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L’instinct de vie

 

                                     

« Les souvenirs deviennent-ils les dĂ©mons du sujet qui les garde ? » se demande Patrick Pelloux dans son livre L’instinct de vie ?

 

Si le « diable » – ou ce qui en est pour nous l’agent permanent- avait souhaitĂ© faire de la tĂȘte de Patrick Pelloux un passage cloutĂ© de tourments, il ne s’y serait pas pris autrement :

 

MĂ©decin urgentiste engagĂ© et « connu » au moins depuis 2003 pour avoir alertĂ© les mĂ©dias des consĂ©quences sanitaires de la canicule, auteur de plusieurs ouvrages relatifs au monde de la SantĂ©, Patrick Pelloux Ă©tait aussi un chroniqueur attitrĂ© de Charlie Hebdo depuis plusieurs annĂ©es lorsqu’eut lieu « l’attentat de Charlie Hebdo » ce 7 janvier 2015. Puis celui de l’hyper cacher de Vincennes aprĂšs l’assassinat la veille de la policiĂšre Clarissa Jean-Philippe.

Dans ce livre de 174 pages dĂ©coupĂ© en quatorze chapitres- publiĂ© en 2017 soit environ deux ans aprĂšs l’attentat- Patrick Pelloux prend le parti de s’inspirer de sa dĂ©marche personnelle de reconstruction aprĂšs l’attentat du 7 janvier :

Rappelons qu’il Ă©tait ce jour-lĂ  en pleine rĂ©union professionnelle non loin du journal Charlie Hebdo. Sans cette rĂ©union, il se serait trouvĂ© au journal parmi ses collĂšgues et amis lorsque les terroristes sont arrivĂ©s, ont assassinĂ© et meurtri.

Charlie Hebdo Ă©tait Ă  la fois un peu sa maison et son territoire. Son « chez nous » comme dans tout service ou toute entreprise oĂč des employĂ©s se sentent « bien » comme en couple ou en famille. Soit une expĂ©rience encore plutĂŽt courante dans le monde du travail oĂč se crĂ©ent pour le meilleur et pour le pire bien des histoires affectives et amicales entre collĂšgues.

Ce 7 janvier 2015, sa trĂšs grande proximitĂ© affective avec les personnes du journal, sa grande proximitĂ© gĂ©ographique et son sens de l’engagement professionnel plus que prononcĂ© (ce qui lui vaut et lui a aussi valu certaines inimitiĂ©s professionnelles et politiques) sont sans doute ce qui l’a incitĂ©- il lui Ă©tait impossible de rĂ©agir autrement- Ă  intervenir avec d’autres professionnels urgentistes sur les lieux. Avant que les lieux soient sĂ©curisĂ©s nous apprend t’il dans son livre :

Lorsque d’autres professionnels urgentistes et lui sont entrĂ©s dans le journal ce jour-lĂ , ils ignoraient si les terroristes y Ă©taient encore prĂ©sents. Attitude hĂ©roĂŻque, suicidaire ou tĂ©mĂ©raire ? Cet article a d’autres volontĂ©s que ce « dĂ©bat » qui, mĂȘme avec de grandes prĂ©cautions, se rapprocherait du jugement moral et facile que dĂ©tiennent gĂ©nĂ©ralement les personnes bien planquĂ©es Ă  distance des frontiĂšres de l’horreur. Dans les faits, dans la mĂȘme situation, si l’accĂšs au journal avait Ă©tĂ© «libre», d’autres personnes trĂšs impliquĂ©es affectivement avec les victimes, mĂȘme non qualifiĂ©es mĂ©dicalement, auraient eu la mĂȘme rĂ©action que Patrick Pelloux et ces urgentistes professionnels. C’est lĂ  oĂč, pour Pelloux, le « diable » a pu largement faire son trou dans sa tĂȘte :

Le soignant, pour ĂȘtre Ă  mĂȘme d’ĂȘtre aussi « opĂ©rationnel » que possible, mais aussi pour pouvoir quitter la scĂšne clinique et retourner Ă  la vie civile – et chez lui- Ă  peu prĂšs indemne et frĂ©quentable- « sans » usure de l’ñme- doit pouvoir avoir une certaine distance affective avec ce qu’il voit et vit au travail. On peut d’ailleurs reprocher Ă  certains professionnels de la SantĂ© plutĂŽt aguerris et/ou performants une sorte « d’anesthĂ©sie » profonde voire une certaine indiffĂ©rence Ă©motionnelle et affective apparente ou patente. Le Monde de la SantĂ© tangue en permanence entre ces trois ou quatre modĂšles « parfaits » et extrĂȘmes du soignant :

L’un capable d’empathie et l’autre Ă  la technique administrative, diagnostique et gestuelle irrĂ©prochable mais au « cƓur », au regard et au rĂ©confort absents ou froids. Ces trois ou quatre modĂšles ( et d’autres) peuvent bien-sĂ»r coexister dans la moelle Ă©piniĂšre d’un mĂȘme soignant en une alchimie respirable mais cela est loin d’ĂȘtre une Ă©vidence et une science exacte et dĂ©finitive.

