M
Je devrais ĂȘtre couchĂ©. Il est cinq heures du matin. Je « dormais ». Jâai bien des lĂąchetĂ©s et bien des faiblesses. Mais lorsque jâai un texte ou un article Ă Ă©crire, je me lĂšve. Câest lâavantage de ces mĂ©langes entre le sommeil et les pensĂ©es : cela nous met des phrases dans la tĂȘte.
Ensuite, câest Ă nous quâil revient de choisir. Nous censurer et nous rendormir. Ou nous lever et les exprimer.
Ce nâest pas la premiĂšre fois que je me lĂšve en pleine nuit. Ou en plein jour.
Nous avons revu M, sans doute cet Ă©tĂ©, dans son nouvel appartement. Dans une nouvelle ville. Avec son nouveau compagnon. Et son second enfant. Nous la voyons beaucoup moins quâavant lorsquâelle habitait dans la mĂȘme ville que nous.
Auparavant, il nous arrivait de nous croiser prĂšs de la gare dâArgenteuil lorsquâelle revenait du travail ou dans la ville, carrĂ©ment. M fait partie de ces personnes que lâon pouvait rencontrer dans une des rues dâArgenteuil en allant faire une course. Il suffit que deux ou trois personnes de ce profil sâen aillent pour que, trĂšs vite, on se sente plus seuls dans une ville. E, par exemple, travaillait Ă la mĂ©diathĂšque du Val dâArgenteuil. Mais je lâavais connue au club de boxe française oĂč, pendant un temps, elle avait Ă©tĂ© assidue.
VoilĂ©e, convertie Ă lâIslam, et alors cĂ©libataire, E habitait encore plus prĂšs de chez nous. Je la croisais rĂ©guliĂšrement dans la ville Ă©galement. Ou Ă la mĂ©diathĂšque oĂč, hilare, elle prolongeait facilement la durĂ©e de mes prĂȘts. Pour nous saluer, nous nous serrions la main. Nous rigolions et discutions bien ensemble, en toute intelligence.
Puis, un jour, jâai Ă peine reconnu E. Elle sâavançait en direction de la gare alors que je mâen Ă©loignais. MaquillĂ©e, dĂ©voilĂ©e, portant une jupe, E sâĂ©tait sĂ©parĂ©e de lâIslam. Elle m’avait fait la bise.
En quelques mots, elle mâavait racontĂ© sâĂȘtre faite « humilier » en tant que femme lors de sa pratique de lâIslam. Depuis, elle sâĂ©tait mise en couple avec quelquâun quâelle connaissait depuis des annĂ©es. Peu aprĂšs, E a quittĂ© Argenteuil pour le VĂ©sinet ou Chatou oĂč elle a retrouvĂ© un emploi de bibliothĂ©caire.
Ensuite, elle est devenue mĂšre. Aujourdâhui, elle a deux enfants et vit avec son compagnon Ă la Rochelle dâoĂč, de temps Ă autre, elle envoie des photos qui donnent envie. Un jardin, un potager, de lâespace, la mer.
Avant, je rencontrais K, aussi. ComĂ©dienne, metteure en scĂšne, prof de théùtre. Elle et moi, nous Ă©tions rencontrĂ©s en thĂ©rapie de groupe, Ă Argenteuil. A une Ă©poque, oĂč, aprĂšs une Ă©niĂšme rupture amoureuse, je mâĂ©tais dit quâune thĂ©rapie sâimposait.
K, aussi, a quittĂ© Argenteuil avec son compagnon et pĂšre de leurs deux enfants. Pour Cormeilles en Parisis. Câest plus prĂšs que la Rochelle. Mais on se voit beaucoup moins. Peut-ĂȘtre une fois par an. Quand je me rends Ă la journĂ©e des associations dâArgenteuil qui se dĂ©roule chaque annĂ©e sur le parking de la salle des fĂȘtes Jean Vilar ainsi que dans la salle des fĂȘtes Jean Vilar. Laquelle salle des fĂȘtes Jean Vilar est menacĂ©e dâĂȘtre dĂ©truite. Le maire Georges Mothron et son Ă©quipe ont pour projet de mettre Ă la place un hĂŽtel de luxe, quelques commerces, dont une Fnac, ainsi quâune salle de cinĂ©ma afin de rendre la ville plus attractive. Si ce projet se rĂ©alisait, la librairie Presse Papier (restĂ©e ouverte malgrĂ© le confinement) situĂ©e Ă lâentrĂ©e de la ville serait aussitĂŽt concurrencĂ©e par la Fnac. Et le centre culturel Le Figuier Blanc, qui projette des films, pourrait lâĂȘtre par la salle de cinĂ©mas.
K mâa un jour rĂ©pondu avoir quittĂ© Argenteuil car elle en avait « marre » des pauvres. Ce ne sont pas les pauvres en eux-mĂȘmes dont K a eu marre, Ă Argenteuil. Je pense que câest plutĂŽt des incivilitĂ©s rĂ©guliĂšres. De certains comportements. Du bruit. Sans doute de certains trafics, aussi.
