
Leave no Trace
Instinctivement, et avec un petit peu de chance, pour survivre Ă une guerre, il est peut-ĂȘtre nĂ©cessaire de prĂ©fĂ©rer sa vie Ă son Ăąme. Plus tard, oĂč que lâon soit, notre Ăąme saura nous rappeler ce choix : il n y a pas de meilleure proie pour elle que celle ou celui que lâon croĂźt ĂȘtre. Le trauma ou la culpabilitĂ© feront alors partie des tomahawks de notre Ăąme. Et nos parcours de reconnaissance, les plus prudents comme les plus sophistiquĂ©s, seront plus dâune fois pris de court par la trajectoire de ses tomahawks.
Leave no trace raconte lâhistoire dâun pĂšre et de sa fille Tom, adolescente. Tous deux ont dĂ©cidĂ© de vivre en autarcie en pleine nature, dans les Etats-Unis dâaujourdâhui, Ă lâabri des hostilitĂ©s du monde urbain contemporain. Ils ont rompu le fil avec la toile dâinternet, des rĂ©seaux sociaux et des multiples mutations technologique comme avec la toile de Spiderman. Bien que blancs, leur mode de vie est bien plus proche de celui des AmĂ©rindiens dâavant lâarrivĂ©e des colons europĂ©ens et du dĂ©part du gĂ©nocide que du mode de vie rĂ©siduel des geeks. A les voir aussi bien rĂŽdĂ©s dĂšs le dĂ©but du film, on comprend que cela fait dĂ©ja un bail que ça dure. Pour nous, citadins remorquĂ©s par toute une gestuelle industrielle et administrative, leur quotidien sera lâĂ©quivalent de vingt fois le sommet de lâAnnapurna et de plusieurs gĂ©nĂ©rations dâexistences Ă la dure. Pour eux, vivre de cette façon est tout ce quâil y a- Ă peu prĂšs- de plus normal. Ils ne lisent donc pas les diverses chroniques du site UrbanTrackz et nâen nâentendront sans doute jamais parler. En plus, ils nâont mĂȘme pas la radio. Mais quelques livres dont un dictionnaire.

Dans son film Winter’s Bone (rĂ©alisĂ© en 2010), dĂ©jĂ , qui avait fait connaĂźtre lâactrice Jennifer Lawrence et lui avait ensuite permis en Ă peu prĂšs cinq ans, top chrono, de devenir une actrice oscarisĂ©e et remarquable, la rĂ©alisatrice Debra Granik, mettait en scĂšne la « relation » de Ree, jeune femme de 17 ans, avec son pĂšre. La jeune Ree (lâactrice Jennifer Lawrence, donc), aĂźnĂ©e de plusieurs enfants, vivait dans cette AmĂ©rique- blanche- oubliĂ©e ou profonde, rurale et rĂ©gulatrice de ses propres lois. Cette AmĂ©rique, dans la forĂȘt des Ozarks, Ă©tant lâune des rĂ©vĂ©latrices et des cicatrices dâun certain inconscient amĂ©ricain.
Au dĂ©but de Winter’s Bone, Ree apprenait que leur pĂšre, « ancien dealer », avait mis leur maison en caution et quâils risquaient donc lâexpulsion (ça vous rappelle un chouĂŻa The Hunger Games ?). Cela la dĂ©cidait Ă sortir de la maison et Ă partir Ă la recherche de leur pĂšre parti plus longtemps que dâhabitude. Dehors, dans ce patelin de lâEtat du Missouri, la frĂ©quentation de la famille paternelle sâavĂ©rait ĂȘtre un danger potentiel parmi dâautres :

Le frĂšre aĂźnĂ© du pĂšre ( lâacteur John Hawkes, trĂšs bon dans ce rĂŽle et si diffĂ©rent de celui quâil tient dans Moi, toi et les tous autres de et avec Miranda July, 2005) Ă©tant la version humaine dâun loup trĂšs superficiellement socialisĂ© et pouvant se montrer aussi menaçant que violent.

