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Ni Chaînes ni Maitres un film de Simon Moutaïrou

 

Ni chaînes ni Maitres un film de Simon Moutaïrou

 

Ecrire peut ressembler à de la loterie ou à un exercice de télépathie ratée. Tant de pensées et tant d’énergie engagée et un mauvais choix peut tout gâcher alors que cela commençait bien et que notre temps- et aussi l’attention des autres- reste compté. Et limité.

C’est peut-être aussi parce-que je refuse encore- un peu -d’être dompté par cette addiction aux images qui a propulsé ses comptoirs dans nos vies et nous vide de notre intériorité en nous maintenant à l’arrêt que j’ai recommencé récemment à retourner voir des films au cinéma (à raison de deux films d’affilée au minimum) et que je me remets ce soir à écrire.

Je vais au cinéma comme d’autres prient, voyagent, partent en pélérinage ou vont à la messe.

Je me suis aussi rappelé que le cinéma pouvait me donner une éducation et m’apporter un certain répit.

J’aime encore le fait de me mouvoir et d’aller chercher corporellement dans l’espace un Savoir, une expérience, une rencontre, un moment.

Je crois que l’expérience d’un film peut avoir des effets bénéfiques sur mon existence.

 

 A condition de bien choisir ses films.

Je sais aussi que cette façon de voir est attardée et qu’elle provient aussi de mon âge, de mon époque et de mon tempérament. Car, désormais, on peut aussi préférer tout faire depuis chez soi par la dématérialisation et le virtuel qui offrent  des avantages pratiques conséquents.

 

J’aime aussi regarder des films de divertissement ou dits grand public.

 

Mais vu que mon temps est compté, je dois avoir des priorités. J’ai donc rapidement écarté des films tels que Alien : Romulus de Fede Alvarez ou Deadpool & Wolverine réalisé par Shawn Levy sortis respectivement le 14 aout et le 24 juillet en salles. Deux films qu’il est encore possible de voir en version originale au moins dans le complexe cinéma parisien que je fréquente depuis plus d’une vingtaine d’années.

 

Au lieu d’aller crier dans l’espace et de retourner voir Wolverine s’énerver et Deadpool faire le mariole, je suis allé chercher des films qui font partie de la constellation  dite du « cinéma d’auteur».

Il y a des films d’auteurs qui marchent bien et qui « rencontrent » leur public massivement, au grand jour, et non dans une back room. Il en est d’autres qui sont peu vus car ignorés par le public ou rapidement retirés des salles de cinéma, mal distribués. Il y a ceux qui passent inaperçus au cinéma, que l’on va voir dans une salle pratiquement vide, et qui, plus tard, voire assez rapidement, deviennent cultes comme Requiem for a dream (2000) de Darren Aronofski ou  Under the Skin ( 2013) de Jonathan Glazer. Il y a des réalisateurs reconnus de leur vivant et qui sont étonnamment oubliés après leur décès comme Krzystof Kieslowski. Et d’autres, peut-être trop fous pour que les gens normaux aient pu  entendre parler d’une oeuvre telle que La Comédie de Dieu (1995) de Joao César Monteiro.

Il y a quelques films, aussi, qui, bien que faisant encore partie du cinéma d’auteur rassemblent les spectateurs car celle ou celui qui les délivre a, avec ses oeuvres cinématographiques précédentes, rempli de manière répétée au moins ces trois ou quatre conditions :

Remporté des prix dans des festivals prestigieux; été estimé(e) et soutenu par les média et les critiques de cinéma; rencontré un succès public et commercial ; révélé des oeuvres, des histoires personnelles, des actrices ou des acteurs.

Tel Emilia Pérez, le dernier film du réalisateur Jacques Audiard, sorti le 21 aout 2024, et qui a fait partie des films d’auteurs que j’ai vus (et aimé) récemment.

 

Et puis, il y a les films comme Ni Chaînes ni Maitres de Simon Moutaïrou sorti le 18 septembre 2024 et que je suis allé voir ce 20 septembre au matin.

