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Elephant Man

 

Elephant Man Mis en scÚne par David Bobée

 

Il y a si longtemps que l’on croit les connaĂźtre, dĂ©sormais, ces deux rochers accrochĂ©s Ă  la notoriĂ©tĂ© en mĂȘme temps qu’arrachĂ©s Ă  la sobriĂ©tĂ© :

 

En 1985-1986, BĂ©atrice Dalle Ă©tait l’étincelle que Jean-Jacques Beineix, le rĂ©alisateur de 37°2, avait attendu, persuadĂ© qu’elle Ă©tait quelque part alors qu’il la cherchait toujours pour son film aprĂšs avoir « vu » auparavant bien des actrices.

Dalle n’avait pas pris de cours de thĂ©Ăątre et n’avait pas fait escale dans une Ă©cole de cinĂ©ma. Elle avait quittĂ© sa province, en bisbilles avec sa famille, avant ses 16 ans. Et c’est elle que Beineix avait choisie. D’accord, elle n’avait pas une ride et Ă©tait trĂšs belle. Mais elle Ă©tait surtout sans bride.

Ensuite, aprĂšs le trĂšs grand succĂšs de 37°2 (qui rendra Ă©galement cĂ©lĂšbre son auteur, l’écrivain Philip Djian ) elle s’était insĂ©rĂ©e dans la partition de divers films d’auteur. Parmi lesquels, le Trouble Everyday ( en 2001) de Claire Denis avec Alex Descas mais aussi A l’intĂ©rieur ( en 2007) de Julien Maury et Alexandre Bustillo qui annonçaient peut-ĂȘtre l’adaptation ( trĂšs bien approuvĂ©e par la critique) de LucrĂšce Borgia par David BobĂ©e Ă  nouveau Ă  la manƓuvre avec ce Elephant Man.

Aujourd’hui, on connaĂźt bien plus BĂ©atrice Dalle et Jean-Hugues Anglade (l’autre acteur principal de 37°2 ) que Jean-Jacques Beineix, pourtant un des rĂ©alisateurs prometteurs des annĂ©es 80-90. Celui-ci a fait un certain retour sur sa carriĂšre cinĂ©matographique dans son livre Sur les chantiers de la gloire.

Mais on connaĂźt « bien » Dominique Besnehard qui avait aussi Ă©tĂ© l’agent de BĂ©atrice Dalle Ă  l’époque de 37°2 et les annĂ©es qui ont suivi. Agent d’acteurs pendant des annĂ©es, Ă©galement acteur par exemple pour Pialat, producteur, inspirateur de la sĂ©rie Dix pour cent et PrĂ©sident , depuis ce mois de septembre, de la commission d’Aide sĂ©lective Ă  la distribution de films au CNC, Dominique Besnehard a aussi racontĂ© dans son livre Casino d’hiver son amour pour sa BĂ©atrice Dalle. Et comment il Ă©tait parti la chercher alors qu’elle s’écumait dans la drogue avec son Joey Starr, alors son compagnon, bad boy, et un des piliers Rap du groupe NTM.

Pourquoi le pseudo « Starr » ? En mĂ©moire de ces esclaves qui, un jour, trouveraient ou atteindraient leur bonne Ă©toile. Une Ă©toile de mer, c’est souvent joli fut-elle celle d’un shĂ©rif, mais on oublie souvent dans le sable qu’elle fait aussi partie des espĂšces carnivores. Joey Starr-Didier Morville-ex/ Jaguarr Gorgone, de son cĂŽtĂ©, a aussi connu une carriĂšre dissonante.