Dans Leave no trace, la jeune Tom (lâactrice Thomasin Mc Kenzie) et lâacteur Ben Foster vont un peu plus loin dans la relation entre un pĂšre et sa fille. Dans une forĂȘt, ils dorment cĂŽte Ă cĂŽte dans une mĂȘme tente en pleine nature Ă lâĂ©cart de tous et entretiennent entre eux la mĂȘme relation fusionnelle et symbiotique que celles quâils fondent avec cet environnement naturel situĂ© aux abords de la ville de Portland, Oregon. Ils y ont Ă©tabli leur campement provisoire. On pourrait les voir comme des espĂšces de babas cool ; comme un pĂšre et une fille ayant une relation incestueuse ou comme ces nombreux « Ă©vaporĂ©s » de la sociĂ©tĂ© japonaise qui font partie des dĂ©classĂ©s de la sociĂ©tĂ©.

Rambo: first blood
1982
RÂal. : Ted Kotcheff
Sylvester Stallone
Collection Christophel Photo issue du site allociné
On pourrait aussi voir ce film comme une dĂ©clinaison du personnage de Rambo vivant dans la forĂȘt avec sa fille puisque le type dâentraĂźnement que le pĂšre (lâacteur Ben Foster), ancien vĂ©tĂ©ran de guerre (en Irak ou en Afghanistan ? Ce nâest pas prĂ©cisĂ©) enseigne Ă sa fille marche sur ses traces :
Leave no Trace.

LâĂąge un peu plus juvĂ©nile du personnage de Tom par rapport au personnage de Ree rappelle aussi celui de Hanna rĂ©alisĂ© par Joe Wright en 2011 avec lâactrice Saoirse Ronan dans le rĂŽle principal face Ă Eric Bana et Cate Blanchett.

Mais dans Leave no Trace, Debra Granik dĂ©limite trĂšs bien son sujet : on nâest ni dans une relation incestueuse et ni dans un film de Rambo. Et câest une des nombreuses habilitĂ©s de son film qui, pourtant, par certains cĂŽtĂ©s, en tant que rĂ©alisatrice, rappelle aussi le cinĂ©ma dâune Kathryn Bigelow pour sa capacitĂ© Ă savoir filmer, quand lâhistoire le nĂ©cessite, un certain mode de contact classifiĂ© comme « viril » et « masculin ». Mais Debra Granik donne plus dâimportance aux femmes et Ă la relation. Kathryn Bigelow est plus portĂ©e sur la « castagne ».