Pour Patrick Pelloux – dont au moins les Ă©crits et les chroniques attestent aussi de rĂ©elles prĂ©occupations humanistes- aprĂšs ce 7 janvier 2015 (et pour bien d’autres que lui) il Ă©tait impossible d’ĂȘtre Ă©motionnellement et affectivement absent. Pourtant, s’il avait la possibilitĂ© de retourner dans le passĂ© et de revivre cet Ă©vĂ©nement et le stress post-traumatique qui en a dĂ©coulĂ© depuis, on devine qu’il s’immergerait Ă  nouveau dans le Charlie Hebdo de ce 7 janvier 2015.

Ce dĂ©but d’article pourrait peut-ĂȘtre donner l’impression que L’Instinct de vie relate l’attentat de Charlie Hebdo de bout en bout ce jour-lĂ . Ce serait un malentendu:

L’instinct de vie est un kit destinĂ© Ă  aider Ă  la reconstruction morale, sociale, affective, psychologique et Ă©motionnelle. Il a Ă©tĂ© conçuavec des mots trĂšs simples– au moins pour aider celles et ceux qui ont Ă©tĂ© victimes d’attentats ou d’évĂ©nements traumatiques ainsi que leurs proches ou celles et ceux qui essaient d’apporter une aide en des circonstances similaires.

Pelloux le prĂ©cise : ce qui a Ă©tĂ© trĂšs difficile y compris pour des professionnels de la SantĂ© intervenant par exemple lors de l’attentat du Bataclan du 13 novembre 2015 ( ce jour-lĂ  ont aussi eu lieu des attentats au Stade de France ainsi que dans des rues du 1OĂšme et du 11 Ăšme arrondissement de Paris : 130 personnes – dont 7 des terroristes- ont Ă©tĂ© tuĂ©es et plus de trois cents blessĂ©s ont Ă©tĂ© hospitalisĂ©s ), c’est de devoir faire face- dans le monde civil- Ă  des scĂšnes cliniques et des situations habituellement « rĂ©servĂ©es » Ă  des zones de guerre. Le personnel de santĂ© civil dĂ©pĂȘchĂ© sur les lieux n’était pas prĂ©parĂ© Ă  faire face Ă  des blessures de guerre et Ă  une telle Ă©chelle. Et, les victimes ainsi que leur entourage ont dĂ» dĂ©couvrir Ă©galement Ă  une plus grande Ă©chelle le quotidien des personnes dĂ©veloppant un stress post-traumatique voire une nĂ©vrose traumatique.

Le livre de Pelloux « bĂ©nĂ©ficie » de son expĂ©rience de professionnel de la SantĂ©. Et de victime. Il donne donc un certain nombre de conseils. Ainsi que des repĂšres permettant Ă  d’éventuelles victimes, professionnels de la SantĂ©, proches et entourages de mieux comprendre ce qui peut se passer pour une victime. Quelques extraits en vrac :

« Les mots étaient doux avant. Soudain, tous les mots du monde ont été assassinés ».

« Tout a explosĂ©. Durant les premiers temps, on reste dans la sidĂ©ration. Impensable. L’entourage ne peut pas comprendre ou pas forcĂ©ment. (
). Ce n’est mĂȘme pas de la peur, c’est au delĂ . Un besoin de sĂ©curitĂ© extrĂȘme ».

« J’ai vu des choses que je n’aurais pas dĂ» voir. C’est cela qui fait le traumatisme. (
.) Analyser qu’il faudra vivre avec un drame, savoir qu’il est impossible d’oublier et que tout son ĂȘtre, toute sa psychĂ© devra apprendre Ă  vivre avec cette souffrance ».

« Il faut vivre les trois premiĂšres heures pour arriver Ă  respirer normalement, puis les trois premiers jours, puis les trois premiers mois. Pourquoi trois mois ? Parce que c’est sans doute la durĂ©e qu’il m’a fallu pour rĂ©ussir Ă  dormir deux heures de suite ».

« (
.) Ce dont j’ai besoin, c’est de lĂ©gĂšretĂ© et de douceur. Or, c’est peut-ĂȘtre la chose la plus compliquĂ©e Ă  offrir Ă  quelqu’un de traumatisĂ© ».

« (
) Ne dites jamais Ă  une victime : « ça va passer » ; « ça va aller mieux » ; « Tu vas oublier » ; « C’est la vie » ; « Y’a plus grave ».

« Ce stress dure plus longtemps qu’il n’est Ă©crit dans les articles scientifiques. Il dure des mois (
.). Cela fait deux ans que les flashs me reviennent, par moments. Il suffit d’un petit dĂ©tail. Qui les rĂ©active. Clac ! ».