Dans sa premiĂšre autobiographie, Mauvaises frĂ©quentations, il raconte aussi devoir une partie de ses succĂšs Ă  des rencontres qu’il n’aurait jamais dĂ» faire dans un schĂ©ma dit normal. Je l’ai dĂ©jĂ  Ă©crit dans un de mes articles antĂ©rieurs:

Il aurait Ă©tĂ© trĂšs difficile dans les annĂ©es 90 d’imaginer que Joey Starr, aujourd’hui, serait le comĂ©dien recherchĂ© qu’il est que ce soit au cinĂ©ma ou pour des sĂ©ries tĂ©lĂ©visĂ©es. Pour ma part, il y a plus d’une dizaine d’annĂ©es, je le donnais mort avant ses quarante ans au vu de certains de ses excĂšs trĂšs mĂ©diatisĂ©s. Ma pudibonderie et mon ignorance incrustĂ©es jusque dans le fond de mes dents m’ont largement donnĂ© tort. J’aurais peut-ĂȘtre mieux fait, comme Joey Starr Ă  une Ă©poque, de me faire poser des dents en or. Ça m’aurait peut-ĂȘtre aussi rĂ©ussi. J’ignore ce que vous en pensez mais en attendant, Joey Starr, aussi, tout comme BĂ©atrice Dalle, a eu une enfance rudoyĂ©e. Lui, comme BĂ©atrice Dalle, aurait pu encore plus mal tourner que ce que l’on « sait » :

Si l’on considĂšre leur image publique, plutĂŽt que des crĂ©atures de rĂȘve, BĂ©atrice Dalle et Joey Starr sont des crĂ©atures de carnage. Personne ne s’étonnera si l’on parle d’eux comme de « bĂȘtes de scĂšne ». Et c’est comme cela qu’en 2019 on arrive trĂšs facilement Ă  Elephant Man.

 

 

Mais BĂ©atrice Dalle et Joey Starr ont aussi des armatures people. Cela crĂ©e vis-Ă -vis de Elephant Man un rapport ambivalent en allant le voir
.aux Folies BergĂšres. Il est difficile de savoir si l’on y va en tant que ( pour) voyeur de notre propre folie- et de notre racisme- ordinaire parce que ce sont deux «vedettes » plus ou moins monstrueuses, sachant qu’aujourd’hui, dire d’un artiste qu’il est « monstrueux » est trĂšs flatteur.

Si l’on y va parce-que l’on aime leur jeu d’acteur et que l’on est curieux de voir l’alchimie de leurs deux prĂ©sences scĂ©niques « sachant » ce que l’on croit savoir de leur histoire commune et sĂ©parĂ©e.

Ou si l’on veut « voir » ce que peut donner sur scĂšne le Elephant Man que l’on a vu au cinĂ©ma en noir & blanc rĂ©alisĂ© par un autre David ( David Lynch dans les annĂ©es 80). MĂȘme si, au dĂ©part, l’Ɠuvre originale The Elephant Man avait Ă©tĂ© crĂ©Ă©Ă© par l’auteur amĂ©ricain Bernard Pomerance pour le thĂ©Ăątre.

 

Ces questions restent solitaires aprĂšs la reprĂ©sentation car BĂ©atrice Dalle et Joey Starr jouent du trouble vĂ©hiculĂ© par leur image publique. Ce qui est le propre, gĂ©nĂ©ralement, de l’artiste ou de la personne qui a du coffre.

Béatrice Dalle, sur scÚne, dit par exemple sûrement avec une réelle jubilation :

« Je suis juste une femme qui compose dans un monde d’hommes » et « Ce que j’expose, c’est une illusion ».

Joey Starr/Elephant Man, quant Ă  lui, Ăąnonne, comme le lui enseigne son nouveau maitre, FrĂ©dĂ©rik Treves (l’acteur Christophe GrĂ©goire ?), le jeune chirurgien londonien ambitieux et rĂ©putĂ© :

« Si je vis selon les rĂšgles, je serai heureux » et « Les rĂšgles nous rendent heureux car elles sont faites pour notre bien ». L’entendre dire ça peut revĂȘtir un aspect comique tant la « rĂ©ussite » artistique et professionnelle de Joey Starr incarne, aussi, plutĂŽt le contraire de cette croyance. Mais il rĂ©pĂšte seulement Ă  voix haute, sur scĂšne, ce que la majoritĂ© des citoyens du monde et de France consent Ă  penser : La piĂšce qui dure apparemment prĂšs de deux heures trente est loin d’ĂȘtre vide.

