie : les deux terroristes quittaient le journal lorsquâil arrivait. Il les a vus tirer en lâair dehors et sans doute crier : « On a vengĂ© le prophĂšte ! ».
Je « connaissais » à peine Luz avant le 7 janvier 2015.
Je ne connaissais pas lâappellation « Ricochets » ou « victime par ricochet » avant ce tĂ©moignage de Camille Emmanuelle. Quelques semaines avant de me retrouver devant son livre dans une mĂ©diathĂšque, jâavais lu un article sur son livre.
Sur son livre, on la voit en photo. Je me suis demandĂ© et me demande la raison pour laquelle on voit sa photo. Pour faire face ? Pour lui donner un visage en tant que victime ? Et, donc, pour la personnaliser, lâhumaniser ?
Je ne me suis pas posĂ© ces questions lorsque jâai lu lâouvrage que Patrick Pelloux, -quâelle mentionne aussi- a Ă©crit aprĂšs lâattentat de Charlie Hebdo. (Voir L’instinct de vie ).
Comme Camille Emmanuelle est une belle femme, je me suis aussi dit que câĂ©tait peut-ĂȘtre une maniĂšre de montrer quâil peut y avoir un abĂźme entre lâimage et son vĂ©cu traumatique. Nous sommes dans une sociĂ©tĂ© dâimages et de vitrines. Son livre vient Ă©ventrer quelques vitrines. Dans son livre, assez vite, elle va parler de son addiction au vin comme une consĂ©quence de son mal ĂȘtre. Ce qui, immĂ©diatement, me faire penser Ă Claire Touzard, la journaliste. Celle-ci, pourtant, nâa pas un vĂ©cu traumatique dĂ» Ă un attentat. Mais je nâai pas pu mâempĂȘcher de « rapprocher » leurs deux addictions Ă lâalcool. Addictions que je vois aussi comme les addictions de femmes « modernes », occidentales, libĂ©rĂ©es ou officiellement libĂ©rĂ©es, Ă©duquĂ©es, parisiennes ou urbanisĂ©es, plutĂŽt jeunes, plutĂŽt blanches, et souvent attractives et trĂšs performantes socialement.
Quelques impressions et remarques sur Ricochets :
Assez vite, en lisant Ricochets, je me suis avisĂ© que pour que son histoire dâamour avec Luz soit aussi forte au moment de lâattentat, câest quâelle devait ĂȘtre rĂ©cente. Peu aprĂšs, Camille Emmanuelle nous apprend quâils Ă©taient mariĂ©s depuis un an Ă peu prĂšs. Se mariant assez vite aprĂšs leur rencontre.
LâAmour permet de combattre ensemble bien des Ă©preuves. Câest ce que lâon peut se dire en lisant son tĂ©moignage. Pourtant, il est des amours qui, mĂȘme sincĂšres, ne tiennent pas devant certaines Ă©preuves. Camille Emmanuelle cite ce couple quâelle rencontre, Maisie et Simon, particuliĂšrement esquintĂ© par lâattentat du Bataclan. Physiquement et psychologiquement. Au point que la rupture est un moment envisagĂ©e par Maisie.
Si les dĂ©cĂšs et les sĂ©vĂšres « injures » physiques dus aux attentats causent des traumas, lâouvrage de Camille Emmanuelle « rĂ©habilite » la lĂ©gitimitĂ© de la psychologie et de la psychiatrie Ă aider et soigner aprĂšs des Ă©vĂ©nements comme un attentat. Puisque ce sont deux des disciplines reconnues pour soigner ces « blessures invisibles » qui, parce quâelles le sont – dans notre monde oĂč seul ce qui se « voit », se « montre » et se « compte » est prioritaire â restent minimisĂ©es ou niĂ©es. Or, ces blessures peuvent persister trĂšs longtemps. Dans un article que jâai lu il y a une ou deux semaines maintenant, le tĂ©moignage dâune des victimes de lâattentat du bataclan, non blessĂ©e physiquement, Ă©tait citĂ©.
Dans ce tĂ©moignage, cette femme racontait quâau dĂ©part, elle sâestimait quasi-chanceuse par rapport aux autres, dĂ©cĂ©dĂ©s ou gravement blessĂ©s. Sauf que, six ans plus tard, elle nâavait pas pu reprendre son travail du fait de son stress post-traumatique.
Etre soignant
En lisant Ricochets et le mal que Camille Emmanuelle sâest donnĂ©e pour « sauver » son mari, jâai bien sĂ»r pensĂ© au mĂ©tier de soignant. On rĂ©sume souvent le rĂŽle de soignant Ă celle ou celui dont câest le mĂ©tier. Or, ce quâentreprend Camille Emmanuelle, au quotidien – et dâautres personnes dĂ©sormais appelĂ©es « personnes aidantes » – câest un travail de soignant. On pourrait se dire quâil est donc « normal » quâelle flanche Ă certains moments vu que ce nâest pas son mĂ©tier. Sauf que je nâai aucun problĂšme pour admettre quâil puisse exister des personnes non-formĂ©es qui peuvent ĂȘtre de trĂšs bons soignants dans certains domaines : les Ă©tudes ne nous apprennent pas lâempathie ou Ă ĂȘtre sensibles et rĂ©ceptifs Ă certaines relations ou situations.
