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Tenant du titre

( Photo : Lansy Siessie ).

 

 

 

Tenant du titre

 

 

Avant, on les voyait peu. Ce samedi matin, à 7h40, ils étaient là, en tenue. Pour environ la dixième fois en deux mois. Pourtant, j’avais fait mon possible pour les éviter.

 

J’avais quitté le travail à sept heures avec mes vêtements habituels. Depuis plusieurs jours et plusieurs semaines, je ne me change pas. C’est décidé. Quoiqu’on en dise, je ne me changerai plus. Et tant pis si l’on se moque de moi.

 

Sept heures du matin est mon heure officielle pour quitter le travail même si, habituellement, je pars après cet horaire.

 

J’ai voulu prendre le bus pour rejoindre la gare. Pour profiter des rues calmes. Pour être à l’air libre. Pour les éviter, eux. Généralement, dans le bus, ce sont eux qui viennent, en état de manque (de plus en plus souvent en civil) jusqu’à vous. C’est toujours mieux que lorsqu’ils vous attendent, reptiles insérés dans les reliefs d’un des couloirs du métro. Et vous tendent une embuscade. Désormais, et depuis des années, ils sont à plusieurs chaque fois qu’ils nous rackettent. Pour cela, ils bénéficient de l’appui de policiers le plus souvent dressés en civil. Lesquels portent un petit brassard qu’ils dévoilent parfois à la dernière seconde telle une coquetterie alors que vous vous présentez devant ce confessionnal forcé. Où quelques mètres à peine avant l’irrémédiable croisement. Et qu’il est à peu près trop tard pour éclabousser le destin de votre absence.

 

Ce matin, j’étais installé à une bonne place dans le fond du bus. Puis la conductrice est arrivée avec quelques minutes de retard. Avant de s’installer, elle s’est adressée à nous : le bus allait à peine desservir quelques stations. Elle préférait nous en informer. Je suis allé la voir. Elle m’a confirmé qu’elle s’arrêterait bien avant la gare. Elle m’a répondu qu’elle ignorait la raison de cette consigne. J’ai suggéré le mouvement des gilets jaunes. On en était à leur 25 ème samedi de manifestation. La conductrice n’en savait pas plus. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était nous conduire à trois ou quatre stations plus loin, ce qui correspondrait au terminus.

 

Je me suis rabattu sur le métro.

 

Ça fait des années que j’emprunte les transports en commun. Et autant d’années que je suis un usager et un citoyen en règle. Je ne prétends pas toujours à l’originalité. Les moyens de transport sont mon moyen de déplacement principal et privilégié. En plus, c’est écologique. Dans les transports en commun, je fais comme tout le monde. Je m’y suis déjà endormi quelques années plus tôt. Depuis, je me suis réveillé. Pour cela, je n’ai pas eu besoin d’être embrassé. Je regarde mon smartphone. Je lis. Je regarde les gens. Je les écoute. J’écoute de la musique. Je suis mes pensées. Parfois, j’écris. Souvent, je prends les transports en commun, seul. A de rares rencontres près de personnes que je connaissais auparavant, tous les autres autour de moi sont des inconnus qui le resteront.

Je ne suis pas vieux. Mais j’ai déjà passé une certaine partie de ma vie dans les transports en commun tout en étant incapable de dire ce que j’y appris. A part, peut-être, à obéir et me soumettre un peu plus chaque fois que je remets mon titre en jeu.

Eux aussi, peut-ĂŞtre, passent une bonne partie de leur temps dans les transports en commun Ă  obĂ©ir et Ă  se soumettre. Lorsqu’ils annoncent le programme, c’est toujours avec une politesse de surface qu’ils resservent Ă  la chaine. On ne leur demande pas d’être original. Et il leur est impossible de l’ĂŞtre alors qu’ils passent au dĂ©tecteur des milliers de leurs semblables. Ils produisent le plus gros de leurs efforts en dehors de ces heures de pointe qui dĂ©chargent des millions de passagers, pressĂ©s, Ă©nervĂ©s, fatiguĂ©s et parfois prĂŞts Ă  se bousculer ou se bagarrer pour deux centimètres, un soudain contact d’haleine ou de chair,  avant d’entrer ou de sortir des « transes-pores ».

Ils sont tout autant invisibles en pĂ©riode de grève des transports alors que ces mĂŞmes passagers, plus nombreux, sont encore plus stressĂ©s par la pĂ©nurie des transports assortie de temps Ă  autre d’informations approximatives. L’alcool et le tabac tuent. La promiscuitĂ© et le stress, aussi. Mais ça ne se voit pas dans les couloirs ou Ă  la descente du bus. Et on ne leur demande pas encore de faire des tests d’urine ou de rĂ©aliser des enquĂŞtes sociologiques. Mais, simplement, de faire leur travail :

« Bonjour, Mesdames et messieurs, contrôle des titres de transports ! ». Peu importe qu’une majorité d’usagers parfaitement en règle soit inspectée- et ralentie- en tant que suspecte de plus en plus souvent. Peu importe qu’en multipliant les contrôles, on accroit mathématiquement la probabilité de contrôler et de sanctionner l’usager étourdi qui aura oublié son titre de transport dans ce vêtement finalement laissé – à la dernière minute- à la maison. Ça ne compte pas. Toute personne sans son titre de transport est une personne sans son titre de personne. Pardon, sans son titre de transport.

( Photo : Franck Unimon )

 

Bientôt, on n’aura plus besoin d’avoir un titre de transport. Notre téléphone portable suffira. Ce sera une grande « libération ». Mais, pour l’instant, patientons. Les tests auraient été réalisés uniquement avec des téléphones de la marque Samsung. La marque Apple, pour l’heure, n’aurait pas donné son accord. A nous de savoir choisir- et payer- la bonne marque de téléphone portable ou de tablette tactile à l’avenir. Celle qui, pourvue du meilleur réseau, nous fera franchir plus facilement les portes de validation et nous évitera le KO technique- ou la colère- en cas de contrôle.

 » Il faut savoir vivre avec son temps » dirait-on. De plus en plus, l’image chasse et remplace la pensĂ©e. Sur le ring des idĂ©es, les penseurs mondains d’hier, pourtant douĂ©s pour se montrer, deviennent des puncheurs incertains face Ă  ces poids lourds que sont les millions de vue et de clics numĂ©riques d’aujourd’hui et de demain.

 

 

( Photo : Franck Unimon )

 

Franck Unimon, ce vendredi 24 Mai 2019.

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