
Un Moon France en concert
« Vous partez ?! » « Laisse-les, ils nâaiment pas la bonne musiqueâŠ. ».
En 1984 ou 1985, au Phil One , Ă la DĂ©fense, nous venions d’assister au concert du groupe Apartheid Not. Le batteur, sur ses fĂ»ts Ă©lectroniques, avait fait claquer des ricochets, diamants sonores, qui s’Ă©taient incrustĂ©s dans notre ciboulot . Mais les spectateurs, en dĂ©pit de l’Ă©nergie du groupe, Ă©taient restĂ©s impassibles. Presque boudeurs et impatients que la prestation se termine. Dans la salle, un spectateur avait mĂȘme envoyĂ© un dĂ©contractĂ©  » No Good ! » soutenu par son accent frenchie. EnervĂ© par l’attitude du public, un des musiciens ( peut-ĂȘtre celui qui Ă©tait aux claviers ) avait un moment lĂąchĂ© quelques phrases calibrĂ©es en Anglais. Puis, en Français, il s’Ă©tait adressĂ© au public en mettant les formes.
Le concert Ă©tait maintenant terminĂ©. Nous allions sortir du Phil One pour poursuivre notre soirĂ©e quand nous avons croisĂ© ces deux ou trois inconnus qui venaient d’arriver. A moins qu’ils ne soient sortis prendre l’air pendant le concert. Eux venaient pour danser au Phil One. A les entendre, nous n’aimions pas la bonne musique…
LycĂ©en, je devais ĂȘtre le seul mineur de notre groupe. Cette sortie nocturne Ă©tait peut-ĂȘtre une de mes premiĂšres sorties nocturnes sans mes parents. « Notre » groupe, câĂ©tait FrĂ©do, notre entraĂźneur de la section sprint du club dâathlĂ©tisme de Nanterre. Plus tard, il se marierait avec Danielle, ancienne sprinteuse dâorigine martiniquaise dont il Ă©tait persuadĂ© quâil aurait pu faire une « championne de France » si elle lâavait voulu. Danielle, athlĂšte douĂ©e, avait pu se qualifier pour les championnats de France. Mais comme elle me lâexpliqua un jour, le problĂšme, câĂ©tait quâelle nâaimait pasâŠlâathlĂ©tisme. Lors d’un de nos stages d’athlĂ©tisme, je me rappelle maintenant de Danielle nous proposant une chorĂ©graphie, sa chorĂ©graphie, sur le titre Flash-back du groupe Imagination. A force de rĂ©entendre ce titre- qui n’Ă©tait pas mon prĂ©fĂ©rĂ© du groupe- lors de ses rĂ©pĂ©titions, j’avais fini par l’aimer.
Ce soir-lĂ , il yâavait aussi Georges, mon aĂźnĂ© de deux ou trois ans et dont jâai voulu, un temps, faire un de mes grands frĂšres, moi qui nâen nâai jamais eu. Georges, avant de donner la prioritĂ© Ă lâathlĂ©tisme et Ă ses Ă©tudes, avait Ă©tĂ© bassiste autodidacte dans un groupe de Reggae dont le meneur avait Ă©tĂ© Pascal, ancien basketteur de bon niveau, chanteur, musicien et compositeur, grand rasta « conscient » dont je croisais lâautoritĂ© plutĂŽt intimidante au lycĂ©e Joliot-Curie. Ce qui Ă©tait raccord avec Georges, dont la stature et lâattitude imposaient le respect Ă tout le monde dans le club dâathlĂ©tisme, entraĂźneurs inclus. Personne ne critiquait ou ne se moquait de Georges quels que puissent ĂȘtre ses rĂ©sultats en compĂ©tition. Un jour, bien plus tard, on mâa racontĂ© la blague suivante :
« Tu sais comment on appelle un Noir avec un fusil ? Monsieur ! ». Jâaime beaucoup cette blague. HĂ© bien, disons que Georges et Pascal nâavaient pas besoin dâavoir un fusil pour quâon les appelle « Monsieur ! ».
Georges reste Ă ce jour le seul Antillais que jâai rencontrĂ© dont le nom de famille a une origine africaine Ă©vidente. Il est aujourdâhui surnommĂ© « Big Georges » dans ce club de province oĂč il est maintenant entraĂźneur depuis des annĂ©es. A ce que jâai pu lire sur le net, il avait un temps entraĂźnĂ© lâathlĂšte Floria GueĂŻ avant que celle-ci se fasse remarquer pour sa performance dorĂ©e lors du relais des championnats dâEurope dâathlĂ©tisme Ă Zurich en 2014.