Et puis, dans tous les couples et dans toutes les familles, il y a des personnes qui sont des « soignants » ou des « personnes aidantes » officieuses. La diffĂ©rence, câest quâavec son mari, Camille Emmanuelle dĂ©couvre ce rĂŽle de maniĂšre intensive. « Intrusive ».
Il est toujours trĂšs difficile-ou impossible- de faire concilier sa vie affective amoureuse ou amicale avec un rĂŽle de soignant dans son couple. Une absence dâempathie crĂ©e une froideur affective assez incompatible avec lâacte soignant. Mais trop dâempathie crĂ©e une surcharge de responsabilitĂ©s et expose Ă ce que connaĂźt Camille Emmanuelle :
Une trop grande identification Ă ce que ressent son mari. Des angoisses. La dĂ©pressionâŠ.
Dans Ricochets, un psychiatre lui explique que la relation fusionnelle de leur couple cause aussi ses tourments.
Dans notre mĂ©tier de soignant, nous sommes « sensibilisĂ©s » Ă la nĂ©cessitĂ© de mettre certaines « limites » ou un certain « cadre » entre lâautre et nous. MĂȘme si â ou surtout si- nous avons spontanĂ©ment une grande empathie pour lâautre que nous « soignons » ou essayons dâaider.
Au travail, jâaime me rappeler de temps en temps le nombre dâintervenants que nous sommes. Car ĂȘtre Ă plusieurs nous permet, aussi, de nous rĂ©partir la charge Ă©motionnelle dâune « situation ». Seule Ă la maison avec son mari, puis avec leur fille, Camille Emmanuelle a moins cette possibilitĂ© dâĂȘtre relayĂ©e. Mais lâaurait-elle eue quâelle lâaurait probablement refusĂ©e. Si lâAmour peut aider Ă surmonter certaines Ă©preuves, le sens du Devoir permet, aussi, de le croire. Surtout lorsque lâon est dans lâaction.
Etre dans lâaction
Vers la fin de son livre, Camille Emmanuelle « rencontre » (soit via Skype ou en consultation) un psychiatre ou une psychologue qui lui explique que son Hyper-vigilance post attentat 2015 sâexplique trĂšs facilement. La menace de mort a persistĂ© bien aprĂšs le 7 janvier 2015. Sauf que lâhyper-vigilance, ça use.
Câest seulement lorsque le journaliste Philippe Lançon a commencĂ© Ă aller mieux que son frĂšre , Arnaud, qui venait le voir tous les jours Ă lâhĂŽpital, sâĂ©tait autorisĂ© Ă sâoccuper de lui. Et Ă consulter pour lui. Camille Emmanuelle a Ă©galement ressenti ça. Et, moi, je me suis aperçu en lisant Ricochets que jâavais ressenti ça pour ma fille, prĂ©maturĂ©e, qui avait passĂ© deux mois et demi Ă lâhĂŽpital dĂšs sa naissance. Tous les jours, nous allions la voir Ă lâhĂŽpital. Câest trois Ă quatre ans aprĂšs cette pĂ©riode que jâai commencĂ© Ă penser Ă consulter. Et que je me suis dit que nous aurions dĂ» le faire bien plus tĂŽt. Dans la situation de ma compagne et moi, il nây avait pas eu dâattentat mais il y avait bien eu un trauma : il y a des naissances plus heureuses et plus simples. Or, nous avions comptĂ© sur nos propres forces, ma compagne et moi, pour cette naissance difficile.
Et, il y a un autre point commun, ici, entre notre expĂ©rience et celles de certaines victimes dâattentats : si parmi les gens qui nous entourent, certains ont dâabord exprimĂ© une rĂ©elle empathie, ensuite, la situation a en quelque sorte Ă©tĂ© rapidement « classifiĂ©e » pour eux. Ils sont restĂ©s extĂ©rieurs Ă lâexpĂ©rience, pensant que cela coulait de source pour nous, et ont vaquĂ© Ă leurs occupations. Parce-que ce nâest pas la premiĂšre fois quâil y a eu un attentat. Quâil y a la « rĂ©silience ». Ou que lâon est suffisamment « fort » et que lâon va « rebondir ». Ou ĂȘtre « proactif ». Ou, aussi, parce-que cette situation les mettait mal Ă lâaise ou leur faisait peur : « Je ne sais pas quoi dire⊠».
