Lieux communs du 15 août
Ce 15 aoĂ»t, il est entrĂ© dans le mĂ©tro. Les deux titres quâil a jouĂ©s -et avait dĂ©jĂ probablement jouĂ©s des milliers de fois- nâĂ©taient pas de lui. En guise de prĂ©liminaires, des artistes avaient dĂ©limitĂ© le terrain plusieurs annĂ©es auparavant. Peut ĂȘtre avant sa naissance et sa rĂ©sistance.
CâĂ©tait les chants fracturĂ©s de sa vie. Des wagons quâil essayait peut-ĂȘtre encore de raccrocher. Et que jâai aussitĂŽt Ă©coutĂ©s.
CâĂ©tait la premiĂšre fois que le voyais. La premiĂšre fois que je lâentendais. Et sĂ»rement aussi la derniĂšre fois. Câest ce que je crois. Il nous faut souvent plusieurs fois pour bien nous rappeler dâun nom, dâun visage, dâun usage ou dâune rencontre.
Peut-ĂȘtre pour contrer ça, jâai trĂšs vite sorti mon appareil photo. Jâaurais pu faire sans. En Ă©crivant. Mais je me rendais au travail. Il Ă©tait peu frĂ©quent que je passe par lĂ . Et jâĂ©tais un peu en retard. Il me fallait une image. Une marge. Dâautant plus que, comme lui avec ces deux titres, les mots de cet article, je les ai dĂ©jĂ employĂ©s des milliers de fois.
Je lui ai fait signe. Il mâa vu et mâa rapidement fait comprendre quâil acceptait que je le prenne en photo. Je ne connais pas son nom, ni son Ăąge ni son histoire. Tout ce que je sais et ce que je vois, câest comment il est « dressĂ© » (« habillĂ© »). Comment il est fait ; quâil chante du Blues en Anglais ou en AmĂ©ricain et quâil a la guitare appropriĂ©e. Et en passant plus tard entre nous, aprĂšs que je lui aie donnĂ© une piĂšce, il me donnera, en Anglais, les deux noms des artistes dont il a interprĂ©tĂ© les titres.
Je nâen saurai pas plus. Et ça me suffira pour quelques minutes et davantage. ça mâapportera plus que ce que jâai en commun avec des millions de gens. Cette partie de ma vie oĂč je mâentraĂźne souvent Ă ĂȘtre un dĂ©funt plutĂŽt quâun ĂȘtre vivant.
Le Blues vient de lâAfrique. Câest ce que jâai lu et entendu dire. Je nâai pas lâimpression que les deux noirs africains prĂ©sents dans le mĂ©tro pressentent une Ă©motion particuliĂšre devant ce chanteur. OĂč alors ils sont trĂšs pudiques. La pudeur « africaine »âŠ.
Peut-ĂȘtre ces deux passagers africains ont-ils tout simplement dĂ©passĂ© la station du Blues depuis trĂšs longtemps. Car ils le vivent depuis tant d’agrĂ©gations que, pour eux, ça nâa plus rien dâexceptionnel. Alors que ça semble exceptionnel pour ce chanteur, blanc, qui a dĂ©couvert le Blues « rĂ©cemment ».
Peut-ĂȘtre aussi que le Blues de ce 15 aout et dont nous parlons en occident est-il une invention de « Blanc occidental » ? Les restes bazardĂ©s du Blues originel. Un peu comme ce quâil peut rester dâune crĂ©ation, dâune bizarrerie ou dâune particularitĂ© individuelle, linguistique ou culturelle brute aprĂšs son industrialisation, son concassage, sa standardisation et sa commercialisation. Un Ă©chantillon.
Je crois me rappeler quâau dĂ©part, le Blues Ă©tait plutĂŽt une musique peu convenable. Donc interdite sur les lieux officiels et publics, les jours dâaffluence comme en plein jour. Comme le Gro-Ka. Comme le Maloya. Comme le Rock ensuite. Puis comme le Rap. Comme toute forme et force dâexpression identitaire et culturelle intestine qui dĂ©range une norme et une forme de pensĂ©e militaire, Ă©conomique, sociale et religieuse dominante.
AprĂšs lâadministration du traitement de choc- ou de cheval- de lâindustrialisation, du concassage, et de la commercialisation, on viendra ensuite dĂ©plorer que telle source, tel Art, telle culture ou telle personne a perdu son Ăąme et sâest tarie. Quâelle est devenue polluĂ©e ou insipideâŠ.
Peut-ĂȘtre que ces remarques sont des conneries dominantes. Et quâil suffit dâĂ©couter avec ses oreilles sans chercher Ă faire pschitt et son show en jouant avec des « shit holes » : avec les trous Ă merde de certaines Ă©lucubrations.
Plus quâune opposition chronique et manichĂ©enne entre noirs et blancs, et entre Occident et Afrique, cette anecdote avec ce chanteur de « mĂ©tro » est Ă nouveau le constat de lâĂ©chec rĂ©pĂ©tĂ© de certains aspects de notre « modernitĂ© » :
Les transports en commun sont un formidable et indiscutable moyen de déplacement. Internet et les réseaux sociaux font désormais partie de nos transports en commun.
Mais nous sommes souvent les marchandises et les prisonniers communs de nos transports en commun.
Et nous sommes des marchandises et des prisonniers Ă©blouis par des ailleurs qui sont sĂ»rement assis Ă quelques mĂštres de nous. Mais nous ne les voyons pas. Nous ne les reconnaissons pas. Parce que nous avons dâautres connexions Ă faire. Il nâest pas certain que mĂȘme ce chanteur parti au bout de deux chansons pourtant calibrĂ©es pour s’Ă©vader sâen sorte mieux que nous :
On peut passer sa vie Ă ĂȘtre Ă lâheure Ă nos rendez-vous et, finalement, avoir nĂ©anmoins plusieurs trains ou plusieurs mĂ©tros de retard.
Parfois, pour essayer de changer de vie et de boulons, certaines personnes dĂ©cident de tout faire sauter. Dâautres se jettent sur les rails. Dâautres encore agressent physiquement et moralement dâautres personnes ou les volent. Il sâagit heureusement dâune minoritĂ©. Ăa crĂ©Ă© du changement chez certaines personnes. Mais ça crĂ©Ă© aussi beaucoup de traumatismes qui pousseront peut-ĂȘtre dâautres personnes Ă vouloir ensuite tout faire sauter, se jeter sur les rails, agresser et voler leur entourageâŠ
ArrivĂ© Ă ma station de mĂ©tro, jâai fait comme la plupart des gens. Je me suis descendu calmement dans un coin puis je suis allĂ© travailler.
Franck Unimon, mercredi 19 aout 2020.