« Qu’il est difficile d’aider une victime ! Il faudrait ĂȘtre lĂ  et ne pas ĂȘtre lĂ . A l’écoute. Sans poser de questions. Le mieux est de consulter un psychiatre ou un psychologue des cellules d’urgence mĂ©dico-psychologique (CUMP) des SAMU (
) ».

« (
..) Rien ne calme cette culpabilitĂ©, ni l’alcool, ni le cannabis, ni la cocaĂŻne, ni les amphĂ©tamines. C’est un leurre (
). Une chose est certaine : l’illusion de l’ivresse passĂ©e, tout s’aggrave, les troubles du sommeil, les cauchemars, les angoisses, les flashs, les peurs et la culpabilitĂ© ».

« Pour se reconstruire, il faut accepter de rire et de sourire ».

LivrĂ©s de cette façon, ces extraits peuvent peut-ĂȘtre donner l’illusion que Patrick Pelloux s’est reconstruit facilement. Si son livre est optimiste et volontariste, il indique nĂ©anmoins ça et lĂ  qu’il a pleurĂ© tous les jours pendant trois semaines aprĂšs l’attentat du 7 janvier 2015. Qu’il a penchĂ© durant quelques mois vers l’alcool. Sans trop s’étendre sur le sujet, Ă  travers ses chats, il nous renseigne sur ce qu’une personne traumatisĂ©e peut aussi « dĂ©gager » de mortifĂšre pour un entourage proche et intime qui absorberait tout sans aucune limite, distance ou filtre. MĂȘme s’il a depuis repris ses fonctions de mĂ©decin urgentiste, il a conscience d’ĂȘtre restĂ© vulnĂ©rable. Et le 13 novembre 2015, c’est en tant que rĂ©gulateur et non en tant qu’intervenant de terrain qu’il a- avec ses divers collĂšgues- participĂ© aux sauvetages des victimes des attentats au Bataclan et dans les rues de Paris.

On peut ĂȘtre en dĂ©saccord avec certains de ses avis par exemple quant Ă  la prescription de mĂ©dicaments ou non ou sur la façon d’assurer leur réévaluation. Car cela semble plus facile Ă  dire qu’à faire. On peut par moments lui reprocher d’ĂȘtre un peu trop sĂ»r de lui mĂȘme s’il se dĂ©fend de tout savoir.

Mais on doit avant tout voir ce livre– qui peut ĂȘtre une initiation Ă  la Victimologie– comme un        ( Grand) Acte civique de trĂšs grande utilitĂ© publique pour ce qu’il apprend ou incite Ă  apprendre que l’on soit soignant ou non, victime ou non, proche d’une victime ou non. Car comme le dit son ouvrage, celui-ci  et celui d’autres auteurs -tel le mĂ©decin-gĂ©nĂ©ral Louis Crocq- sont au service de la vie. Les terroristes et les intĂ©gristes, eux, desservent la vie et contrairement au reste du monde se coupent de tout attachement affectif pour pouvoir mieux justifier et rĂ©aliser leurs assassinats physiques et symboliques. Pour les « sceptiques », il est encore assez facile de retrouver sur le net des photos de certaines victimes des attentats du 13 novembre 2015 pour voir Ă  nouveau qu’elles Ă©taient de tous horizons.

Cet article se veut un complĂ©ment, pour le meilleur espĂ©rons-le, de celui (assez mal Ă©crit) sur le livre Sans blessures apparentes de Jean-Paul Mari. Et de l’article sur le film Utoya. Il a Ă©tĂ© Ă©crit en bĂ©nĂ©ficiant du dĂ©ferlement proche et protecteur de musiques Reggae et Dub Ă  un volume moyennement Ă©levĂ©. Celui en particulier des artistes et groupes Manutension, Steel Pulse et Rod Anton.

 

Peinture : Patrick MarquĂšs.

 

 

 

Franck, ce mardi 5 février 2019.

4 rĂ©ponses sur « L’instinct de vie »

TrĂšs bon article Franck!Merci.
Pelloux est une personne attachante. Et un médecin urgentiste qui reste « humain ».
Je te recommande, sous un autre angle , »Le lambeau » de Philippe Lançon..chroniqueur à Charlie Hebdo qui a aussi fait partie de la fusillade..salement bléssé.
Magistral!!!

Bonjour Pierre, merci ! J’ai entendu parler du livre de Philippe Lançon :  » Le lambeau ». Nous en discuterons vraisemblablement un jour, toi et moi. Si tu as le livre, je veux bien que tu me le prĂȘtes. A bientĂŽt !

Ce bouquin m’a l’air vraiment intĂ©ressant et le titre m’intrigue aussi. Bien que je ne connaisse pas l’auteur, je pense que je vais tout de suite acheter son livre Ă  la libraire.

Bonsoir Emmanuelle,
Ce livre devrait te parler. Je pense qu’il parlerait Ă  beaucoup de monde. MĂȘme si, spontanĂ©ment, son titre et son sujet sont moins vendeurs que le dernier tube de Rihanna ou de Kenji Girac : ).

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