On ne part pas tous du mĂȘme mur. On ne part pas tous avec le mĂȘme Savoir, la mĂȘme imagination. Les mĂȘmes errances et les mĂȘmes protections. Ni avec les mĂȘmes crĂ©dits et les mĂȘmes crĂ©ances.
Ce nâest pas une question dâintelligence. Ăa a plutĂŽt Ă voir avec le fait dâintĂ©grer certaines «fraternitĂ©s », de faire partie de certaines familles. De prendre de plus ou moins bonnes dĂ©cisions et de se livrer Ă certaines actions et transactions que lâon estime justifiĂ©es et qui se rĂ©vĂšlent ĂȘtre les mauvaises incantations.
« Quand jâĂ©tais dehors, ça partait en couilles, sa mĂšre ! ». « Tu vois les gens, ils ont des sous. Tu as envie de te refaire⊠». « 19 ans ? Tâes jeune. Câest ma quatriĂšme peine, frĂšre ».
Cuisine, monastÚre, hÎpital, salle de sport ou de correction, lieu de conversion et de trafics, une prison est tout cela et davantage en une seule journée comme en quelques secondes.
« Je me suis dĂ©tachĂ© de lâextĂ©rieur, en fait. Jâai dĂ©cidĂ© de me repentir. Je me suis converti Ă lâIslam. Je ne voulais plus ressembler Ă ce que jâĂ©tais avant (âŠ.). ( avec) La religion, vous vous appuyez sur des fondations assez solides ».
« La prison, câest la cuisine du diable. Soit tu es la fourchette, soit tu es le couteau. Il faut pas ĂȘtre entre les deux ».
« Tous les détenus savent fabriquer un couteau surtout ici, aux Baumettes ».
« Tu parles Français ? ».
Ce dimanche matin, pour cette premiĂšre sĂ©ance de 9h, nous sommes Ă©tonnamment nombreux. Une bonne quarantaine de personnes dont une dizaine de femmes. La petite salle de cinĂ©ma de ce multiplexe est presque pleine. Le public, entre 40 Ă 50 ans de moyenne dâĂąge, est particuliĂšrement concentrĂ© voire austĂšre lorsque je le rejoins.
Le documentaire Des Hommes, réalisé par Alice Odiot et Jean-Robert Viallet vient de commencer. Il est sorti dans les salles ce 19 février 2020.
Nous sommes informĂ©s quâil sâest passĂ© trois annĂ©es avant que leur demande (en 2013) Ă pouvoir filmer dans la prison des Baumettes, une maison dâarrĂȘt et centre de semi-libertĂ©, oĂč des hommes sont en majoritĂ© incarcĂ©rĂ©s, ne soit acceptĂ©e.
Je ne sais pas ce qui a poussĂ© lâadministration pĂ©nitentiaire Ă accepter ce projet et ce qui nous permet Ă nous, ainsi quâaux prĂ©cĂ©dents et futurs spectateurs, « dâentrer » dans la prison historique des Baumettes en regardant ce documentaire. Peut-ĂȘtre le fait que cette prison des Baumettes que nous voyons , créé dans les annĂ©es 30, vĂ©tuste, insalubre et surpeuplĂ©e â jusquâĂ trois dĂ©tenus dans 9 mĂštres carrĂ©s- fermĂ©e en 2018 (donc deux ans aprĂšs le documentaire) est destinĂ©e Ă ĂȘtre dĂ©truite en 2020.
En acceptant ce tournage, il y avait donc sans doute une volontĂ© officielle de faire comprendre que cette prison que nous voyons dans Des Hommes appartient au passĂ©. MĂȘme sâil ne suffit pas de raser des murs pour sortir du passĂ© :
Une extension de la prison des Baumettes, Baumettes 2, a été construite. Elle a ouvert en 2017.
Les visites gratuites organisĂ©es fin 2019 dans certaines parties de la prison historique des Baumettes oĂč se dĂ©roule ce documentaire ont affichĂ© complet.
Des Hommes rĂ©sulte de 25 jours en immersion dans le « passĂ© ». LâexpĂ©rience se passe sans voyeurisme.
Des Hommes me fait penser Ă un croisement entre le film Beau Travail ( 1999) de Claire Denis, Un ProphĂšte ( 2009) de Jacques Audiard et 10Ăšme chambre, Instants dâaudience ( 2003) de Raymond Depardon.
Pour expliquer leur prĂ©sence ou leur retour aux Baumettes, certains disent avoir fait une « connerie ». Dâautres sont dans le dĂ©ni ou sĂ©duisent. Du moins essaient-ils.
« Ma maman a peur de moi, je sais pas pourquoi ». « Je nâai rien Ă faire ici ».