Lors du mĂȘme stage d’athlĂ©tisme oĂč Danielle nous avait gratifiĂ© de sa prestation sur le titre Flash-back du groupe Imagination, Georges, lui, seul Ă©galement, nous avait donnĂ© une danse fiĂšre et militante sur le titre Uncle George du groupe Steel Pulse en hommage Ă Georges Jackson, un des frĂšres de Soledad, un temps amant d’Angela Davis et condamnĂ© Ă mort par la justice amĂ©ricaine.
Avec Georges et Frédo, avant cette soirée-là ou aprÚs elle, nous étions allés voir le groupe Touré Kunda en concert. Touré Kunda était alors un groupe qui comptait sur la scÚne publique.
En entendant que nous nâaimions pas la bonne musique, JĂ©rome, vexĂ©, avait voulu rattraper les deux ou trois gars : lui et moi Ă©tions dans cet Ăąge oĂč, Ă peine adultes, nous affirmions aussi nos certitudes et nos personnalitĂ©s Ă travers nos expĂ©riences de la musique. Ni journalistes, ni musiciens et encore moins musicologues, nous Ă©tions des amateurs au sens oĂč nous Ă©tions des explorateurs. Et non de celles et ceux qui se contentent de brouter ce que tout le monde Ă©coute.
JĂ©rome Ă©tait un de mes meilleurs amis et aussi mon voisin du dessous de la tour 17 de la citĂ© Fernand LĂ©ger Ă Nanterre. Câest dans sa chambre et grĂące Ă sa chaĂźne hifi avec ses enceintes surĂ©levĂ©es de façon Ă©tudiĂ©e que jâavais dĂ©couvert pour la premiĂšre fois certains artistes qui ne faisaient pas partie de mon entendement. Parmi ces artistes : Miles Davis avec lâalbum Star People (1983).
Lâun dâentre nous avait retenu JĂ©rome et nous Ă©tions dĂ©finitivement partis. Driss Ă©tait peut-ĂȘtre aussi avec nous ce soir-lĂ .
Mais avant notre sortie, et alors que les musiciens avaient dĂ©ja quittĂ© la scĂšne, dans un Phil One encore Ă peu prĂšs vide, jâavais entendu pour la premiĂšre fois ces quelques accords de guitare semi-acoustique, cette voix Ă©raillĂ©e (dĂ©crite plus tard par Jocelyne BĂ©roard, je crois, comme « blues et macho ») et cette musique qui disaient :
« An Nou Ay ! ».

Câest sur le titre Zouk-la-SĂ©-Sel-Medikaman-Nou-Ni que nous avions quittĂ© le Phil One. Et ce fut la seule fois oĂč je connus le Phil One. Jâappris beaucoup plus tard, aprĂšs sa fermeture, que le Phil One, situĂ© dans le centre commercial des Quatre Temps de la DĂ©fense, Ă©tait alors une boite de nuit rĂ©putĂ©e.
NĂ©anmoins, cette « premiĂšre » expĂ©rience de Kassavâ suffit Ă me remettre dans les starting-blocks de la musique antillaise. Car cette expĂ©rience musicale de Kassav’ allait connaĂźtre des suites pendant mes vacances en Guadeloupe.
J’avais dĂ©ja entendu la voix de Jacob Desvarieux sur les titres Oh Madiana et Zonbi mais, ce soir-lĂ au Phil One, je n’avais pas fait le rapprochement.
Avant Kassavâ, pour moi, la musique antillaise, câĂ©tait une musique dont la basse faisait boom-boom-, boom-boom-, boom-boom-, boom-boom, dans les enceintes avec la gravitĂ© dâun Ă©lĂ©phant rĂ©pĂ©tant les mĂȘmes pas. Pendant des heures. Alors que je faisais banquette dans les multiples soirĂ©es antillaises oĂč nous emmenaient nos parents, jâentendais cette basse qui revenait en Ă©tant toujours ou souvent la mĂȘme. Et les gens dansaient, sâamusaient, rigolaient et quelques fois se disputaient et se battaient. Or, mon oreille, Ă la maison, sâĂ©tait habituĂ©e de façon prĂ©fĂ©rentielle au Reggae. Tandis que dehors, avec les copains, avec le Reggae, câĂ©tait plutĂŽt le Funk, la Soul et le Jazz-Rock qui nous conditionnaient.
