La Route du Tiep
Quâest-ce quâun igname ?
« Quâest-ce quâun igname ? ». Lors dâun atelier dâĂ©criture, un homme dâune soixantaine dâannĂ©es mâavait un jour posĂ© cette question. On dĂ©couvre aussi le monde par ses lĂ©gumes, ses plantes et sa cuisine.
Jâavais bien sĂ»r expliquĂ© ce quâest un igname. Bien que nĂ© en France, mon Ă©ducation et mes vacances familiales en Guadeloupe mâavaient fait connaĂźtre le zouk, le kompa, lâigname, le fruit Ă pain (et non le fruit Ă peines), le piment, les donbrĂ©s et dâautres spĂ©cialitĂ©s culinaires antillaises.
Je dois Ă mon amie BĂ©a, dâorigine martiniquaise, de quelques annĂ©es mon aĂźnĂ©e, dâavoir dĂ©couvert le Tiep ( « riz au poisson »), les pastels et le MâBalax. Jâavais 21 ou 22 ans. Olivier de Kersauson, le navigateur, avait 23 ou 24 ans lorsquâil a fait la rencontre dâEric Tabarly (son livre Le Monde comme il me parle, dont jâai dĂ©butĂ© la lecture). Moi, Ă 23 ou 24 ans, jâentrais davantage de plain pied dans la fonderie des hĂŽpitaux. Jâavais fait la connaissance de BĂ©a pendant ma formation.
Elle était déja en couple avec C⊠un Cap verdien, de plusieurs années son aßné.
Et câest au cours dâune grande fĂȘte avec eux, dans le Val Dâoise, je crois, du cĂŽtĂ© de Jouy le Moutier, que jâavais dĂ©couvert :
Tiep, pastels et MâBalax.
Le Tiep nâest pas le nom dâun vent ou dâun microclimat proche de la ville de Dieppe. Il nâa pas de lien de parentĂ© Ă avec la pitiĂ©. Et il nâa pas Ă©tĂ© recensĂ© sur le continent du Tchip que les Antilles se partagent trĂšs bien avec lâAfrique. Le Tiep ou ThiĂ©boudiene est le plat national du SĂ©nĂ©gal.
Avec BĂ©a, indirectement, moi qui ne suis, Ă ce jour, toujours pas allĂ© en Afrique, jâai dĂ©couvert des bouts du SĂ©nĂ©gal. Du Wolof et du Cap Vert. Avant que CĂ©saria Evora ne (re) devienne populaire et que le chanteur StromaĂ©, beaucoup plus tard, nâen parle dans une de ses chansons. Avant que Youssou NâDour ne lĂąche son tube 7 secondsavec Neneh Cherry. Hit que jâai toujours eu beaucoup de mal Ă supporter. Si Ă©loignĂ© de son MâBalax que jâai, finalement, pu voir, aimer et Ă©couter sur scĂšne trente ans plus tard : lâannĂ©e derniĂšre Ă la (derniĂšre ?) fĂȘte de lâHuma.
Par hasard
Jâai retrouvĂ© la route du Tiep il y a quelques mois. Par hasard. Jâavais rendez-vous prĂšs de la gare du Val de Fontenay pour acheter une lampe de poche. Entre le moment oĂč jâai dĂ©couvert le Tiep et les pastels et cette transaction, il sâest passĂ© environ trente ans. Jâavais bien-sĂ»r mangĂ© Ă nouveau du Tiep entre-temps. Mais cela Ă©tait occasionnel. En me rendant sur certains marchĂ©s.
Le Val de Fontenay nâest pas mon coin. Je nây habite pas. Jây Ă©tais allĂ© Ă une « Ă©poque », ou, durant une annĂ©e, jây avais Ă©tĂ©âŠentraĂźneur de basket. Mais je parlerai de cette expĂ©rience dans un autre article. Ce matin, je mâapplique Ă me mettre au rĂ©gime :
Pour faire court
Jâessaie de faire des phrases courtes. Et dâĂ©crire un article court. Câest Yoast qui lâaffirme : Certaines de mes phrases durent plus de vingt mois . Je sais que câest vrai.
Mes articles manquent de titres. Si je dĂ©code bien Yoast, je fais beaucoup de victimes parmi mes lectrices et lecteurs. Et je pourrais mieux faire. Je nâĂ©coute pas toujours Yoast.
En revenant de ma « transaction », il y a quelques mois, je suis donc retournĂ© Ă la gare du Val de Fontenay. Et jâai oubliĂ© si jâavais aperçu ce traiteur Ă lâaller mais je mây suis pointĂ© avant de reprendre le RER. Jây suis retournĂ© plusieurs fois depuis. Ainsi que ce week-end puisque nous avions prĂ©vu de faire un repas au travail.