DĂ©ni ou sĂ©duction font peut-ĂȘtre partie des recettes quâils ont souvent appliquĂ©es dehors et cela leur a sĂ»rement rĂ©ussi comme cela rĂ©ussit Ă beaucoup dâautres hors de prison. On ignore la raison de leur incarcĂ©ration comme on ignore ce quâont Ă©tĂ© leurs vies et leurs leviers dĂšs leurs premiers pas. Câest tant mieux comme ça. Ce nâest pas parce-que lâon est en prison que lâon doit se livrer. Chacun ses secrets. Eux, les leurs et nous, les nĂŽtres :
Parce quâĂ force de regarder ces hommes (et ça aurait Ă©tĂ© pareil si les dĂ©tenus de ce documentaire avaient Ă©tĂ© des femmes ou des mineurs), si lâon a ce courage, on finit un peu par se regarder soi-mĂȘme.
Je me suis dĂ©jĂ demandĂ© celui que je deviendrais si jâĂ©tais incarcĂ©rĂ© quelle quâen soit la raison. Et combien de temps je tiendrais avant de me transformer. Je ne suis pas pressĂ© de vĂ©rifier. Mais je me suis dĂ©jĂ suffisamment regardĂ© pour savoir que, tous les jours peut-ĂȘtre, jâentretiens certaines apparences qui me sont depuis des accoutumances, en maintenant derriĂšre mes propres barreaux certaines vĂ©ritĂ©s bonnes et mauvaises sur moi.
Ce qui mâa sauvĂ© pour lâinstant, câest dâavoir pu disposer du Savoir, de lâimagination, de certaines protections adĂ©quates et de suffisamment de chance afin de me mettre « bien » avec la Loi et la justice. Et, aussi le fait, ne nous faisons aucune illusion, que je me suis jusquâĂ maintenant toujours montrĂ© suffisamment convenable et raisonnable en Ă©tant docile et peureux Ă point. Juste comme il faut.
VoilĂ pour une rapide mise en relation entre les dĂ©tenus que lâon voit dans le documentaire Des hommes et moi, un spectateur lambda.
Et puis, dans ce documentaire, il y a Ă©galement des intermĂ©diaires que lâon voit aussi en plein Ă©change avec les dĂ©tenus:
Le personnel pénitentiaire (matons, personnel soignant, directrice, assistante sociale) et judiciaire.
Il y a de tout comme partout ailleurs mais comme lâendroit est occlusif les effets y sont hypertrophiĂ©s. Il y a Ă la fois de lâasymĂ©trie, de gros cafouillages dans les relations et de lâempathie :
« NonâŠcâest pas deux mois. Câest deux ans en plus » (aprĂšs avoir, dans un premier temps, informĂ© le dĂ©tenu que sa peine Ă©tait rallongĂ©e de deux mois).
« Vous ĂȘtes une personne vulnĂ©rable ? ». RĂ©ponse de lâintĂ©ressĂ© : « ça veut dire quoi ? ».
La directrice de la prison reprend : « Enfin, vous nâĂȘtes pas un enfant de chĆur, non plus⊠».
Il est Ă©videmment beaucoup plus facile pour moi dâĂ©crire un article sur ce documentaire- mĂȘme si ça mâennuierait beaucoup de mal le servir- que pour cette directrice dâadministrer cette prison et ces hommes. Mais entre les Lois entre dominants et dominĂ©s qui ordonnent les relations entre dĂ©tenus et celles de la Prison et de la Justice, je me dis quâil peut devenir trĂšs difficile de concilier les deux. Entre se prendre une branlĂ©e ou un coup de couteau- ou pire- parce-que lâon a refusĂ© de rendre un « service » ou ĂȘtre un dĂ©tenu modĂšle, il doit ĂȘtre bien des fois trĂšs difficile de (bien) choisir. Et cette directrice ainsi que son personnel sont exemptĂ©s de ce genre de bizutage ou de menace.
« Depuis que je suis aux Baumettes, il y a eu trois morts ».
