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Pour les Poissons Rouges

Ce matin avec ma mère

Ce matin avec ma mère

A Paris, la séance de 11h30 du film A Toute épreuve de John Woo a commencé au cinéma le Grand Action. Cela fait deux semaines que j’essaie de retourner le voir au cinéma, ce film. Je vais encore le « rater ». J’ai le dvd chez moi mais j’aimerais le revoir dans une salle de cinéma. 

Mais ce matin, j’ai discuté avec ma mère avant que ma petite sœur ne vienne la chercher. Ma mère, retournée vivre en Guadeloupe avec mon père il y a plus de vingt cinq ans, est encore avec nous en région parisienne pour quelques jours avant de repartir pour la Guadeloupe.

Ma mère a 77 ans. Il y a quelques jours, j’ai eu l’idée de l’emmener voir la représentation théâtrale du dernier ouvrage de Ovidie :

La Chair est triste hélas avec la comédienne Anna Mouglalis sur scène pour porter le texte. ( voir La Chair est triste, hélas ! un livre d’Ovidie )

Au départ, j’ai été très content de moi en ayant cette idée sans lui en parler. J’étais venu une première fois, avec une copine, assister à la représentation. En entendant ce texte à charge contre les hommes hétéros qui maltraitent les femmes et les baisent mal, j’avais entendu des femmes rire dans la salle à plusieurs reprises.

C’était le rire de celles qui se reconnaissent. Le rire cathartique de celles qui ont encore la possibilité -ou qui décident -d’extraire d’elles de cette façon autant qu’elles le peuvent des années et des prisons de venin. De souffrance. De colère. De tristesse.

C’était le rire de femmes aptes à l’autodérision. Et, peut-être, aussi, à la vengeance.

Je ne pouvais pas rire comme ces femmes et avec ces femmes. Car j’étais et suis un homme hétéro. Un des échantillons de ces hommes dont Ovidie s’est faite un tailleur sur mesure dans son texte : La chair est triste hélas.

Donc, d’une façon ou d’une autre, je faisais partie de ceux qui avaient maltraité, maltraitent ou maltraiteraient des femmes ou les baiseraient mal.

La copine avec qui j’étais allé à la représentation avait ri à certains moments. Moi, il y a un moment en particulier où j’avais souri et failli rigoler avant de me retenir. Lors de ce passage où Ovidie, à travers la voix et le corps d’Anna Mouglalis, avait déclaré que les hommes devraient raser les murs chaque fois qu’ils baisent mal une femme. Je m’étais un peu imaginé la scène d’hommes se déplaçant honteusement, les yeux au sol, essayant autant que possible de se cacher du regard des autres, et disparaissant aussi vite qu’ils le pouvaient.

Je ne me vois pas comme un expert en sexualité et en plaisirs du corps. Mais comme un adepte depuis longtemps de l’autodérision. Ce rire cathartique des femmes autour de moi dans la salle, je le connais depuis l’enfance.

Je n’ai pas été victime d’inceste, de viol ou d’attouchements sexuels. Mais comme beaucoup d’enfants, sans distinction de sexe, j’ai connu l’angoisse, la violence physique et morale.

J’ai appris, comme beaucoup d’enfants, à faire la distinction entre le châtiment « juste » parce-que l’on a fait une bêtise que l’on est parfaitement capable de comprendre et l’abus de force, de pouvoir comme l’humiliation. 

Je n’ai pas fait que subir. Je n’ai pas tout le temps subi et enduré.

Néanmoins, j’ai mémorisé. J’ai été spectateur/observateur puisque je n’avais pas d’autre choix.  Puis j’ai pensé.

A des moments divers de ma vie. Grâce à des rencontres, des lectures, des expériences personnelles et professionnelles, de l’introspection. En sortant ou en m’extrayant quelque peu du périmètre mental dans lequel j’aurais pu rester tel un poisson rouge tournant dans son bocal.

J’aurais pu tout reproduire exactement à l’identique comme d’autres l’ont fait et le font. Il aurait suffi  » de ne pas se prendre la tête ». Et de (se) laisser faire. 

Les thérapies sont arrivées plus tard, à partir de la quarantaine. 