Plus que les titres YĂ©lĂ©lĂ©, Tim-Tim- Bwa Sek , KavaliĂ© O Dam ou GorĂ©e (que jâaime beaucoup) dont le but est de « rappeler » aux Moon France ( ou Moun Frans si on prĂ©fĂšre) leur « Histoire » et leurs « racines », la façon dont Kassavâ a opĂ©rĂ© la musique antillaise et lâa faite grandir en lâouvrant mâa rĂ©conciliĂ© avec la musique de « mon » pays. MĂȘme si jâai bien-sĂ»r aimĂ© beaucoup de tubes antillais de lâĂ©poque dâavant Kassavâ et rĂ©Ă©couterais avec plaisir un certain nombre dâentre eux. Que lâon parle du Kompa, genre musical dominateur aux Antilles avant lâĂ©ruption du zouk pour moi reprĂ©sentĂ©e par Kassavâ, ou de toute autre forme dâexpression musicale alors en lice en Guadeloupe.
Avec Miles Davis, MeâShell NdĂ©gĂ©ocello, Björk et Brain Damage, le groupe Kassavâ est le seul groupe ou artiste musical que je sois allĂ© « voir » et Ă©couter au moins trois fois en concert. A Basse Terre, en Guadeloupe. Au parc de lâancienne mairie Ă Nanterre. A Argenteuil. Et, depuis ce 11 Mai 2019, Ă la salle de concert Arena Ă la DĂ©fense oĂč je me rendais pour la premiĂšre fois avec ma compagne.
On rappelle parfois que Kassav’ a fait un titre avec Stevie Wonder. Pour l’instant, lorsque je l’Ă©coute, ce titre, hormis pour le caractĂšre prestigieux de la collaboration qui a permis sa crĂ©ation, me touche peu : je considĂšre que sur ce titre Stevie Wonder et/ou Kassav’ est ou sont peu inspirĂ©(s).
Par contre, deux ans avant sa mort en 1991, Miles sortait l’album Amandla sur lequel se trouve le titre CatembĂ© . En Ă©coutant ce titre, il ne faut pas s’attendre Ă un morceau fait pour zouker en boite de nuit ou dans sa voiture. Mais comme Miles l’avait fait pour le titre Don’t Lose your mind sur son album Tutu ( en 1986) en s’inspirant ( Merci Ă Pascal de me l’avoir appris !) de la rythmique basse-batterie du tandem Robbie Shakeaspeare & Sly Dunbar, ultimatum Reggae et Dub, de diverses formations ( dont le groupe Black Uhuru un moment envisagĂ© avant son implosion comme une des relĂšves possibles de Bob Marley ), je sais pour l’avoir lu que Miles s’Ă©tait inspirĂ© du zouk , et en particulier de celui promu par Kassav’, pour son titre CatembĂ©. Je me rappelle d’une interview oĂč Miles s’Ă©tait plu Ă faire la leçon Ă un journaliste ( sans doute blanc ) en lui demandant s’il connaissait cette musique qui venait des Antilles : le Zouk.
Entre mon tout premier concert de Miles Davis oĂč je m’Ă©tais rendu seul, en 1987 au Palais des Sports Ă la Porte de Versailles, et celui de Kassavâ il yâa quelques jours, trente deux ans sont passĂ©s. Kassavâ existe officiellement depuis quarante ans.
Quarante ans dâexistence. Quarante mille spectateurs.

Au Stade de France en 2009, ils Ă©taient 65 000. Mais j’ai entendu parler d’un concert en CĂŽte-d’Ivoire oĂč ils Ă©taient 100 000 spectateurs. Je me rappelle que le Zouk rĂ©pandu en Afrique par Kassav’ avait par exemple dĂ©teint sur les chansons d’une artiste comme Monique SĂ©ka, artiste ivoirienne dĂ©crite sur sa page wikipĂ©dia comme Ă©tant une  » chanteuse…Afro-zouk de la CĂŽte d’Ivoire ». BĂ©a, une de mes amies, vient de m’apprendre que Kassav’ s’est mĂȘme produit en concert sur l’Ăźle de GorĂ©e, au SĂ©nĂ©gal. Des neveux de son mari Ă©taient prĂ©sents Ă ce concert mĂ©morable. Et ils  » en parlent jusqu’Ă ce jour ». Cette mĂȘme amie ajoute ( je la cite) :
 » J’Ă©tais Ă une communion africaine dimanche ( SĂ©nĂ©gal/ Cap Vert). Ils ont mis 1h de Kassav’ en l’honneur du 40Ăšme anniv. Le feu dans la salle ! ».