Comme Camille Emmanuelle, sans doute, avec son mari aprĂšs les attentats, je nâai pas recherchĂ© et nâaurais pas aimĂ© que lâon me plaigne Ă la naissance de ma fille. En outre, je mentionne ici sa prĂ©maturitĂ© mais ordinairement je ne le mentionne pas. Je nâaimerais pas devoir en permanence parler de ce sujet. Et, câest sĂ»rement pour lui Ă©chapper que je me suis beaucoup impliquĂ© en reprenant des cours de thĂ©Ăątre au conservatoire un peu avant sa naissance (environ dix heures de cours par semaine). Et que trois ans plus tard, alors que ma fille allait mieux, jâai perdu de façon Ă©tonnante ce « besoin » de faire du thĂ©Ăątre.
On peut trouver indĂ©cent que je rapproche de cette expĂ©rience dâattentats ce que jâai pu vivre avec la naissance de ma fille. Moi, je crois que certaines expĂ©riences de vie ont en quelque sorte des « troncs communs ». Et que, mĂȘme si certaines situations sont bien sĂ»r plus extrĂȘmes que dâautres, quâelles ont nĂ©anmoins une certaine parentĂ© avec dâautres situations de vie. Dans son livre, Camille Emmanuelle relĂšve bien que lâexpĂ©rience traumatique de son viol par soumission chimique, en 2012, aux Etats-Unis, lâa sans doute prĂ©parĂ©e Ă pouvoir dâautant plus facilement se mettre Ă la place de son mari aprĂšs les attentats du 7 Janvier 2015. MĂȘme si, Ă©videmment, elle se serait bien passĂ©e de ce viol. MĂȘme si son mari nâa pas Ă©tĂ© violĂ© et a toujours conservĂ© son intĂ©gritĂ© corporelle intacte.
Elle nomme aussi les trois attitudes adoptĂ©es par lâĂȘtre humain face Ă un stress ou un danger extrĂȘme:
Fight, Flight or Freeze : Se battre, fuir ou se figer.
Une psychiatre ou une psychologue quâelle interroge explique que ces trois attitudes humaines sont normales. Et que se battre, selon les situations, nâest pas toujours lâattitude qui permet de rester en vie.
Une sorte de conclusion :
Lâouvrage de Camille Emmanuelle mâa plusieurs fois fait penser au livre Je ne lui ai pas dit au revoir : Des enfants de dĂ©portĂ©s parlent de Claudine Vegh, paru en 1996, seul ouvrage, je crois, Ă ce jour, de cetteâŠpĂ©dopsychiatre.
Des attentats, une enfant prĂ©maturĂ©e, la dĂ©portationâŠon peut se demander quels rapports ces sujets ont-ils Ă voir ensemble.
Le Deuil.
Dâailleurs, pour moi, Ă plusieurs reprises, lâattentat « de » Charlie Hebdo a imposĂ© Ă celles et ceux qui sont restĂ©s, un deuil impossible. Initialement, dâailleurs, avant de commencer Ă Ă©crire cet article, jâavais prĂ©vu de commencer par ça :
Par Ă©crire Le Deuil impossible.
Mais ce nâest pas ce que raconte Camille Emmanuelle dans son livre. Ce nâest pas ce que lâexistence de ma fille raconte, non plus. Claudine Vegh, par contre⊠mais son ouvrage est Ă lire.
Camille Emmanuelle donne aussi des conseils pour celles et ceux qui se retrouveraient dans la mĂȘme situation quâelle. Si elle rencontre des avocats, dâautres victimes directes ou par ricochets, des psychiatres, psychologues, mais aussi dâautres personnes, ce qui lui permet, aussi, de reposer un peu sa conscience, elle donne quelques coups de pouce.
Elle conseille de ne pas recourir Ă lâalcool ou Ă une quelconque substance (cannabis ou autre) peu de temps aprĂšs un Ă©vĂ©nement traumatique. Pour cause de risque dâaddiction.
MĂȘme la prescription classique de lexomil serait Ă Ă©viter. Il semblerait que la prescription de bĂȘta bloquants pourrait ĂȘtre prĂ©conisĂ©e selon les individus.
Elle conseille dâĂ©viter de se livrer dans les mĂ©dia. Pour cause dâamplification dâun effet boomerang de nos propos sous lâeffet de lâĂ©motion. Elle fait aussi un travail de recherche sur les effets des rĂ©seaux sociaux (ou les mĂ©dia) aprĂšs quâun de ses articles ait Ă©tĂ© lu plus de âŠ600 000 fois aprĂšs lâattentat de Charlie Hebdo.
Elle raconte aussi les désaffections de certaines personnes proches, et les simples connaissances devenues des proches.
Jâai retenu, dans ce qui lâavait aidĂ© et qui lâaide :
Ecrire, regarder (ou lire) des fictions, faire du Yoga, faire de la boxe anglaise, consulter, dĂ©mĂ©nager, quitter Paris, trouver un endroit calme, faire lâamour avec son mari/ou sa femme (lorsque câest possible), dormir, reprendre le travailâŠ
Elle cite aussi plusieurs auteurs ou psychologues ou psychiatres reliĂ©s au trauma. Jâai mĂ©morisĂ© en particulier lâouvrage Panser les attentats de Marianne KĂ©dia.
Franck Unimon, ce dimanche 21 novembre 2021.