Pour moi, aller voir cette représentation La Chair est triste hélas de Ovidie, après avoir lu le livre, c’est, d’une façon ou d’une autre, me prendre moi-même à contrepied.  Sortir un peu du bocal. C’est aussi un peu comme accepter de monter sur un ring de boxe tout en sachant que l’on va forcément prendre des coups. Même si l’autre, en face, nous assure :

« Je n’ai pas de compte à régler avec toi. Je ne te ferai pas ( de ) mal ».

Et, en retournant voir cette représentation théâtrale avec ma mère, j’espérais qu’elle, aussi, allait se mettre à rire comme ces femmes que j’avais entendues la première fois. J’espérais qu’elle acquiesce un peu comme on le voit faire dans ces églises où l’on chante du Gospel et où les fidèles répètent « Amen ! » en chœur parfois jusqu’à cette transe qui anesthésie momentanément les souffrances.

J’espérais une « discussion ».

A côté de moi, lors de la « représentation », ma mère n’a pas ri.

Pour commencer, en ré-entendant dès les cinq premières minutes de la représentation, les mots « fellation », « pipe », « sodomie » et autres avec ma mère près de moi, j’ai été très embarrassé.

Mal à l’aise, j’avais très envie de rire. Mais je ne le pouvais pas. Cela aurait été très mal compris autour de nous. Le public était très majoritairement féminin.

Pendant plusieurs minutes, je me suis dit que j’avais finalement été très mal inspiré en emmenant ma mère au théâtre de l’Atelier pour voir cette représentation. Que c’était évident ! Puis, voyant que ma mère ne bronchait pas, j’ai accepté que, pour elle, il n’y avait rien de choquant.

Vers la fin de la représentation -qui dure 1h10 et commence à 21 heures- ma mère s’est endormie. A deux ou trois reprises, sa tête et son corps se sont penchés vers moi. Je me suis alors dit que la représentation ne lui avait pas plu.

Lorsque nous sommes sortis, ma mère m’a répondu-affirmé, que cela lui avait plu. Qu’elle avait préféré ça à une sortie au théâtre qu’elle avait faite avec mon père. J’étais assez perplexe. Je crois qu’elle m’a dit ça pour me faire plaisir. Pour ne pas me vexer. Je me suis dit que la représentation lui était passée complètement au dessus de la tête. Sur scène avaient été employés des termes et du vocabulaire qui ne font pas partie de son monde. 

Cependant, je me suis quand même dit que c’était « bien » d’avoir en quelque sorte remis ma mère dans la boucle de la culture. Elle, qui, alors qu’elle était enceinte de moi, était encore garde d’enfants, au 21 rue Condorcet à Paris. 

D’une certaine manière, en l’emmenant-entraînant dans cet endroit, à Paris, en France, le soir, moi, son enfant aîné, né en France, j’avais fait mon devoir. Enfant, c’était elle qui m’emmenait dans Paris et ailleurs. Là, c’était moi. 

J’ai déjà parlé un peu de ma mère ( voir l’article  Tuer des noix de coco ).

Je ne pourrais pas parler du monde des femmes présentes autour de moi ce soir-là où lorsque j’étais allé assister à la représentation une première fois avec une copine. Je ne connais pas la vie de toutes ces femmes. Si une étude sociologique de ce public est réalisée, j’aimerais bien la lire. Je pense que ces femmes que j’ai croisées lors de ces deux représentations sont dans leur ensemble plutôt « éduquées » et/ou militantes. Ou victimes. Qu’elles ont plutôt fait des études supérieures. Elles peuvent être dans la vingtaine mais ont plutôt la trentaine ou la quarantaine. Des femmes blanches dans leur grande majorité. J’ai dû apercevoir moins de dix femmes noires à chaque fois où je suis venu. Mais ce sont, là, mes impressions à vue d’oeil sans la moindre certitude. 

Mais je sais que Ovidie a obtenu un doctorat. Je sais que la copine avec laquelle je suis venu la première fois a fait des études supérieures et est très impliquée au moins comme actrice culturelle en tant que comédienne et metteure en scène. Toutes deux vivent plutôt en ville ou ont toujours vécu en ville.

Ma mère vient d’une famille nombreuse ( 16 ou 17 enfants en l’incluant) de la campagne et d’un milieu social modeste. Elle est née à la fin des années 1940. 

Je sais- pour en avoir rediscuté avec elle récemment- que ma mère, en Guadeloupe, avait d’abord dû quitter l’école avant le niveau du certificat d’études pour, dans la maison de ses parents, s’occuper du ménage, des enfants plus jeunes et de la cuisine.