La semaine dernière, je me suis étonné de ne pas citer Ni Chaînes ni Maitres lors d’une discussion avec quelques collègues à propos des films que j’avais vus récemment. Je les avais tous cités. J’avais même recommandé La Partition de Matthias Glasner qui est un film « dramatique allemand » de près de trois heures sorti le 4 septembre et qui est loin d’être léger moralement.

Mais aucune allusion spontanée de ma part concernant Ni Chaines ni Maitres à mes collègues.

Il m’a bien fallu environ deux bonnes minutes pour m’en rappeler et le rajouter, du bout des lèvres, parmi la liste des films que j’avais vus ces derniers jours. Et lorsque j’ai parlé du film, j’en ai parlé avec ménagement :

J’appréhendais de gêner ou de déranger. Je ne voulais pas gêner ou déranger mes collègues (majoritairement blancs) avec ce sujet. Je me suis presque comporté comme une personne qui confessait une faute morale. Avoir vu un film. Ce film-là. 

J’avais pourtant aimé le film.

Je crois que ce malaise que j’ai ressenti devant mes collègues raconte le sujet du film. Ou, plutôt, la façon dont son sujet est abordé ou reste abordé en France :

 

Tant que l’on parle d’esclavage ou de racisme anti-noir dans des grosses productions américaines, tout va bien. Cela se passe aux Etats-Unis. En France, tout cela est « digéré » ou plutôt mis dans le placard avec tout le nécessaire disponible pour l’employé de ménage ( souvent une personne noire ou arabe).

Alors qu’aux Etats-Unis, qu’est-ce-que la condition des Noirs a été ou reste dégueulasse ! Black Lives Matter. Rodney King. Martin Luther King. I Have a Dream. Spike Lee. Angela Davis. Toni Morrisson. Colson Whitehead. James Baldwin. Amistad, La Couleur Pourpre, Le Majordome, Django Unchained, Get out…..

Le 24 septembre 2024 au soir en rentrant du travail, Rue de Rivoli, Paris, Librairie Galignani. Photo©Franck.Unimon

Grand soulagement cependant. Car même si en septembre 2018, en France, lors d’une émission télévisée et bien médiatisée, un personnage médiatique comme Eric Zemmour avait pu s’autoriser à donner son avis sur le prénom de la chroniqueuse Hapsatou Sy (comme à l’époque de l’esclavage) tous les débordements liés à l’esclavage et au racisme anti noir se déroulent bien sûr aux States, aux Etats Unis, où ça peut être très dur pour « Les Blacks ».

Libraire Galignani, rue de Rivoli, Paris, Mardi 24 septembre 2024 vers 21h30. Photo©Franck.Unimon

A la rigueur, un réalisateur britannique ( un homme noir bien-sûr) comme Steve McQueen va parler de l’esclavage dans un film comme Twelve years a slave (réalisé en 2013) qui comptera plusieurs vedettes internationales ( Chiwetel Ejiofor, Brad Pitt, Michael Fassbender, Paul Dano, Benedict Cumberbatch….).

Mais en France, pour l’instant, aucun film notable ou sérieux sur l’esclavage avec Jean Gabin, Yves Montand, Lino Ventura, Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Gérard Depardieu, Romain Duris, Pierre Niney, Pio Marmaï, François Civil, Romy Schneider, Brigitte Bardot, Vanessa Paradis, Jeanne Moreau, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Maïwenn, Adèle Exarchopoulos, Alice Isaaz, Noémie Merlant, Audrey Fleurot, Audrey Tautou….

 

Il faut éventuellement attendre que deux humoristes ( noirs) plutôt connus comme Thomas N’gijol et Fabrice Eboué en parlent dans Case Départ en 2011 pour que l’on puisse dire qu’un film français (humoristique) qui évoque l’esclavage a eu un certain succès public. Auparavant, je crois que seul Rue Cases Nègres réalisé par Euzhan Palcy en 1983 avait pu aborder le sujet et avoir aussi un certain « succès ». Et le film d’Euzhan Palcy (inspiré du livre de Joseph Zobel) est le contraire d’une comédie.

