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Etat Satisfaisant

Etat Satisfaisant

 

 

Ils sont seulement deux dans la rue à fumer du tabac. Je m’adresse au premier, mince, la trentaine. Je ne suis pas du coin. « Vous voulez quoi ? ». Je veux manger. Il réfléchit. Un troisième homme, peut-être plus âgé, plus imposant physiquement, sort pour lui parler. Mon interlocuteur sort un ou plusieurs billets. L’homme repart en se contentant de ce qu’il vient de recevoir. Puis, mon interlocuteur me fait une suggestion. J’acquiesce. J’entre pratiquement à sa suite. Dedans, tout est plein de monde attablé, son verre et son repas devant lui. Femmes, hommes. Tout le monde est assis. Aucun enfant. L’intérieur est un peu cheap. Personne ne danse. Personne ne sourit. Personne ne rit. C’est la fête. C’est le 25 décembre. C’est Noël.

Je porte un sac assez volumineux. On me bouscule sans ménagement en passant. L’allée est étroite. Pas un pardon. C’est de ma faute. Je ne suis pas chez moi et mon sac gêne. Je ne fais pas d’histoires.

Quelques mètres devant moi, j’aperçois mon interlocuteur faire la bise à quelqu’un puis disparaitre. Je ne le reverrai plus. Sur deux écrans passent la même vidéo. Difficile de savoir si le clip est passé et date d’une vingtaine d’années ou si la qualité de la VHS a été abandonnée dans quelque terrain vague. Après un chanteur qui se déhanche de façon rétro, des hommes en treillis et torse nu dansent sur scène du coupé-décalé   avec une gestuelle et une fierté martiales. Certains se jettent par terre et se remettent sur pied sans le moindre tourment et prêts à recommencer. Je suis le seul être captivé. Je suis époustouflé devant cette découverte pourtant datée. Bien entendu, je savais ce qu’était le coupé-décalé. Mais j’y vois désormais une vitalité cachée aux yeux du plus grand nombre dans cette ville et néanmoins banale dans ce restaurant. Dans ce restaurant, nous sommes en Côte d’Ivoire ou quelque part en Afrique noire. De l’autre côté de la frontière, en traversant la rue, un restaurant béninois désert avec seulement trois clients. Lorsque je tourne un peu la tête dans la salle, une femme, parmi les clients, me regarde. Je crois avoir été reconnu à ma façon de me tenir. Je ne suis pas d’ici. En Guadeloupe, rien qu’à notre façon de marcher, il est possible de savoir si l’on est du pays ou si l’on « vient de France ». Alors, ici, parmi tous ces locaux, je ne me fais aucune illusion.

La serveuse me demande ce que je veux emporter. Elle me répond que la machine à carte ne marche pas. Elle me la désigne dans un coin près de la caisse. Comme si le simple fait pour moi de la voir valait confirmation de ses dires. Je la crois. Je la remercie et m’en vais en lui disant que je vais revenir. Une fois dehors, je change d’avis. Je n’ai pas envie d’aller chercher de l’argent dans un distributeur.

 

Quand je reviens sans mon sac quelques minutes plus tard, un homme blanc passe devant le restaurant sans s’arrêter. Il sait où aller alors qu’il s’éloigne aussi facilement qu’une raie Manta. Assez grand, blouson noir, pantalon noir, il est alors pour moi le reflet d’un monde qui passe devant un autre monde sans le percevoir ou s’en émouvoir. Comme lui, je fais de même tous les jours et, ce, plusieurs fois par jour. Depuis des années. Cela fait plus de neuf ans que je passe près de ce restaurant dans le 18ème arrondissement de Paris. Et c’est la première fois que j’y entre.

Je pense à Basquiat et à ses voyages en Afrique. Mais impossible d’en discuter avec la serveuse quand elle m’apporte mon repas enveloppé dans plusieurs feuilles d’aluminium disposées dans un sac en plastique. Quatre exactement. Une pour les « condiments », une pour le piment, une pour l’Attieke, et une pour le poisson. Entretemps, j’ai lu l’avis des instances sanitaires qui ont inspecté le restaurant :

« Etat satisfaisant ».

 

Au moment de partir, je guette un sourire de celui qui semble être le patron et qui tient la caisse. Il a alors dans les mains quelques billets. Mais celui-ci n’a de sourire que pour son argent – ce soir, les affaires sont sans doute très bonnes- et s’il me regarde, c’est plutôt avec étonnement voire un peu de méfiance : je pourrais peut-être convoiter sa richesse du soir. Je renonce très vite aux politesses d’usage lorsque, ravi, le client servi s’en va.

Dans mon service, une fois les quatre feuilles d’aluminium dépliées sur la table, je découvre un repas pour deux personnes. Mais ma collègue et amie a déjà mangé. Néanmoins, elle est tentée par les « condiments ». Elle déchante en les goûtant. Ceux-ci sont constitués d’un piment cru, vert, serpent au venin assez puissant qui me surprend aussi en dépit de mon éducation culinaire. A côté, le piment officiel fourni avec le repas fait figure de sauce tomate. Mais le repas est bon. Le voyage en Afrique a lieu pour 15 euros.

 

J’ai ensuite un petit peu d’appréhension compte tenu de ce que je ressens dans mon estomac. Mais le lendemain et les jours suivants, je suis encore vivant.

Franck Unimon, ce dimanche 30 décembre 2018.

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