Puis, venue en France un peu avant ses vingt ans, à force de cours du soir et de cours de correspondance, après avoir connu plusieurs expériences professionnelles y compris à l’usine et en tant que caissière, ma mère est finalement parvenue à obtenir le niveau BEPC et à devenir aide-soignante. En répondant à mes questions ces jours-ci, alors qu’elle était chez moi,  ma mère m’a permis de continuer à reconstituer une partie de mon histoire au travers de la sienne. 

C’est sans aucun doute aussi pour ma mère que je lis des ouvrages féministes ou que je lis un ouvrage tel que La Guerre au féminin. voir  La Guerre au féminin un livre de Dorothée Olliéric ).

Ces femmes sont soit des militaires, soit des personnes qui ont fait des hautes études et/ou, voire, qui sont issues d’un milieu socio-affectif favorisé. Ma mère, bien que femme qui a aussi surmonté bien des épreuves et mené ses combats, ne fait pas partie de ces mondes. 

Hier après-midi, alors que nous nous promenions avec elle et ma fille dans Paris, ma mère m’a répondu qu’elle n’avait jamais entendu parler de la Sorbonne. Initialement, je souhaitais principalement montrer la Sorbonne à ma fille. Car cette université prestigieuse avait été mentionnée dans un podcast où le magistrat Youssef Badr ( auteur de Pour une Justice aux mille visages le mythe français de l’égalité des chances) racontait un peu son parcours.

« Etrangère » à la Sorbonne, le monde de Ovidie, d’Annie Ernaux , Victoire Tuaillon, Mona Chollet etc…ne pouvait donc pas faire partie du monde de ma mère. Car ces femmes, à un moment ou à un autre de leur existence, ont fait des études supérieures. Pour elles, c’était une expérience normale ou quasi-normale. 

Alors que pour ma mère, malgré une trentaine d’années de présence en région parisienne, malgré divers passages dans Paris, l’acte d’oser poser un pied dans une université, ne serait-ce que pour la visiter, serait à mon avis du domaine de l’interdit ou de la prise de risque.

Et cela avait été finalement pareil pour mon père qui avait entretenu une défiance – et me l’avait inculquée ( à moi l’aîné)  -envers le monde de l’université et des études longues qui ne garantissaient pas ensuite le fait de trouver un emploi.

Mon père, pourtant, bien plus « éduqué » que ma mère, niveau Bac – ce qui était exceptionnel et admirable pour un homme issu aussi d’un milieu social et campagnard modeste-  avait bien fréquenté durant un certain temps l’université de Nanterre, une université plutôt réputée.

Mais c’était pour aller y prendre des douches à l’oeil dans la résidence étudiante après ses matches de Foot dominicaux avec ses collègues des PTT. En me faisant jurer, surtout, de ne pas en parler autour de moi.

Je devais avoir, alors, environ dix ans ou peut-être moins. 

Oui, ma mère connaissait le quartier St Michel à Paris. Elle me l’a confirmé hier après-midi. Mais elle ne connaissait pas la Sorbonne, ni le Collège de France et encore moins le lycée Louis le Grand devant lesquels nous sommes passés. Devant lesquels j’ai pris le temps de m’arrêter pour en parler un peu à ma fille. Pour prendre aussi des photos avec mon smartphone de cours prévus au Collège de France. Un lieu où je n’ai toujours pas pris le temps de me rendre alors que je vis en banlieue parisienne depuis plus d’un demi siècle. Alors que j’ai déjà passé un nombre incalculable d’heures dans Paris entre autres pour aller m’enfermer dans une salle de cinéma.

Alors que j’aime « apprendre ». 

La Sorbonne, le Collège de France ou le lycée Louis le Grand, en soi, ne sont pas des avant-gardes féministes. Mais ce sont des lieux de Savoir et, donc, en principe, de rencontres, d’ouverture sur le Monde et d’émancipation. Et, ma mère, elle, finalement, faisait peut-être encore beaucoup partie du monde de Rue Cases Nègres. Ce qui ne l’a pas empêchée de vouloir se procurer une montre connectée. Montre que je lui ai offerte hier après-midi en allant l’acheter avec elle et ma fille dans un des magasins Le Vieux Campeur dans le quartier St-Michel. 

Il y a plusieurs années, lorsque je me suis décidé à bifurquer vers la psychiatrie, ma mère, aide-soignante durant des années dans un service de réanimation à la maison de Nanterre, a eu peur pour moi.