DĂ©mineurs qui donnera lâOscar en 2010 Ă Kathryn Bigelow est plutĂŽt un film de « mec » rĂ©alisĂ© par une femme. Pendant que dans le cinĂ©ma dâun Jeff Nichols (Take Shelter, Mud, Midnight Special), ce sont plutĂŽt des hommes qui, malgrĂ© leur sensibilitĂ© maternelle et leur vulnĂ©rabilitĂ©, restent maitres de leur destin en faisant des sacrifices.
Dans Leave no Trace, Lâintervention des Rangers et leur façon dâentrer en contact, de façon « virile » et « masculine », avec le pĂšre de Tom et celle-ci dans la forĂȘt, succĂšde ici Ă lâintervention de lâarmĂ©e amĂ©ricaine ou des des cow-boys du temps de la colonisation des Etats-Unis au dĂ©triment des AmĂ©rindiens. Sauf quâici, le pĂšre de Tom, ancien vĂ©tĂ©ran de lâarmĂ©e qui a donc sans doute pratiquĂ© ce mĂȘme genre dâintervention Ă lâĂ©tranger, est ici lâĂ©gal de lâAmĂ©rindien dĂ©logĂ© de son rĂȘve terrestre. TraquĂ©, capturĂ© puis persĂ©cutĂ© par un Etat amĂ©ricain quâil a contribuĂ©- comme des milliers dâautres- Ă maintenir puissant et omniprĂ©sent au delĂ de ses frontiĂšres, le pĂšre de Tom se retrouve rĂ©introduit de force avec elle dans ce rĂȘve amĂ©ricain quâil avait dĂ©cidĂ© de fuir et dont il a voulu, coĂ»te que coĂ»te, la prĂ©server.
Dans Leave no trace, lâennemi nâest pas le Noir, le Latinos, lâHomosexuel, le transexuel, le musulman, le Mormon, le tueur en sĂ©rie, le dealer, le proxĂ©nĂšte, la bande rivale, le mafieux ni mĂȘme le marginal ou la femme. Mais bien lâEtat AmĂ©ricain, son consumĂ©risme, et sa norme dominante qui sont ce rĂȘve quâil entend continuer de perpĂ©tuer et dâimposer Ă marche forcĂ©e avec une bienveillance aussi sincĂšre quâinquiĂ©tante Ă ses citoyens.
Cette bienveillance bien rÎdée, bien éduquée, aussi puissante économiquement que psychiquement, est bien entendu un poison invasif aussi destructeur que le glyphosate dans les cultures ou le plastique dans les océans :
Tom et son pĂšre, comme les AmĂ©rindiens, font lâexpĂ©rience- obligĂ©e- de la vie dans une rĂ©serve. A partir de lĂ , on « sait » que cette expĂ©rience aura des effets contraires et secondaires sur Tom et son pĂšre. Et que celui-ci, comme nâimporte quel parent devant son enfant devenu adolescent puis adulte, va bientĂŽt ĂȘtre touchĂ© par lâobsolescence malgrĂ© tous ses combats et tous ses souhaits pour son enfant. Car ses projets de vie sociale comme ceux proposĂ©s par lâEtat amĂ©ricain finissent par tourner dans le vide. Ce vide est fait de mort et de dĂ©pression. Face Ă cette mort et Ă cette dĂ©pression, le pĂšre de Tom propose et impose une marche et une fuite perpĂ©tuelle, concrĂšte et nomade dans la nature. Sur le territoire amĂ©ricain, il est restĂ© ce soldat engagĂ© dans une guerre par lâEtat amĂ©ricain hors du territoire amĂ©ricain quelques annĂ©es plus tĂŽt et qui continue de chercher Ă prĂ©server sa survie. Cette guerre est un Tomahawk dont lâimpact quelque peu mystique lui a pris sa vie, lui laissant lâĂ©clat apparemment intact de son corps et de certaines convenances sociales telles que la politesse. Mais les Ă©lans chaloupĂ©s du titre Natural Mystic de Bob Marley ont malheureusement Ă©tĂ© largement arrachĂ©s par lâimplantation dâun lancinant syndrome post-traumatique ou PTSD en Anglais.
Cette guerre qui sĂ©questre le pĂšre de Tom est une fenĂȘtre aussi impossible Ă refermer quâĂ expulser. Soit tout le contraire de son corps dont la prĂ©sence sur le sol amĂ©ricain dĂ©range les Lois de lâEtat amĂ©ricain. Son corps sans dĂ©rogation peut donc ĂȘtre expulsĂ© ou manipulĂ© par les rangers ou sollicitĂ© par les forces sociales qui essaient de le rĂ©insĂ©rer dans un bercail (la rĂ©serve, un mĂ©tier imposĂ©) qui est en contradiction avec ses entraillesâŠmais qui sĂ©duit et rassure en partie sa fille, Tom, la moitiĂ© saine de ses entrailles, qui est la seule personne avec laquelle son esprit accepte et souhaite encore ĂȘtre reliĂ©. Si le professeur Xavier des X-Men Ă©tait lĂ , il dirait Ă propos du pĂšre de Tom que celui-ci refuse de le laisser entrer dans ses pensĂ©es et ses Ă©motions.
De son cĂŽtĂ©, face Ă la mort Ă la dĂ©pression, lâEtat amĂ©ricain, lui, propose et impose Ă ses citoyens, sĂ©duits ou forcĂ©s, de rester reliĂ©s Ă une fuite perpĂ©tuelle, concrĂšte et sĂ©dentaire dans le consumĂ©risme et une certaine vie urbaine et connectĂ©e. Il faut se rappeler que des citoyens tels que Edward Snowden ou Bradley Manning( dĂ©sormais Chelsea Manning), considĂ©rĂ©s comme des traitres Ă la Nation amĂ©ricaine ou comme des « lanceurs dâalerte », sont au dĂ©part des citoyens amĂ©ricains. Mais aussi des militaires particuliĂšrement compĂ©tents dans le domaine informatique.