Paris, photo prise en septembre 2024, un ou deux jours après vu  » Ni Chaînes ni Maitres ». Je suis tombé sur cette rue par hasard dans un quartier très aisé et plutôt tranquille de Paris. Si le Général Négrier, d’après Wikipédia, n’a pas participé à la traite négrière, ses actions en Algérie, lors de la colonisation, transposent le pire du terme  » Négrier ». Photo©Franck.Unimon

L’ esclavage fait donc partie des sujets tabous en France en 2024 et j’ai été le propre témoin de ma dissociation à ce sujet. Car en présence de personnes noires, j’aurais sans aucun doute beaucoup plus facilement cité Ni Chaînes ni Maitres parmi les films que je suis allé voir récemment. Et qui m’ont plu. Comme Les Barbares de Julie Delpy, A son image de Thierry de Peretti, Le Procès du chien de Laetitia Dosch.

 

Ni Chaînes ni Maîtres  a par ailleurs dans ses avantages, le fait, pour la première fois dans une production française sur le thème de l’esclavage et du marronnage, de proposer des  acteurs français et blancs  de première main :

Camille Cottin et Benoît Magimel. Lesquels ont des rôles décisifs. Il faut aussi rajouter Marc Barbé qui fait une apparition marquante voire Félix Lefebvre, présent dans le Suprêmes d’Audrey Estrougo  (consacré au groupe de Rap NTM).

J’ai été « initié » à l’histoire de l’esclavage par mon père, en banlieue parisienne, alors que j’étais à l’école primaire et que j’écoutais- entre-autres- les mêmes variétés françaises que mes copains et copines de classe de Claude François à Michel Sardou en passant par Alain Souchon ( J’ai dix ans)  Dave (Vanina), Sheila, Joe Dassin, Ringo, Julien Clerc, Johnny Halliday, Mireille Mathieu ou Dalida ( Paroles paroles)…

Et alors que je regardais et découvrais fidèlement, émerveillé, Goldorak, San Ku Kaï mais aussi Les Mystères de l’Ouest, L’homme qui valait trois milliards ou David Vincent et les envahisseurs, Chapeau melon et bottes de cuirLa petite maison dans la prairieCosmos 1999l’émission Temps X des Frères Bogdanoff.

 

Donc, quarante ans plus tard, un film de plus sur l’esclavage ne me faisait pas peur. Sauf que je peux en avoir assez de faire «bouffer » de l’esclavage à ma mémoire. Je ne cours pas après les films qui traitent (ce jeu de mot était trop irrésistible) de l’esclavage. Mais Ni Chaînes ni Maitres m’a rapidement donné « envie ». Cela vient peut-être du fait que le film a d’abord été très bien écrit par Simon Moutaïrou qui a d’abord été scénariste  (L’Assaut, Goliath, Boîte noire) avant de devenir réalisateur. Avant de faire son film, Simon Moutaïrou a pris le temps de rencontrer des historiennes mais aussi de lire Le Marronnage à l’Isle de France, rêve ou riposte de l’esclave ?  d’Amédée Nagapen, un ecclésiastique catholique et historien mauricien décédé en 2012 (sources Wikipédia et le Bondyblog.fr ). 

D’après mes recherches, l’ouvrage de Nagapen est aujourd’hui indisponible. Pour l’instant, de son travail, il nous reste donc…Ni Chaînes ni Maitres de Simon Moutaïrou.

 

Dès le début, le film nous entraîne. Ensuite, avec très peu de gestes, et en quelques images,  Benoit Magimel en Eugène Larcenet nous laisse entrevoir ce que pouvait être l’état d’esprit paternaliste d’un esclavagiste sur sa plantation. Sans grossièreté ni caricature.