Elephant Man est le contraire d’une piĂšce « people » dont le socle repose uniquement sur l’affiche Dalle/ Starr. C’est bien sĂ»r trĂšs bien Ă©crit.

Et il y a la scĂ©nographie : Bien qu’il y ait quelques anachronismes, nous sommes Ă  la fin du 19Ăšme siĂšcle. Et ce dĂ©cor clinique et froid qui imite la cĂ©ramique impeccable rĂ©plique avec prĂ©cision le craquement des camps de concentration qui « arriveront » un demi siĂšcle plus tard ; le nuclĂ©aire ; la mĂ©diatisation du tueur en sĂ©rie avec la figure de Jack l’Eventreur ; et leur consanguinitĂ© cachĂ©e avec le monde mĂ©dical, Ă©conomique et occidental blanc tout puissant de cette fin du 19Ăšme siĂšcle qui nous asservit encore.

Pouvoir rampant, omniprĂ©sent et viscĂ©ral, cette pensĂ©e de fin du 19Ăšme siĂšcle secrĂšte l’esclavage, la nĂ©vrose traumatique des vĂ©tĂ©rans de guerre du 20Ăšme et du 21Ăšme siĂšcle, du professeur David Banner hantĂ© par son inconscient colossal, Hulk. Joey Starr, de par son personnage d’Elephant Man, endosse tout ça. Ainsi que le harcĂšlement, la condition des migrants d’aujourd’hui. Cela lui donne une allure christique. Une image qui m’a marquĂ© de Joey Starr, sur scĂšne, est ce moment oĂč recouvert tout entier par une couverture, Ă©merge uniquement sa tĂȘte. Il paraĂźt alors avoir le corps d’un enfant chĂ©tif, avec une tĂȘte d’adulte, qui fait penser aux enfants dĂ©nutris, battus ou Ă …E.T. Mais avec sa cathĂ©drale, il peut aussi rappeler le personnage de Quasimodo. Et pour “appartenir” Ă  la science, il Ă©voquera aussi la crĂ©ature du Dr Frankestein. 

 

Dans au moins une autre scĂšne, sitĂŽt que ses bourreaux apparaissent la nuit, pĂ©riode oĂč les cauchemars que nous retenons le jour nous Ă©chappent, hypnotisĂ©, en transes ou fanatisĂ©, Joey Starr/ Elephant Man entame une danse comme sur un manĂšge durant laquelle il dĂ©clame tel qu’il a Ă©tĂ© dressĂ©. Le dĂ©cor, pour l’époque, est peut-ĂȘtre high tech et parfait tout comme peut l’ĂȘtre le dĂ©cor stĂ©rile de l’informatique et des nouvelles technologies. Mais celles et ceux qui l’occupent, les hommes qui dirigent ce bloc et ce dĂ©cor, sont dĂ©viants et le crament comme nous continuons de cramer le bloc et le dĂ©cor de notre monde que notre regard – interceptĂ© par des Ă©crans- ne voit pas. Elephant Man doit guĂ©rir d’une tare qui lui a Ă©tĂ© imputĂ©e. Il doit expier. MĂȘme si ce sont ceux qui l’exploitent selon une Ă©thique commerciale, scientifique ou morale – victorienne- qui sont tarĂ©s. Mais ils le sont trop et sont par ailleurs trop nombreux, organisĂ©s, et trop violents pour ĂȘtre arrĂȘtĂ©s.