Au Thiep DĂ©lices d’Afrique Keur Baye Niass
La nouveautĂ©, câest que je suis allĂ© deux jours de suite au Thiep DĂ©lices d’Afrique Keur Baye Niass. Le vendredi, câest le jour du Tiep au poisson. Les autres jours, on y trouve, entre-autres, du Tiep Ă la viande qui me plait bien. Mais je voulais goĂ»ter son Tiep au poisson. Jâai donc appelĂ© suffisamment tĂŽt pour passer commande. Puis, une fois, sur place, jâai vu quâil ne restait plus de pastels. La cuisiniĂšre mâa confirmĂ© quâil nây en nâavait plus. ça mâa frustrĂ© mais câĂ©tait de ma faute. Jâaurais dĂ» en commander en mĂȘme temps que le Tiep. Donc, le lendemain, jâai rappelĂ© assez tĂŽt et jâai commandĂ© des pastels au poisson. Et quelques uns Ă la viande. Pour goĂ»ter.
Avec nos masques sur le visage : de cĆur Ă coeur
Avec nos masques sur le visage, nous sommes encore plus indistincts que « dâhabitude ». Câest peut-ĂȘtre aussi pour cette raison que jâai tenu Ă donner mon prĂ©nom, la veille. Puis que, lorsque jây suis retournĂ©, que jâai fait ce que je fais quelques fois : parler avec les gens. Leur demander de me parler dâeux. Un peu de cĆur Ă cĆur. Je fais ça avec les personnes avec lesquelles je me sens bien. Avec lesquelles je ne discute pas du prix de ce quâelles me vendent. On pourrait dire que cette dame qui me dĂ©passe d’une bonne dizaine de centimĂštres, et qui a sans doute presque lâĂąge de ma mĂšre, est peut-ĂȘtre un Ă©quivalent maternel pour moi. Mais je ne crois pas que ce soit la seule raison.
Un mal pour un bien
Jâavais dĂ©jĂ appris, quâauparavant, elle travaillait avec ses collĂšgues du cĂŽtĂ© de CrĂ©teil. Mais quâelle avait dĂ» quitter les lieux que la RATP avait mis Ă sa disposition. Jâai appris quâavant de faire la cuisine, elle faisait dans le prĂȘt- Ă - porter. Elle avait trouvĂ© des fournisseurs en Italie et ça avait marchĂ© trĂšs vite. « Je vendais de la bonne came ! » me dit-elle sans quâil soit question de quoique ce soit dâautre que de prĂȘt- Ă - porter. Jâavais dĂ©jĂ entendu parler de la qualitĂ© italienne en matiĂšre de vĂȘtements et de chaussures.
Le prĂȘt Ă porter a Ă©tĂ© fructueux de 2004 jusquâĂ environ 2015. Et puis, la concurrence chinoiseâŠ.
« Les gens regardaient plus leur porte-monnaieâŠ.mais la qualitĂ© nâĂ©tait pas du tout la mĂȘme⊠». Elle a alors dĂ» rendre ses locaux Ă la RATP. Locaux dans lesquels elle avait effectuĂ©s des travaux. Travaux pour lesquels la RATP ne lâa jamais dĂ©dommagĂ©e. A la place, la RATP a fini par lui proposer cet endroit Ă la gare du Val de Fontenay oĂč câest « dix fois mieux » m’explique-t’elle :
« Il y a plus de passage. Avec les bureaux. Et on est prÚs de la gare. Là , il y a le RER A. Il y a le RER E».
Prendre la vie par le bon bout
En lâĂ©coutant, je prends Ă nouveau la mesure du fait que, quelles que soient les circonstances et le contexte qui nous prĂ©occupent, quâil y a des personnes comme cette dame et ses collĂšgues qui travaillent. Et qui prennent la vie par le bon bout. La cuisine, elle en avait toujours fait. Et aprĂšs le prĂȘt- Ă - porter, lâidĂ©e lui est donc venue rapidement. Je ne connais pas son niveau dâĂ©tudes. Et je prĂ©sume quâelle est nĂ©e au SĂ©nĂ©gal et y a vĂ©cu sĂ»rement ses vingt premiĂšres annĂ©es. Comme mes propres parents ont vĂ©cu leurs vingt premiĂšres annĂ©es sur leur Ăźle natale, la Guadeloupe.