Deux figures féminines (on peut en ajouter une troisième d’allure mystique) dominent le film. En la personne de Mati (l’actrice Thiandoum Anna Diakhere) la fille du héros (Massamba, l’acteur Ibrahima Mbaye) et de Madame la Victoire, la chasseuse de nègres, interprétée par Camille Cottin. Soit deux autres atouts supplémentaires du film.

J’ai aussi beaucoup aimé l’apport de la langue. Ici, beaucoup le Wolof. J’ai aussi aimé que le film nous montre ce que pouvait encore être la culture ( Wolof et autres) d’origine de ces femmes et de ces hommes avant qu’ils ne soient complètement « assimilés», francisés ou écrabouillés comme la canne à sucre qu’ils récoltent. Ni Chaînes ni Maitres se déroule en 1759 en « Isle de France » ( l’ancien nom de l’île Maurice).

 

Le film rappelle aussi l’addiction très ancienne de l’Humanité à la violence. Et les histoires qui en découlent où des cultures et des minorités ont eu ou ont contre elles le désavantage de l’infériorité au moins militaire, les conduisant, lorsqu’il leur est impossible de se défendre ou de résister, soit à disparaître soit à être envahies ou colonisées.

 

Dans la salle, parmi les spectateurs, il y avait nettement plus de personnes noires que lorsque j’étais allé voir La Partition de Matthias Glasner. Le public était aussi plus jeune. La vingtaine ou la trentaine « contre » un public de quasi retraités ou de retraités pour La Partition.

Sur le générique de fin, dans les remerciements, j’ai aperçu le nom de Anne-Sophie Nanki ( Ici s’achève le monde connu un court métrage de Anne-sophie Nanki)

 

Après la projection de Ni Chaînes ni Maitres, quelques personnes sont restées assises. J’ai perçu une certaine émotion que j’ai aussi ressentie. Mais je n’en n’ai rien dit.

 

Librairie Galignani, rue de Rivoli, Paris, ce 24 septembre 2024. Photo©Franck.Unimon

Franck Unimon, ce lundi 23 septembre 2024 ( et mercredi 25 septembre 2024).

 

 

 

 

 

 

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self-défense/ Arts Martiaux Voyage

Japon juillet 2024 : Les Maitres du Masters Tour

Le Butokuden, Kyoto. Masters Tour, juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Japon Juillet 2024 : Les Maitres du Masters Tour

 

« Les Maitres sont les Maitres. Au mieux, je suis un centimètre ».

 

Le terme « Maitre » est un des reflets de notre ambivalence.

Près du Butokuden, Kyoto, lors du Masters Tour, juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Il peut rappeler des mauvais souvenirs. Il semble séparer les mondes d’hier dont nous somme les fruits que l’on fuit et ceux d’aujourd’hui que l’on préfère. Comme s’il était possible de creuser une tranchée entre les deux et d’y entrer.

Le « Maitre » peut rappeler l’instituteur de l’école primaire ou celui dont dépend l’esclave.

Personne n’aime véritablement se rappeler certains moments humiliants et publics de son histoire.

Mais le « Maitre » est aussi celle ou celui qui peut et sait guider et réparer. En particulier vers la vie et l’optimisme. Y compris dans le secret.

Il existe des Maitres dans beaucoup de domaines dans toutes les cultures à tous les âges de l’évolution et dans toutes les classes sociales. Mais, la plupart du temps, nous ne le percevons pas.

Par ailleurs, le terme de « Maitre » est anachronique tout autant que futuriste.

Et les Arts Martiaux véhiculent cette outrance ou cette ambivalence.

Avec Léo Tamaki, au Butokuden, Kyoto, Masters Tour, Juillet 2024.

Car on peut trouver anachronique voire stupide que des gens, en 2024 et plus tard, puissent encore continuer de choisir de porter kimono, hakama, d’autres éléments vestimentaires mais aussi adopter certaines attitudes. Et, tout cela, afin de transpirer et suivre des rituels et des traditions d’un ancien temps mais aussi d’une culture qui n’est pas forcément la leur. Alors qu’il suffit de faire un régime alimentaire, de subir une intervention chirurgicale, de prendre un coach ou de faire du fitness ou du cross-fit pour perdre du poids et pouvoir se mettre en maillot de bain en été au bord de la plage en étant fier de son allure.