Bytes ( l’acteur MichaĂ«l Cohen), le premier « Maitre » d’Elephant Man, Ă  l’allure plutĂŽt virile, trĂšs assurĂ©e, et sans doute homme charmeur, est ainsi le croquis du proxĂ©nĂšte, du compagnon et du pĂšre conjugal, du dealer mais aussi de l’homme dĂ©pendant soumis Ă  la petite cuillĂšre de ses rĂȘves de gloire. Homme criminel, il est libre de ses mouvements et de ses jugements tandis qu’Elephant Man, innocent, servile, respectueux des rĂšgles et vulnĂ©rable, aura une vie de repenti enfermĂ© : D’abord au cirque puis Ă  l’hĂŽpital.

 

Joey Starr est le comĂ©dien principal d’Elephant Man. Je crois que cela aurait Ă©tĂ© mieux qu’il conserve sa voix et son intonation habituelle mĂȘme si, en les retrouvant Ă  la toute fin, son personnage semble nous dire que, depuis le dĂ©but, il nous a jouĂ© ce que l’on attendait de lui sur scĂšne
comme dans la vie.

L’arrivĂ©e de BĂ©atrice Dalle sur scĂšne est une agrĂ©able surprise : on sait qu’elle figure dans la piĂšce, on l’attend et on se demande quand elle va se montrer. Et puis, elle arrive. Elle a un plaisir Ă©vident sur scĂšne et dans le fait de jouer avec Joey Starr. Je suis plus partagĂ© sur son jeu vers la fin lors de la mort d’Elephant Man/ Joey Starr.

 

 

L’arriĂšre du dĂ©cor est assurĂ© par une large vitre panoramique qui permet de voir arriver et partir les personnages : Quelle belle perspective ! On dira que cela reflĂšte aussi trĂšs bien notre monde de voyeurs, certaines back rooms, ou nous remĂ©more que nous sommes des ĂȘtres de passage. Mais en terme de jeu, ce dispositif rappelle trĂšs bien comme jouer, c’est d’abord avoir une prĂ©sence physique. D’ailleurs, lorsque Joey Starr/ Elephant Man sort dĂ©finitivement de la scĂšne aprĂšs sa mort, juste avant d’entrer en coulisses, il est sorti de son rĂŽle et ça s’est vu Ă  sa façon de se tenir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Avec un duo Starr/ Dalle aussi « connu » et qui sait remplir l’espace, il est peut-ĂȘtre difficile de se faire remarquer Ă  son avantage en tant que partenaire de jeu
. Si les comĂ©diens qui interprĂštent  l’infirmiĂšre ( ClĂ©mence Ardoin?), le chirurgien Treves ( Christophe GrĂ©goire?) “Jack l’Ă©ventreur” ou encore l’employĂ© de l’hĂŽpital ( Radouan Leflahi ? ) se dĂ©marquent , La danseuse XiaoYi Liu est celle qui y parvient le mieux :

Le temps d’un solo, elle Ă©volue dans une dimension oĂč personne ne peut la rejoindre ; animale, araignĂ©e Ă©ventrĂ©e, zombie, danseuse de ButĂŽ, elle fait ressusciter plus d’une fois nos cristallins. Que sa gestuelle soit minimaliste ou remorque tout l’espace. Heureusement que son solo le plus long dure seulement quelques minutes car il aurait pu nous faire oublier le reste. Je me demande ce qui a donnĂ© l’idĂ©e Ă  David BobĂ©e de l’inclure dans ce projet mais il a bien fait.

 

 

Franck Unimon, ce mardi 15 octobre 2019.

Une réponse sur « Elephant Man »

[…] Entre les annĂ©es 80-90 et le « rĂ©cit Â» parcellaire, de sa relation Ă  ressorts et Ă  sorts avec Joey Starr/ Didier ou avec son premier mari et ses autres amants et mari(s) sans omettre certaines parties judiciaires de sa trajectoire, et les annĂ©es qui ont suivi, j’ai appris Ă  mieux regarder Dalle et celles et ceux qui lui ressemblent. Pour tout dire : je l’avais toujours fait. Car il n’y a aucune raison pour que, subitement, je sois devenu plus sensĂ©. Elephant Man […]

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