Zombie public
Jâavais dâabord passĂ© une nuit pĂ©rissable. Vers deux heures trente, la petite Ă©tait venue me trouver. Comme Ă©tabli par sa mĂšre â enfin- fatiguĂ©e de se lever en pleine nuit. Puis, jâavais dĂ» changer de piĂšce Ă cause du bruit. Tout ça pour me rendre compte trois quarts dâheure plus tard que la petite chantonnait ou se racontait des histoires. Il Ă©tait alors 3h30 du matin et jâallais lâemmener Ă lâĂ©cole quelques heures plus tard. Cette petite « timide » Ă©tait peut-ĂȘtre Ă lâĂ©cole primaire et avait sĂ»rement un trĂšs mauvais pĂšre mais elle savait dĂ©jĂ plus que lui parler :
« Tu vas me briser le cĆur ! » mâavait-elle dit les yeux grand ouverts deux jours plus tĂŽt alors que je la disputais.
En outre, câĂ©tait son anniversaire et la veille au soir, il avait fallu renoncer aux devoirs de lâĂ©cole. AprĂšs avoir pourtant trĂšs bien commencĂ© la lecture des sons comme demandĂ© par sa maitresse, au bout dâĂ peine cinq minutes, elle sây Ă©tait ensuite refusĂ©e et avait fini par sâinsurger. Criant quâelle ne voulait pas faire les devoirs ! CâĂ©tait nul, lâĂ©cole et les devoirs ! Quelques jets de coussins par terre avaient suivi.
Jâavais alors dĂ©crĂ©tĂ© la fin des devoirs et Ă©tais allĂ© expliquer Ă sa mĂšre quâil valait mieux passer par la case dĂźner et dodo. Puisque la petite clamait quâelle Ă©tait fatiguĂ©e !
Au coucher, je lui avais fait la morale : « Etre grand, câest faire ses devoirs quand on en a ». Auparavant, Ă cette petite qui mâavait redit son ambition dâĂȘtre « une princesse », jâavais dĂ©ja rĂ©pondu avec un peu de fiel :
« Tu sais, les princesses, aussi, ont des devoirs ».
Au rĂ©veil, tout sâĂ©tait finalement trĂšs bien passĂ© avec la petite. MĂȘme sâil avait quand mĂȘme fallu lui rappeler que le temps du dodo Ă©tait dĂ©sormais terminĂ©. Et quâil ne sâagissait plus dâessayer de trouver une position confortable dans son lit afin de mieux dormir. Toilette, rangement des jouets, petit-dĂ©jeuner, sĂ©paration dâavec maman lors de son dĂ©part au travail, fin des devoirs de la veille avant de partir Ă lâĂ©cole, tout sâĂ©tait trĂšs bien passĂ©. Et, câest une petite dĂ©tendue et chantante que jâavais dĂ©posĂ©e Ă lâĂ©cole sous la pluie fine.
Avant que je ne reparte, la maitresse Ă lâentrĂ©e de la cour sâĂ©tait subitement rappelĂ©e : Pour savoir oĂč nous en Ă©tions concernant le nombre de perles Ă assembler par dix, Ă raison dâune perle par jour, pour arriver au chiffre cent, il suffisait de regarder dans le cahier jaune. En effet, trois jours plus tĂŽt, je mâĂ©tais Ă nouveau excusĂ© auprĂšs dâelle car nous nous Ă©tions perdus dans le nombre de perles, sa maman et moi. Et, la veille encore, ma compagne (ou ma femme pour sâharnacher scrupuleusement au protocole social) mâavait rĂ©pondu :
« ça fait trop de choses, on verra ça pendant les vacances scolaires ! ».
AprĂšs lâĂ©cole ce matin, jâavais un peu dâavance pour me rendre Ă la Banque Postale. Au 20Ăšme siĂšcle, le trĂšs grand physicien du rire Pierre Desproges avait dĂ©couvert le principe selon lequel « lorsque lâon plonge un corps dans un liquide, le tĂ©lĂ©phone sonne ». CâĂ©tait avant internet et la tĂ©lĂ©phonie mobile. Lorsque ça avait sonnĂ© plusieurs fois Ă lâinterphone deux jours plus tĂŽt, jâavais refusĂ© de me lever. JâĂ©tais plongĂ© dans l’Ă©criture et jâen avais assez ! Ce devait encore ĂȘtre un voisin qui avait oubliĂ© ses clĂ©s et sonnait un peu partout pour entrer dans lâimmeuble !