Toute époque a ses intégrismes et ses artifices aussi séduisants soient-ils. Et, si mon attachement à certaines valeurs dites traditionnelles me rapproche des Arts Martiaux, j’ai aussi appris que les traditions, à elles seules, ne sont pas des sanctuaires idylliques. Il faut des personnes, des femmes, des hommes et aussi des enfants qui sachent les interpréter et les perpétuer de manière vivante et optimiste.

Au Masters Tour de juillet 2024, nous avons eu le privilège de rencontrer plusieurs Maitres d’Arts Martiaux. Mon précédent article, Japon Juillet 2024 : Le Retour , fut long à écrire et à lire. Celui-ci est entre trois à six fois plus court. 

Au centre, Hino Akira Sensei au Butokuden, Kyoto, Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

 

Hormis Hino Akira Sensei approché lors d’un stage organisé par Léo Tamaki au cercle Tissier à Vincennes fin 2022, je découvrais les autres Sensei. Des Maitres et des personnes que Léo Tamaki, et quelques autres, avaient régulièrement rencontré depuis au moins une quinzaine d’années !

 

Ces hommes, ces Maitres, ont consacré leurs vies aux Arts Martiaux à un point difficilement concevable. Comme l’on porterait des métaux à une température particulièrement élevée, ils se sont forgés. Sans se rompre. Il faut le rappeler car nous sommes nombreux à avoir eu des projets ou des aspirations auxquelles nous avons dû partiellement ou totalement renoncer.

 

La première leçon du Maitre, c’est peut-être d’être une incarnation, devant nous, de cette forme d’accomplissement- et d’engagement- que très peu d’entre nous atteindrons. Parce que notre histoire est différente. Et aussi parce qu’avant lui, nous avons eu d’autres Maitres et retenu d’eux certains enseignements plutôt que d’autres.

 

Je ne pourrai pas parler d’une technique exposée et démontrée par un de ces Maitres. J’en suis incapable.

 

« Les Maitres sont les Maitres. Au mieux, je suis un centimètre » est une réflexion que j’ai écrite lors de ce Masters Tour de juillet 2024 alors que nous nous trouvions au Japon.

 

Cette différence lexicale est l’équivalent d’une décimale pour décrire à quel point, même si je parle d’êtres humains comme moi, il y a quand même une brèche saisissante entre eux et moi. Et que mes propos sont condamnés à rester rudimentaires pour les évoquer.

 

Pourquoi le faire, alors ?

 

Pour témoigner et pour contribuer à rajouter un peu de mémoire. Parce-que les êtres humains ont besoin d’histoires et de mémoire même s’il leur arrive aussi de les craindre et de les rejeter.

 

Je vais parler ici des Maitres qui m’ont le plus… « parlé ».

Avec Hatsuo Royama Sensei, Kyoto, Masters Tour, juillet 2024. Celui-ci vient de m’administrer une bonne claque sur le ventre par surprise.

Hatsuo Royama Sensei, 76 ans, Karate Kyokushinkan, est le premier Maitre que nous ayons rencontré. Malgré sa bonne humeur et son enthousiasme, notre première rencontre avec lui et ses disciples m’avait laissé insatisfait. Nous étions une bonne centaine (ou davantage) sur le tatami. Au lieu de nous dire comme il l’a fait à la fin « Vous êtes nombreux à avoir une mauvaise garde », j’aurais préféré que lui ou un de ses disciples passe et nous le démontre en nous « corrigeant ».

 

J’ai été bien plus favorablement marqué quelques jours plus tard par le kata qu’il nous a délivré au butokuden lors de la célébration des dix ans de l’école Kishinkai Aïkido.