Elle a eu peur que je devienne « fou ». Cette fois-ci, je ne l’ai pas écoutée.

Je l’avais écoutée pour sa peur de la moto au point qu’au mieux, tout ce que j’ai réussi à faire, c’est, durant une certaine période, porter des blousons de motard sans passer mon permis moto. Je le passerai peut-être un jour. Dans ma tombe.

Ce matin, avant que ma sœur ne vienne chercher notre mère pour l’emmener chez elle, je me suis assis à côté de ma mère. Et, je lui ai peut-être posé des questions de fou. 

Pour ce faire, je crois que je suis passé par le Créole. La plupart du temps, j’ai toujours parlé en Français à ma mère. Mais lors de ce séjour, je me suis aperçu que ma mère captait mieux ce que je lui disais dès lors que je m’adressais à elle en Créole.

Aussi, je ne m’en suis pas privé. Même si je le pratique peu ou trop peu et que je le manie maladroitement, c’est une langue que j’ai souvent et suffisamment entendue. Il m’en reste de quoi me faire comprendre au moins de ma mère comme auparavant pour me faire comprendre de mes grands-parents aujourd’hui décédés et  qui parlaient très peu le Français.

Tantôt en Créole, tantôt en Français,  j’ai donc posé à ma mère des questions qu’habituellement on ne pose pas ou qui ne se posent pas.

Lorsqu’il a été un peu difficile pour elle – qui a toujours fait de son mieux pour me répondre- de se rappeler certains moments douloureux et difficiles de sa vie d’avant ma naissance,  j’ai expliqué à ma mère que cette histoire, son histoire, était aussi mon histoire. Et que, seule, elle, pouvait me répondre.

Ma mère m’a répondu.

Ensuite, voyant notre mère pleurer alors que nous venions la rejoindre près de sa voiture, ma petite sœur m’a dit plus ou moins en m’interrogeant :

« ça va ? Il  y a une chouette ambiance, chez vous ! ».

J’ai alors fait un résumé à ma petite sœur qui, rapidement, s’est montrée intéressée par les informations supplémentaires que j’avais obtenues sur notre histoire :

L’ histoire de notre mère avant notre naissance.  

Ce qui s’est déroulé dans le passé se transmet ou peut se transmettre. Nous pouvons ainsi rester captifs d’un passé douloureux parce-que nous l’ignorons et ignorons comment nous en extraire. Donc, autant le connaître. Mais nos parents ou nos proches ne nous le racontent pas forcément. Ils ont peut-être appris à vivre ou à survivre à ça en le gardant contre eux dans un coin de leur sac à main ou dans une des poches secrètes de leur mémoire. En rasant les murs à certains moments. Parfois ou souvent en affirmant que cela fait désormais partie du passé et que ces événements sont en quelque sorte des reliques inoffensives ou qui pourraient tout détruire autour d’elles si on les expose à l’environnement. 

Nous nous devons de ne pas les bousculer s’ils se cramponnent à ces peurs ou à ce genre de croyances. Nous ne sommes pas pour autant toujours obligés de les croire. Mais il est vrai qu’il vaut mieux bien choisir son moment pour  certains apprentissages et certaines transmissions. 

J’ai plutôt une bonne relation avec ma mère. Elle avait aussi fait de moi son « confident » alors que j’étais enfant. 

J’aurais très vraisemblablement regardé certains membres de ma famille avec beaucoup moins d’affection et de patience si j’avais obtenu plus tôt certaines des réponses que ma mère m’a données ce matin. Ou j’aurais également posé à ces membres de ma famille des questions de fou. Des questions auxquelles on préfère ne pas avoir à réfléchir. 

J’ai remercié ma mère et je la remercie encore de m’avoir répondu ce matin. D’avoir répondu à mes questions de fou. Des questions qui se contrefichent des belles apparences et des convenances. Des questions qui savent  que nous ne sommes pas éternels.

Des questions portées par la vraie vie. Pas celle qu’on nous montre dans les pubs, qu’on nous sert dans des pots de bébés ou de boites de conserves. Pas celle supposée être la vie « normale »  qui se tient toute seule attachée  à une laisse avec une muselière en attendant qu’un supposé Maitre ou une supposée Maitresse la siffle.

Franck Unimon, ce dimanche 28 septembre 2025.

 

 

 

 

 

 

 

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