Puis, dans notre boite Ă lettres- trop petite- jâavais trouvĂ© cet avis de passage du facteur mâinformant de mon absence alors quâil avait lâintention de me dĂ©livrer un colis. Je devrais donc me rendre Ă la Banque Postale Ă partir du lendemain Ă 14h. Ce matin, deux jours plus tard, jâĂ©tais Ă mi-chemin lorsque je me suis rappelĂ© que la Banque Postale, dĂ©sormais, ouvrait Ă 9h30 et non plus Ă 9h voire Ă 8h30 comme avant. Quand ses agences Ă©taient ouvertes dans dâautres endroits de la ville. Depuis deux ou trois mois, maintenant, son agence commerciale avait Ă©tĂ© rapatriĂ©e dans ce centre commercial que jâavais toujours trĂšs vite et trĂšs mal supportĂ© et Ă©vitĂ© le plus possible. Ce centre commercial me faisait un peu le mĂȘme effet que le tabac fumĂ©.
Pendant des annĂ©es, je pouvais ĂȘtre en prĂ©sence de lâun comme de lâautre sans mâen sentir gĂȘnĂ©. Aujourdâhui, dĂšs que je suis dans un lieu clos en leur compagnie, je me sens agressĂ©.
Jâai dĂ» ĂȘtre le premier client Ă entrer dans ce centre commercial dont un vigile aimable et accueillant mâa ouvert la porte. CâĂ©tait la premiĂšre fois que je venais aussi tĂŽt. En prenant lâescalator en marche, jâai regardĂ© ses allĂ©es et ses cendres encore vides de tout mouvement. PostĂ© devant la grille fermĂ©e de la Banque Postale avec une bonne demi-heure dâavance, il sâagissait dâadopter une stratĂ©gie permettant dâenlever le temps dâattente de mes pensĂ©es. Pour cela, je me suis rabattu sur le journal gratuit de la ville. Parcouru en cinq minutes. Jâai flirtĂ© un peu avec mon tĂ©lĂ©phone portable (sms, rĂ©seau socialâŠ) avant de lâĂ©teindre Ă nouveau. Entretemps, assez rapidement, dâautres personnes sont venues me rejoindre devant La banque postale. Des mamans, certaines voilĂ©es, et quelques hommes dâune bonne quarantaine dâannĂ©es. Si au dĂ©but, jâĂ©tais calme, jâai commencĂ© Ă me sentir un peu stressĂ©. Ce centre commercial Ă©tait un cercueil. Et jâavais lâimpression que mon soulagement viendrait plus de ma sortie de celui-ci que de lâobtention de mon colis. Il y avait de plus en plus de monde derriĂšre moi et sur mes cĂŽtĂ©s. Une bonne trentaine de personnes. Quelques fois, des employĂ©s de la Banque Postale se faufilaient entre nous. Un ou une de leur collĂšgue leur ouvrait alors le rideau de fer et la nouvelle ou le nouvel employĂ© ( e ) se courbait pour entrer dans ce lieu que nous convoitions et qui redevenait Ă nouveau physiquement inaccessible.
Jâai entendu la musique dâambiance du centre commercial. Une musique de chiotte comme souvent. A quelques mĂštres devant nous, Ă travers le rideau refermĂ©, jâai aperçu lâĂ©cran du tĂ©lĂ©viseur sur lequel passait une pub puis une autre. Tout prĂšs de nous, devant la grille fermĂ©e, entre deux distributeurs, il y avait cette pancarte publicitaire montrant une jeune femme svelte en pantalon, Ă©lĂ©gante, maquillĂ©e, souriante, pouvant avoir la vingtaine comme la trentaine. Et, un peu plus haut, cette « maxime » :
« Les tarifs de la banque postale ne changent pas en 2019. Nous protĂ©geons votre pouvoir dâachat ». Jâai pensĂ© Ă un de mes rendez-vous avec notre «conseillĂšre », dans une autre banque, quelques mois plus tĂŽt. Celle-ci, comme bon nombre de ses semblables, expliquerait sans doute quâelle aime beaucoup le « relationnel » avec les clients. Mais je mâĂ©tais trouvĂ© dans un bureau en contre-plaquĂ© alors quâelle accĂ©dait Ă son ordinateur professionnel. Et, hormis une bouteille dâeau, son sac, une ou deux photos, ses stylos et une bricole, je mâĂ©tais dit que cet endroit qui faisait office de banque pourrait tout aussi bien ĂȘtre transformĂ© en tout autre chose.