Hatsuo Royama Sensei, seul, face à notre assistance, a plongé dans un kata respiratoire où chacun de ses mouvements était soutenu par le marteau de son diaphragme. C’était la première fois que j’assistais à une telle expressivité martiale. Et sa démonstration attestait aussi de sa santé vigoureuse.

Une santé avec laquelle j’allais faire un peu plus connaissance ensuite ou, après qu’il ait accepté de prendre la pose avec moi pour la photo, il allait me surprendre en m’administrant une magistrale tape sur l’abdomen soit un peu l’équivalent d’une leçon particulière qui allait m’influencer, jusqu’à me mettre sur la défensive, lorsque j’allais me trouver lors d’une autre séance face à Minoru Akuzawa Sensei, Aunkai, pour une démonstration.

 

Avec Takeshi Kawabe Sensei, Kyoto, près du Butokuden, Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Takeshi Kawabe Sensei, 80 ans, Daitoryu Aikijujutsu.

Commençons par dire que Takeshi Kawabe Sensei ne fait pas son âge. Si Hatsuo Royama Sensei mesure près d’1m80, Takeshi Kawabe Sensei doit à peine dépasser 1m60. Avec son air de petit gars tranquille joueur de pétanque, il peut au mieux faire penser à l’inspecteur Columbo ou à un personnage d’un film de Johnnie To  dont les méninges sont bien plus affûtés que les gestes.

Takeshi Kawabe Sensei est sans doute un homme très intelligent et aussi farceur (lors du repas collectif que nous avons fait, je crois qu’il s’est bien amusé de moi en me disant – en Japonais- que j’avais un très bon Japonais).

Mais c’est évidemment un redoutable pratiquant.

Ses saisies et ses clés sont promptes et donnent l’impression d’être la destinée de celui qui l’attaque. Il me reste des souvenirs de ce moment où Issei Tamaki a joué le rôle de Uke :

Issei y a mis tout son entrain pour, à chaque fois, le même résultat. Se faire retourner.

Takeshi Kawabe Sensei a réagi comme s’il l’attendait. Comme si tous les modes d’attaques humainement possibles étaient connus de son registre. On aurait dit l’agent Smith face à Néo à la fin du premier Matrix des ex frères Wachowski.

Le résultat était tellement évident que la conclusion aurait été vraisemblablement la même avec un autre Uke. En outre, Takeshi Kawabe Sensei prenait tout cela de manière ludique. Si on peut voir Hatsuo Royama Sensei comme une force de la nature, Takeshi Kawabe Sensei évoque plutôt celui qui a su transcender sa nature.

Hino Akira Sensei, 76 ans, Hino Budo, est également un petit gabarit. Sans forcer, il vous fait tomber. Vous vous croyiez enracinés et bien ancrés dans le sol ? Vous vous mentez à vous-mêmes. Vous ne l’êtes pas. Ou jamais suffisamment face à lui.

Plus il vous montre le mouvement, plus il vous convainc que c’est facile et plus vous avez du mal à le reproduire. Par moments, j’ai du mal à savoir si sa science tient de l’hypnose, du conditionnement ou de ces quelques degrés ou centimètres (millimètres ?) que l’on néglige d’ordinaire et qui font toute la différence entre le déséquilibre et la chute.

Sa pratique peut être très difficile pour celle ou celui qui s’est toujours reposé sur l’explosivité musculaire, l’excitation et l’agitation. Avec lui, on transpire de la tête à essayer de comprendre un concept qui n’existe pas. Il faut ressentir et c’est difficile.

En revoyant a posteriori quelques images que j’avais pu filmer lors de l’intervention de Hino Akira Sensei, j’ai pu m’apercevoir que d’autres participants du Masters Tour connaissaient aussi quelques difficultés pour mettre en pratique ce qu’il nous avait montré. Cela m’a un peu déculpabilisé.