Il y a aussi le personnel qui essaie de comprendre telle cette assistante sociale ou son Ă©quivalent. Et qui semble avoir une bonne relation avec les dĂ©tenus. Lorsquâelle sâentretient avec deux dâentre eux aprĂšs quâils aient participĂ© Ă un passage Ă tabac sur un autre dĂ©tenu, elle essaie de les sensibiliser au fait quâils ont Ă©tĂ© les auteurs dâune extrĂȘme violence. Elle a vu les images vidĂ©os de lâagression. Devant la camĂ©ra des deux rĂ©alisateurs Des Hommes, les deux dĂ©tenus se montrent « ouverts » Ă la discussion et polis. Dâaccord, ils ont peut-ĂȘtre frappĂ© fort juste pour une insulte. Mais lâun des deux souligne quâil a jetĂ© de lâeau sur la victime pour la ranimer, ce qui, pour lui, correspondait Ă un geste dâassistance et de secourisme. Si une certaine satisfaction et une certaine appĂ©tence pour la violence semble Ă©vidente chez ces deux hommes, on peut aussi se demander combien de temps et combien de fois ils avaient eux-mĂȘmes Ă©tĂ© tĂ©moins ou victimes de violences en prison et dehors. Et combien de fois ils avaient aussi dĂ» prendre sur eux et se retenir devant des violences, avant de commencer Ă se lĂącher sur ce dĂ©tenu et sur dâautres avant et aprĂšs lui. On ne le saura pas comme eux-mĂȘmes ne sâen souviendront peut-ĂȘtre pas, puisquâil sâagit de vivre au jour le jour, ou alors lorsquâil sera trop tard. Pour eux comme pour leurs victimes. Leurs victimes pouvant aussi ĂȘtre leurs propres enfants sâils en ont ou certains membres de leurs familles qui subiront aussi directement ou indirectement les consĂ©quences de leurs actions violentes. Mais jâextrapole car Des Hommes sâattache au quotidien de ces prisonniers aux Baumettes.
Il y a aussi une violente asymĂ©trie lorsque lâon voit ce dĂ©tenu jugĂ© par visioconfĂ©rence. Dans ce passage du documentaire, on assiste dâabord Ă la pauvretĂ© des moyens de la Justice et des prisons (au moins en personnel). Alors, on recourt Ă la technologie pour truquer les manques. Pour juger Ă distance. On peut se dire quâil vaut mieux ça que pas de jugement. Premier constat.
Mais on peut aussi se dire quâen jugeant de cette façon, Ă distance, que la Justice et la Loi considĂšrent ce dĂ©tenu comme la malaria avant le vaccin : il ne mĂ©rite pas le dĂ©placement. Quâil reste en prison.
Enfin, je reste marquĂ© par cette mĂ©diocre qualitĂ© du son lors des Ă©changes entre ce dĂ©tenu et la cour qui le juge. Ce qui donne lâimage dâune justice vĂ©ritablement « cheap » ou bas de gamme. Alors que le vocabulaire- et ,vraisemblablement, le niveau de vie- employĂ© par les reprĂ©sentants de la Loi et de la Justice est, lui , plutĂŽt haut de gamme et aux antipodes de celui du jugĂ© :
Dâun cĂŽtĂ©, des personnes Ă©duquĂ©es qui ont de toute Ă©vidence bĂ©nĂ©ficiĂ© dâun trĂšs haut niveau dâĂ©tudes, qui viennent sans doute dâun milieu social plutĂŽt favorisĂ©. Dâun autre cĂŽtĂ©, un jugĂ© qui sâest plutĂŽt fait avec sa famille et son milieu et qui possĂšde les codes de la rue et de la dĂ©brouille. On peut bien-sĂ»r ĂȘtre issu dâun trĂšs bon milieu social, avoir fait de trĂšs bonnes Ă©tudes et trĂšs bien servir la Justice et lâĂ©quitĂ©.
Mais on a lâimpression lors de cette sĂ©quence dâassister Ă un clichĂ© de justice datant presque de lâĂ©poque de MoliĂšre. Et, malgrĂ© le sourire, en forme dâaumĂŽne plutĂŽt sympathique, de la juge Ă la fin de la comparution, apprendre en mĂȘme temps que le dĂ©tenu que la dĂ©cision du jugement lui sera signifiĂ©e prochainement par le greffe de la maison dâarrĂȘt des Baumettes nous donne lâimpression quâil sera de toute façon le cocu de lâhistoire.
On parle beaucoup de la tendance Ă la destruction et Ă lâautodestruction de celles et ceux qui rĂ©cidivent en prison. On parle moins de cet esprit de compĂ©tition vis-Ă -vis de soi-mĂȘme et des autres qui en est souvent lâun des principaux ingrĂ©dients. Celui qui pousse sans cesse Ă vouloir sortir du lot. Mais aussi Ă manquer dâindulgence pour soi-mĂȘme et les autres. Le but suprĂȘme, et volatile, est alors de rĂ©aliser rapidement certains profits et dâaccomplir certains exploits mĂȘme si, pour cela, il faut dilacĂ©rer autour de soi Ă peu prĂšs tout ce qui peut constituer un refus ou un ralentissement.
Beaucoup de ces hommes peuvent donc ĂȘtre vus comme des entrepreneurs et des conquĂ©rants qui ont Ă©chouĂ©. Ou comme les sosies Ă©garĂ©s des mannequins, des VRP, des cĂ©lĂ©britĂ©s et des comĂ©diens que sont certaines et certains de ces dirigeants pour lesquels nous sommes quelques fois appelĂ©s Ă voter.
« Je suis de retour en prison. Je suis égaré ».
Franck Unimon / blog balistique du quotidien, ce dimanche 1er mars 2020.