Je nâai pas insistĂ© pour savoir, comment, venant du SĂ©nĂ©gal et de la France, on fait pour trouver des fournisseurs de prĂȘt- Ă -porter en Italie. Mais cela implique au moins de quitter son quartier. De passer la frontiĂšre. D’avoir un rĂ©seau de connaissances. Ou de savoir aller rencontrer des gens, y compris Ă lâĂ©tranger. De les dĂ©marcher et de leur inspirer confiance. De savoir sâexprimer un minimum dans leur langue. DâĂȘtre fiable dans son travail. Ce qui est facilitĂ© lorsque lâon aime le faire ( son travail).
« Lâargent nâest souvent quâune consĂ©quence »
Jâai relevĂ© ces phrases dans un livre empruntĂ© rĂ©cemment dans la mĂ©diathĂšque de ma ville, Ă Argenteuil. Un ouvrage dont jâai lu, pour lâinstant, les derniĂšres pages et que je chroniquerai peut-ĂȘtre.
Changer de vie professionnelle ( Câest possible en milieu de carriĂšre) de Mireille Garolla, aux Ă©ditions Eyrolles. Les propos sont les suivants, en bas de la page 147 :
« Ce nâest pas parce-que vous allez faire quelque chose qui vous plaĂźt que vous nâarriverez pas Ă en tirer un bĂ©nĂ©fice.
LâĂ©quation nâest pas toujours aussi simpliste que : je rentre dans un systĂšme capitaliste, donc, je gagne de lâargent, quitte Ă souffrir tous les jours jusquâĂ lâĂąge de la retraite, et un autre systĂšme qui consisterait Ă faire des choses qui vous plaisent rĂ©ellement mais qui ne devraient donner lieu quâĂ des rĂ©munĂ©rations symboliques.
(âŠâŠ) lâargent nâest souvent quâune consĂ©quence du fait que vous faites quelque chose qui vous plaĂźt et que vous le faites correctement ».
Cette femme et ses collĂšgues font partie des personnes qui rendent ces phrases concrĂštes. De 11h Ă 22h tous les jours de la semaine.
Je me suis senti tenu de lui parler un peu de moi. CâĂ©tait un minimum. Le mĂ©tier que je faisais. Dans quelle ville jâhabitais. Elle mâa Ă©coutĂ© avec attention.
Il y a un stade oĂč ce nâest plus lâargent qui fait le monde
Alors que je restais discuter avec elle, pendant que son collĂšgue prĂ©parait mes plats, jâai commandĂ© quelques pastels supplĂ©mentaires. Vu, que cette fois, il en restait quelques uns. Jâai aussi commandĂ© deux canettes de jus. Il sâagissait, aussi, dâen rapporter un peu Ă la maison. Elle mâa fait cadeau des deux canettes comme des pastels supplĂ©mentaires. Evidemment, je les aurais payĂ©s sans nĂ©gocier.
AprĂšs avoir payĂ©, jâĂ©tais sur le dĂ©part lorsquâouvrant le rĂ©frigĂ©rateur, elle mâa tendu une petite bouteille de jus de gingembre. Il y a un stade de la relation dans la vie, oĂč mĂȘme entre inconnus, ce nâest plus lâargent qui fait le monde. Lâargent (re)devient un masque ou un accessoire. Et il vaut alors beaucoup moins que ce qu’une personne nous donne volontairement.
Ce soir-lĂ , sur la route du Tiep
Lorsquâelle mâa fait cadeau de ces pastels et de ces deux canettes, je nâai pas vu une commerçante habile qui tient Ă fidĂ©liser un client qui lui Ă©tait sympathique. MĂȘme sâil faut aussi, lorsque lâon tient un commerce, et quand on tient Ă une relation, savoir chouchouter celles et ceux que lâon veut garder. Et je ne doute pas quâelle sait trĂšs bien faire ça.
Mais ce que jâai vu, câest surtout une personne qui « sait » que lâon se parle et que lâon se voit maintenant, mais que lâon ne sait pas lorsque lâon se reverra.
Et si lâon se reverra.
Alors, avant de se sĂ©parer, on « arme » comme on peut celle ou celui que l’on a croisĂ© pour la suite du trajet.
Certaines personnes font des enfants pour conjurer ça. Mais, moi, ce soir-lĂ et sur la route du Tiep qui mâavait ramenĂ© Ă nouveau jusquâĂ elle, et pendant quelques minutes, jâai Ă©tĂ© sans doute , un peu, un de ses enfants.
CâĂ©tait ce week-end.
Franck Unimon, ce lundi 24 aout 2020.