Minoru Akuzawa Sensei, à la gare de Kyoto, avant le départ pour Kinosaki. Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Minoru Akuzawa Sensei, Aunkai, est à à l’image de Takeshi Kawabe Sensei et de Hino Akira Sensei. Avec son 1m65, il a la silhouette passe partout de celui que l’on oublie. Pourtant, en tant que Maitre d’Arts Martiaux, l’Aunkai qu’il a créé et qu’il enseigne peut être vu comme un croisement entre les enseignements de Hatsuo Royama Sensei et ceux de Hino Akira Sensei.

Minoru Akuzawa Sensei est capable des explosions et des percussions du premier et de la délicatesse du second tout en n’étant ni l’un ni l’autre.

Mon premier camarade de chambre lors de ce Masters Tour avait « goûté » à trois low kick de Minoru Akuzawa Sensei. Il les ressentait encore plusieurs jours plus tard.

Ma première « confrontation » physique avec Minoru Akuzawa Sensei avait eu lieu un peu plus tôt dans le car qui nous avait transporté de Kyoto à Kinosaki.

Cette « confrontation » fut principalement une bousculade. J’avais sans doute pris un peu trop de temps pour avancer dans le car et Minoru Akuzawa Sensei m’était rentré dedans en montant derrière moi. Impatience ? Distraction ? Je n’ai pas su.

Par contre, moi qui suis plus grand que lui dix bons centimètres et sans doute plus lourd que lui de dix kilos, j’avais été surpris de me sentir si facilement déplacé physiquement par un si « petit » homme.

Si tous les autres Maitres que nous avons rencontrés avaient des disciples ou des assistants japonais, Minoru Akuzawa Sensei s’est un peu distingué en laissant un de ses élèves occidentaux (un homme robuste d’un bon mètre quatre vingt dix  vraisemblablement d’origine américaine )  diriger l’échauffement.

A la fin de la séance qu’il a dirigé dans un gymnase, Minoru Akuzawa Sensei nous a dit qu’il apprenait à connaitre les gens au travers du contact physique qu’il avait en pratiquant avec eux. Et qu’il avait senti chez ceux d’entre nous qu’il avait eus comme partenaires une « véritable ouverture pour les Arts Martiaux ».

 

 

Avec Minoru Akuzawa Sensei, Masters Tour, Japon, Juillet 2024.

Il a ensuite accepté d’être pris en photo avec celles et ceux qui le souhaitaient. En voyant plus tard les photos où nous sommes assis côte à côte, lui et moi, j’ai été très étonné de découvrir que Minoru Akuzawa Sensei avait posé son bras autour de mon épaule. Je n’avais absolument rien senti au moment de la photo. Au contraire de ce que j’avais ressenti au moment de la photo avec Royama Hatsuo Sensei avant que celui-ci ne me fasse la farce qui consiste à me « claquer » l’abdomen.

Takahiro Yamamato Sensei, au Butokuden, Kyoto, Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Takahiro Yamamoto Sensei, Taisha ryu.

En dépit de ses airs de Johnny Depp, Takahiro Yamamoto Sensei n’est pas acteur de cinéma. C’est un homme résolument dévoué à sa pratique martiale. Et, si j’ai eu beaucoup de mal à me faire à ses enseignements, très proches par moments de ceux de Hino Akira Sensei,  pour moi à la limite de l’ésotérisme, j’ai été touché par son engagement, sa simplicité, sa prévenance envers ses assistants et son message de paix résumé par sa phrase :

« There is no ennemy ».

 

Takahiro Yamamoto Sensei avec ses assistants lors de la séance dirigée par Hino Akira Sensei, au Butokuden, Kyoto. Masters Tour, Juillet 2024. Tout au fond, assise, on peut apercevoir Shizuka Tamaki. Photo©Franck.Unimon

Son humilité mais aussi sa candeur et son enthousiasme se sont encore plus épanouis lorsqu’après son intervention, il est devenu un élève parmi nous, lors du cours dirigé par Hino Akira Sensei. J’ai trouvé son attitude remarquable.

 

Yoshinori Kono Sensei, 75 ans, Shoseikan.