Ce nâest peut-ĂȘtre pas un hasard si un Edward Snowden, par exemple, hyper-connectĂ©, apparemment plus Geek et plus urbain que nomade, et semblant plus proche de la figure fictive lambda du civil Mr Anderson ( NĂ©o sous son pseudo) dans Matrix (1999) des ex-frĂšres Wachowski (dĂ©sormais Lana et Lilly) que du pĂšre de Tom dans Leave no Trace, est au dĂ©part un citoyen amĂ©ricain :
Pour parodier un peu les ex-frĂšres Wachowski, Edward Snowden, en Ă©tant dans la « vraie vie » un des agents actifs au sein de « la matrice » des services secrets amĂ©ricains, Ă©tait particuliĂšrement informĂ© de cette maniĂšre dont nous sommes constamment privĂ©s de nos libertĂ©s individuelles et de nos possibilitĂ©s rĂ©elles de nous Ă©panouir en tant quâindividus malgrĂ© les vitrines, les Ă©crans, les selfies, mais aussi les crĂ©dits, et les miroirs sĂ©duisants et rassurants oĂč nous prenons plaisir Ă rester captifs pendant des heures, de nuit comme de jour, seuls ou avec nos proches et nos aussi nombreux que «virtuels », rĂ©els ou Ă©phĂ©mĂšres amis et connaissances.
Et, afin de prĂ©venir tout malentendu, il faut aussi voir les religions, les partis politiques, la façon dont on les pratique, certaines associations, sectes, groupes et organismes auxquels on sâidentifie comme faisant aussi, potentiellement, partie de ces « vitrines, Ă©crans, selfies et miroirs sĂ©duisants oĂč nous prenons plaisir Ă rester captifs⊠» car ils nous servent dâantidĂ©presseurs et dâanxiolytiques. Notre mode de vie connectĂ© nous laisse en effet souvent la libertĂ© de choisir entre une certaine dĂ©pression et une certaine parano ambiante avec plein dâilots de consommation au milieu afin de nous ressourcer.
Dans Leave no Trace, Tom, grĂące aussi aux apprentissages quâelle a faits aux cĂŽtĂ©s de son pĂšre, a cernĂ© ces miroirs aux alouettes. Ceux de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine ainsi que ceux de son pĂšre, qui se rĂ©vĂšle, malgrĂ© ses extraordinaires compĂ©tences pour la survie, ĂȘtre une sorte de petit poucet, incapable de se retrouver un foyer. Parce-que ses plaies sont devenues son vĂ©ritable foyer. Et Tom a compris quâelle ne pourra pas lâaider davantage Ă se sĂ©parer de ce foyer.
On pourrait reprocher au film dâĂȘtre une apologie idĂ©alisĂ©e du mode de vie survivaliste car il est vrai que Debra Granik nous montre une vision plutĂŽt apaisĂ©e et « peace and love » de cette tendance. Lâargent est ici dĂ©laissĂ© ou seulement utilisĂ© ponctuellement lorsque lâon doit en repasser, furtivement, par le « continent » de la sociĂ©tĂ© de consommation qui ressemble alors Ă une gigantesque Ă©tendue dĂ©lĂ©tĂšre. La prioritĂ© est donnĂ©e Ă lâentraide, la spiritualitĂ©, la tranquillitĂ©, lâacceptation des autres et Ă la cohabitation avec la nature.
Tom est aussi une de ces ados « modĂšles » que le cinĂ©ma nous pond rĂ©guliĂšrement. MĂȘme si Leave no Traceappartient plus au cinĂ©ma dâauteur ou dit indĂ©pendant quâau cinĂ©ma grand spectacle. On peut concevoir que sa relation privilĂ©giĂ©e avec son pĂšre, faite dâaffection rĂ©ciproque, alors que tant dâenfants souffrent de lâabsence et du manque de complicitĂ© avec leurs parents, puisse expliquer une telle harmonie. Mais, en gĂ©nĂ©ral, dans la « vraie vie », lorsque lâon vit vingt quatre heures sur vingt quatre, en exclusivitĂ© avec celles et ceux quâon aime, mĂȘme Ă lâair libre, on finit par se crĂ©er quelques embrouilles Ă deux balles. Alors, on en dĂ©duira que Debra Granik a voulu adoucir un peu lâhistoire suffisamment chargĂ©e comme ça.
Car Leave no Trace est peut-ĂȘtre un titre trompeur.
AprĂšs la guerre contre les Anglais pour obtenir son indĂ©pendance, aprĂšs la traite NĂ©griĂšre et les Etats esclavagistes, aprĂšs le gĂ©nocide des AmĂ©rindiens, lâEtat AmĂ©ricain, PremiĂšre puissance mondiale, semble incapable dâenrayer sa marche guerriĂšre hors de ses frontiĂšres comme Ă lâintĂ©rieur de ses terres. Ses citoyens mutilĂ©s, lynchĂ©s, dĂ©portĂ©s, massacrĂ©s et oubliĂ©s en sont les multiples traces.
Cet article a été rédigé avec une pensée particuliÚre pour Aude et Pierre.
Franck Unimon, lundi 18 novembre 2019.