Notre conseillĂšre sâĂ©tait ensuite prĂ©occupĂ©e de moi en sâen tenant Ă des protocoles Ă©dictĂ©s soit par son ordinateur, soit par sa hiĂ©rarchie et les axes dĂ©cidĂ©s lors de rĂ©unions, soit par sa formation, et, bien-sĂ»r, par son tempĂ©rament en dernier ressort.
A travers le rideau baissĂ©, ce matin, nous avons vu les employĂ©s de la banque postale se faire la bise pour se dire bonjour. Dans « notre » banque, Ă lâouverture, jâavais vu les employĂ©s se faire une poignĂ©e de main ou une accolade qui signait leur appartenance Ă lâagence comme Ă lâĂ©quipe.
Ce matin, Ă la Banque postale, la responsable dâĂ©quipe, une femme dâenviron trente ans, sâest mise derriĂšre un guichet. Et la dizaine dâemployĂ©s, face Ă elle pour la plupart, lâont Ă©coutĂ©. Je « connaissais » de vue certains des employĂ©s. En fait, nous ne connaissons pas ces gens que nous voyons voire revoyons dans ces lieux et ces administrations dont nous attendons souvent des services qui ont pourtant tant dâimportance pour nous. Alors que, de leur cĂŽtĂ©, ces professionnels et ces personnels sâimpliquent comme ils le peuvent dans lâexercice de leurs fonctions et selon des objectifs qui leur ont Ă©tĂ© fixĂ©s. Et, ce matin, comme tant dâautres jours, Ă nouveau, nous Ă©tions lĂ , nous, la clientĂšle, de lâautre cĂŽtĂ© du rideau fermĂ© tels des zombies ou des animaux de zoo. Nous Ă©tions patients et disciplinĂ©s. Pourtant, je me suis demandĂ© ce que donnerait une pareille situation si, pour une quelconque raison nous poussant Ă la panique ou Ă la colĂšre, nous nous Ă©tions impatientĂ©s et que, de lâautre cĂŽtĂ© du rideau, ces mĂȘmes employĂ©s avaient dĂ» nous recevoir.
Jâai lâimpression que lâagence a Ă©tĂ© ouverte avec un peu de retard. Je me suis avancĂ© le premier avec ma carte dâidentitĂ© et mon avis de passage du facteur puisque jâĂ©tais le premier arrivĂ©. Une jeune femme, la « responsable » dâĂ©quipe que jâavais aperçu, mâa indiquĂ© une table ronde devant laquelle il fallait attendre. Je me suis arrĂȘtĂ© devant cette table ronde qui mâarrivait presque Ă la poitrine et oĂč aucun agent de la Banque postale ne mâattendait. Jâai entendu une employĂ©e de la banque postale dire Ă un ou plusieurs de ses collĂšgues :
« On accueille dâabord les gens ». Pendant ce temps, dâautres agents rĂ©gulaient la circulation, montrant Ă telle cliente ou tel client oĂč se diriger selon ses «besoins ». Un agent de la sĂ©curitĂ© du centre accueil est entrĂ©, dĂ©tendu. Mais je me suis demandĂ© ce qu’il aurait bien pu faire, tout seul, en cas de tumulte.
AprĂšs quelques minutes, une femme dâune cinquantaine dâannĂ©es sâest mise devant nous un peu comme la responsable « dâĂ©quipe » lâavait fait avec eux. Montrant un avis de passage Ă hauteur de visage, elle a dit dâune voix moyennement forte :
« Je mâoccupe des instances. VĂ©rifiez bien la date sur votre avis de passage. Car si le facteur est passĂ© hier, le colis sera disponible le lendemain Ă partir de 14h». Puis, elle sâest occupĂ©e de moi. JâĂ©tais bien dans les clous. Elle m’a ramenĂ© mon colis et m’a souhaitĂ© une bonne journĂ©e. Je lâai remerciĂ©e et je suis reparti de cet endroit sans regret. Je nâai pas encore regardĂ© ce quâil y a dans ce colis.
Franck Unimon, ce jeudi 17 octobre 2019.