Yoshinori Kono Sensei, près du Butokuden, Kyoto, Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

 

Je sais que l’intervention de Yoshinori Kono Sensei  au Butokuden a beaucoup déconcerté. On pourrait la comparer à du Free Jazz, à la musique de Weather Report, à de l’association d’idées ou à de l’improvisation ininterrompue.

Il est libre, Yoshinori Kono Sensei, il y en a même qui disent qu’ils l’ont vu voler….

Il fallait voir la plupart des participants qui suivaient Yoshinori Kono Sensei dans ses déambulations tant mentales que physiques au sein du Butokuden. Tels des Sancho Panza suivant leur Don Quichotte. Par moments, je me suis demandé si Yoshinori Kono Sensei s’en amusait.

Avant notre départ pour le Japon, Léo Tamaki nous avait présenté les Maitres que nous allions rencontrer. Concernant Yoshinori Kono Sensei, il nous avait écrit qu’il était un peu le « chercheur fou » des Arts Martiaux.

Yoshinori Kono Sensei, près du Butokuden, Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Le jour de son intervention, j’étais trop épuisé physiquement pour participer. Mais en temps ordinaire, je sais que  je ne m’en serais pas mieux sorti que les autres participantes et participants du Masters Tour.

Lors du dîner que nous avons ensuite pris tous ensemble dans un restaurant à quelques minutes du Butokuden, il s’est trouvé que la table où j’ai été placé était voisine de celle de Yoshinori Kono Sensei. Celui-ci était derrière moi.

Yoshinori Kono Sensei, près du Butokuden, Kyoto, Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Très vite, j’ai été fasciné et happé par cet homme. Vêtu d’une tenue traditionnelle, à moitié assis sur sa chaise, une sorte de cartable en cuir souple posé derrière lui entre la chaise et son dos, Yoshinori Kono Sensei était en permanence occupé à réfléchir et à  polir « ses »  Arts Martiaux.

A telle manière de tenir un couteau. A telle façon de placer ses doigts. Et, il le partageait avec celui qui se trouvait à côté de lui. Et à toute personne volontaire et disponible dans les alentours immédiats. Il a ainsi entrepris Julien Coup, assis à sa droite. Puis, d’autres participants du Masters Tour.

Je le regardais, captivé.

 

Yoshinori Kono Sensei nous a fait l’extrême politesse d’être avec nous corporellement pour ce dîner. Il s’est plié à cette fonction sociale par amabilité. Mais il avait d’autres priorités. Le dîner, le spectacle, être filmé ou pris en photo, tout cela était pour lui secondaire depuis fort longtemps. Sans doute depuis des années.

Avec Yoshinori Kono Sensei, près du Butokuden, Kyoto. Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

La seule vérité comptable pour lui, c’était celle des Arts Martiaux. Yoshinori Kono Sensei est celui qui m’a le plus donné envie d’apprendre le Japonais. Je me suis dit que j’aurais aimé connaître suffisamment le Japonais pour l’écouter, pour l’interroger.

 

Et lorsque le dîner et tout le cérémonial social furent terminés, Yoshinori Kono Sensei est spontanément retourné au lieu et à la pratique auxquels il appartient :

 

Les Arts Martiaux.

Yoshinori Kono Sensei, après le dîner au restaurant, près du Butokuden, Kyoto, Masters Tour, Juillet 2024. Photo©Franck.Unimon

Je trouve cette photo de lui, après notre dîner, extraordinaire. Pendant cette heure et demi environ où Yoshinori Kono Sensei était « avec nous », il n’a attendu que ça, ce moment où il pourrait retourner pratiquer. Seul. Tout le monde aurait tout aussi bien pu rouler sous la table, où la soirée se transformer en orgie gigantesque, je crois qu’il aurait adopté exactement la même attitude.

 

Autant de Maitres, autant d’attitudes et je « parle » uniquement de cinq ou six d’entre eux que j’ai à peine aperçus.

 

Franck Unimon, ce jeudi 5 septembre 2024.