Locataire en appartement Ă Argenteuil, K et son compagnon sont devenus propriĂ©taires Ă Cormeilles En Parisis. Comme certains parents des copains et des copines de lâĂ©cole maternelle de ma fille qui ont rapidement fait le nĂ©cessaire pour faire admettre leurs enfants dans lâĂ©cole privĂ©e Ste-GeneviĂšve de la ville, M, K et E font partie de ces forces vives qui, pour diverses raisons, un jour, se retirent dâun endroit. Ensuite, mĂȘme si l’on peut faire dâautres rencontres, et que lâon connaĂźt dâautres personnes toujours prĂ©sentes dans notre environnement immĂ©diat, câest une affaire entre soi et soi. De choix et dâespoir. Mais tout dĂ©part, comme toute sĂ©paration, nous Ă©loigne et nous sĂ©pare un peu de nous-mĂȘmes.
Cet Ă©tĂ©, aprĂšs environ quarante minutes de route, nous sommes arrivĂ©s dans le nouvel habitat de M. Câest un ensemble dâimmeubles avec parking. Nous avions du mal Ă trouver oĂč nous garer. Car beaucoup de places Ă©taient privĂ©es. En mâapprochant de M, descendue Ă notre rencontre, jâhĂ©sitais sur lâattitude Ă avoir concernantâŠ. « les gestes barriĂšres ». M a tranchĂ© :
« Câest bon ! ». Et nous nous sommes fait la bise. Je nâai pas cherchĂ© Ă contredire M. Je nâen nâavais mĂȘme pas envie. M, câest un char dâassaut. Et, Ă propos de la vie et de la mort, M est la mĂ©moire directe, et la plus proche, de cette expĂ©rience que nous avons connue ensemble concernant ces sujets. On pourra toujours argumenter que notre attitude a Ă©tĂ© parfaitement irresponsable en pleine pĂ©riode du Covid et alors que nous avons des enfants plutĂŽt jeunes. Mais chaque rencontre dicte ses rĂšgles.
M et nous, nous nous sommes rencontrĂ©s Ă la maternitĂ© de lâhĂŽpital dâArgenteuil. Tout le monde a entendu parler de la maternitĂ©, de la grossesse, dâun accouchement et de la naissance dâun enfant. Le plus souvent, ça se passe « plutĂŽt bien » lorsque la grossesse se rĂ©alise. Pour M et nous, la grossesse a effectivement eu lieu. Mais lâaccouchement a Ă©tĂ© prĂ©maturĂ©. Nos deux filles ont Ă©tĂ© de grandes prĂ©maturĂ©es. La prĂ©maturitĂ©, câest devenu banal quand on en parle. Une personne mâavait par exemple dit :
« Je connais quelquâun qui a eu un enfant prĂ©maturĂ© ». Et quelquâun dâautre mâavait dit aussi : « Ma niĂšce, Ă sa naissance, pesait 540 grammes. Elle Ă©tait Ă peine plus grosse quâun steak. Aujourdâhui, elle va trĂšs bien, elle a deux ( ou quatre) enfants ». CâĂ©tait des marques de sympathie et dâencouragement.
La prĂ©maturitĂ© de nos filles, cependant, cela a Ă©tĂ© un petit peu notre VendĂ©e Globe Ă©motionnel. Un mois et demi dâhĂŽpital en rĂ©animation puis en soins intensifs pour la fille de M. Deux mois et demi pour la nĂŽtre. Des visites quotidiennes. Des appels tĂ©lĂ©phoniques quotidiens. Soit le contraire dâune vie «normale » oĂč, souvent, aprĂšs quelques jours dâhospitalisation, la mĂšre repart Ă la maison avec son enfant ou ses enfants. Puis, ensuite, la « rĂ©adaptation » Ă la maison et Ă la vie extĂ©rieure pour tout le monde Ă la sortie du bĂ©bĂ© de lâhĂŽpital.
M reprĂ©sente ça pour nous. Et, sans doute que nous reprĂ©sentons ça aussi pour elle. Nous discutons ou avons assez peu discutĂ© de cette « Ă©poque », elle et nous. Ou, alors, jâĂ©tais absent Ă ce moment-lĂ . Mais il est facile de concevoir que cette « Ă©poque », nous lâavons encore dans la peau. Dâune façon ou dâune autre. Alors, il Ă©tait impossible de ne pas nous faire la bise en nous revoyant.
Nous avons passé une bonne aprÚs-midi chez M et son nouveau compagnon, avec leurs enfants.
Franck Unimon, ce samedi 21 novembre 2020.
2 réponses sur « M »
La vie se resserre, 4 murs maisons, 4 murs travail, famille, qq collĂšgues, le chemin de l’Ă©cole, le chemin du travail. Dans cet espace, on est bien souvent en notre propre compagnie, on a intĂ©rĂȘt Ă avoir le goĂ»t de soi. Et aprĂšs ces expĂ©riences, il se pourrait que l’on soit trĂšs nombreux Ă faire nos valises pour partir bien plus loin et dĂ©laisser ces villes de banlieues qui n’ont pas de sens.
Ton texte me parle bien du dĂ©litement d’Argenteuil.
Bien Ă toi,
Bonjour Katia, merci pour ton commentaire que je dĂ©couvre aujourd’hui. Tu as une trĂšs belle Ă©criture mĂȘme si ( ou parce-que) ce que tu Ă©cris est aussi trĂšs dur. Comme l’annonce d’une histoire qui s’arrĂȘte avec Argenteuil. Pour, bien-sĂ»r, une autre vie ailleurs. Je t’embrasse