Croire aux fauves
Terminer un livre. Il n y a pas plus illusoire. Il y a lâidĂ©e dâune victoire. Alors que chaque livre devrait nous Ă©jecter de ce genre de croyance. Etre une frontiĂšre, une trajectoire. Et nous rapprocher du rĂȘve.
Mais nous ne rĂȘvons plus, nous dit Nastassja Martin dans son livre, Croire aux fauves. Nous laissons les atomes et les pixels de nos vies modernes rĂȘver des traces Ă notre place.
A la fin de ma lecture de Croire aux fauves, il y a quelques jours, jâĂ©tais hĂ©bĂ©tĂ© :
JâĂ©tais incapable de me sortir -dâen parler- de ce livre de 151 pages de taille moyenne.
Depuis, jâai cherchĂ© un autre mĂ©dicament, commencĂ© Ă tourner dâautres pages sans rĂ©ussir Ă me dĂ©cider vraiment :
Les Chamans ( Hier et Aujourdâhui) de Jean-Patrick Costa.
LâApothĂ©ose des vaincus ( Philosophie et champ jazzistique) de Christian BĂ©thune.
Catherine Ringer Et les Rita Mitsouko de Stan Cuesta (avec une prĂ©face dâAlfredo Arias)
Ecrit sur la bouche de Claude Olievenstein
Deep de James Nestor
LâAn V de la RĂ©volution algĂ©rienne de Frantz Fanon dont Abdel Raouf Dafri mâa parlĂ© lors de son interview pour son film Qu’un sang impur… qui sort demain ( Interview en apnĂ©e avec Abdel Raouf Dafri ).
Mon pĂšre, ce tueur de Thierry Crouzet
Alors, je passe un peu dâun livre Ă un autre, comme un alpiniste passerait dâune montagne Ă une autre. Dans le Ecrit sur la bouche dâOlivenstein, publiĂ© en 1995, il y a cette phrase, page 15 : « La bouche garde le souvenir de notre passĂ© (âŠ) ».
Cela peut correspondre avec ce quâĂ©crit Nastassja Martin en 2019 dans son livre Croire aux fauves, page 113 :
« Le fauve mord la mùchoire pour rendre la parole ».
Dans Deep, je suis tombĂ© sur ce passage qui raconte que le Capitaine Cook avait embarquĂ© pour un de ses voyages, le chef dâune tribu « primitive ». Non seulement, celui-ci lui avait fait dĂ©couvrir un certain nombre de « mondes » (dâautres contrĂ©es) en les lui montrant sur la carte. Mais, quel que soit lâendroit oĂč ils se trouvaient sur la mer, ce « chef » restait capable de situer exactement sur la carte lâendroit oĂč se trouvait son « pays ».
Toujours dans le mĂȘme livre, James Nestor nous parle dâune autre tribu (aborigĂšne ?) qui, dans son langage quotidien, intĂ©grait en permanence les points cardinaux : nord, sud, ouest, est.
Si je me fie Ă ma pensĂ©e cartĂ©sienne dâoccidental parisien Ă©duquĂ©, « normal », bornĂ© et « responsable » de 2020, je dirais que ces sujets et ces livres font partie de mes envies dâexotisme du moment en pleine pĂ©riode des soldes dâhiver. Et que Nastassja Martin, anthropologue, brillante Ă©tudiante, Ă©lĂšve de Philippe Descola, formĂ©e Ă la psychanalyse, sĂ»rement une trĂšs belle femme à « lâorigine », trĂšs bonne alpiniste, russophone et sans doute capable de parler dâautres langues en plus du Français, dâun ( trĂšs) bon milieu social, guidĂ©e par son arrogance et son sentiment de supĂ©rioritĂ©, sâest Ă nouveau aventurĂ©e sur un territoire encore sauvage, dans les montagnes du Kamtchatka ; a fait le voyage de trop en aout 2015 et est tombĂ©e sur un ours qui lâa dĂ©figurĂ©e. Elle lui a rĂ©sistĂ© et, les yeux fermĂ©s, avec son piolet, a rĂ©ussi Ă le blesser. Autrement, il lâaurait sans doute tuĂ©e. Lâours sâest Ă©chappĂ©. Nastassja Martin est une combattante et une survivante. Elle raconte ce que cette rencontre lui a donnĂ© dans la peur et dans la douleur. Sans voyeurisme et sans exhibitionnisme.
Si je laisse tomber cette corde de pensĂ©e, je dirais que je suis en ce moment incapable de regarder un film et de me fixer sur un livre parce-que la poussĂ©e animiste du livre de Nastassja Martin mâĂ©pouse et me rappelle une histoire perdue qui vient de loin. Mais je ne lâai pas encore Ă©crite :
Nous sommes surtout douĂ©s, dĂ©sormais, pour savoir nous repĂ©rer et nous rĂ©pĂ©ter dans des administrations et des magasins. Pour nous cantonner Ă certaines de nos fonctions et Ă certaines actions Ă des horaires et des pĂ©riodes paramĂ©trĂ©s. Alors que pour vivre nous devrions plus nous inspirer de nos rĂȘves que des murs qui nous regardent.
Nastassja Martin, encore, dans son Croire aux fauves, page 121 :
« (âŠ.) personne nâa Ă©coutĂ© Antonin Artaud qui, pourtant, avait raison. Il faut sortir de lâaliĂ©nation que produit notre civilisation. Mais la drogue, lâalcool, la mĂ©lancolie et in fine la folie et/ou la mort ne sont pas une solution, il faut trouver autre chose. Câest ce que jâai cherchĂ© dans les forĂȘts du nord, ce que je nâai que partiellement trouvĂ©, ce que je continue de traquer ».
Franck Unimon, ce mardi 21 janvier 2020.