Kassav’ est aussi allĂ© se faire connaĂźtre sur d’autres continents. ArrivĂ©s Ă un certain niveau, les artistes, musiciens ou autres, dĂ©passent les frontiĂšres, vont Ă la rencontre des autres, s’Ă©coutent et s’inspirent les uns des autres. Et le groupe Apartheid Not, aujourd’hui disparu et oubliĂ© depuis des annĂ©es ou pas loin de l’ĂȘtre, et citĂ© en prĂ©ambule de cet article, reprĂ©sentait indiscutablement -avec tant d’autres artistes – cette ouverture d’esprit. On serait Ă©tonnĂ© d’apprendre ce que tel artiste reconnu et rĂ©putĂ© dans tel genre de musique Ă©coute par ailleurs comme style de musique. On serait aussi trĂšs Ă©tonnĂ© d’apprendre que tel artiste de telle « école » ou de tel  » courant » est trĂšs ami avec tel autre artiste a priori totalement Ă©tranger, voire opposĂ©, Ă son univers et son langage. La complĂ©mentaritĂ© permet la crĂ©ativitĂ©. Mais pour cela, il faut d’abord rĂ©ussir Ă s’accorder.
D’ailleurs, au dĂ©but, je m’Ă©tais fermĂ© Ă l’idĂ©e d’aller Ă ce concert de Kassav’ ce samedi 11 Mai 2019. La salle Ă©tait trop grande pour moi. Ouverte le 19 octobre 2017 avec un concert des Rolling Stones, la salle de concert Paris La DĂ©fense Arena Ă©tait, Ă ce que j’avais entendu dire, plus grande que celle du Palais Omnisports de Bercy rebaptisĂ©e AccorHotels Arena ou Bercy Arena depuis 2015 aprĂšs sa rĂ©novation. Bercy Arena, pourvue de 20 300 places selon wikipĂ©dia, m’avait laissĂ© un souvenir mitigĂ© en tant que spectateur. Je prĂ©fĂšre les salles intimistes de la taille de la Cigale, L’ElysĂ©e Montmartre, le Bataclan ou plus petites. La salle du ZĂ©nith Ă©tant mon maximum pour une salle couverte et fermĂ©e. Alors qu’en extĂ©rieur, j’ai pu me rendre avec plaisir Ă un festival comme Rock en Seine.
Concernant ce concert du 11 Mai dernier, j’ai aussi d’abord refusĂ© d’aller voir Kassav’ car je les avais  » dĂ©jĂ vus en concert ». Et leurs derniĂšres productions me happent moins « qu’avant ». Lorsque Kassav’, Ă l’Ă©poque oĂč Patrick St Eloi, Georges DĂ©cimus et tous les autres Ă©taient ensemble, Ă©tait ce « cyclone » musical et que les autres artistes Ă©vitaient de sortir leur album en mĂȘme temps que le « nouveau » Kassav’. MĂȘme si, par ailleurs, j’aime des titres assez rĂ©cents tels que TonbĂ© Leta.
Et puis, jâai appris que ce serait la derniĂšre tournĂ©e de Kassav’. MĂȘme sâils auraient dĂ©jĂ dit ça. Mais ils prenaient de lâĂąge quand mĂȘme alors il fallait ĂȘtre rĂ©aliste. Et puis, la salle de concert la DĂ©fense Arena, câĂ©tait aussi revenir Ă Nanterre, la ville de mes 17 premiĂšres annĂ©es. PrĂšs du centre commercial les Quatre Temps dont lâouverture en 1981 avait Ă©tĂ© un Ă©vĂ©nement en mĂȘme temps quâun aimant pour mon adolescence et celle de bien dâautres jeunes de mon Ăąge et des environs. Les Quatre Temps nous avaient aussi apportĂ© les premiers Mc Do. Les premiers Quick. Restauration quâaujourdâhui je fuis autant que possible. CâĂ©tait avant la grande Arche. A lâĂ©poque du Rubikâs Cube.
Kassavâ en concert, pour leurs quarante ans, câĂ©tait donc voir notre vie dĂ©filer. Au milieu dâun public fidĂ©lisĂ©, ĂągĂ© dâune vingtaine dâannĂ©es Ă plus de soixante ans, majoritairement noir, qui reprend en dansant les paroles de tubes dont la majoritĂ© datait des annĂ©es 80 et 90.
A les voir, les « anciens », Jocelyne BĂ©roard, Jean-Philippe MarthĂ©ly, Jean-Claude Naimro, Jacob Desvarieux, Georges DĂ©cimus avec les nouveaux et plus ou moins nouveaux, en parfait accord avec le public, arrĂȘter le temps, cĂ©lĂ©brer chaque instant, semblait plus que facile. Il nâyâavait quâĂ se laisser aller. Pourtant, alors quâon les distinguait sur les grands Ă©crans de la taille de leur succĂšs et quâon les voyait prendre- et donner- tout ce plaisir en plein dans le mille, je me suis dit que, dâun point de vue personnel, ce groupe en avait connu des traversĂ©es pour arriver jusque lĂ . Je « crois » que pour sa carriĂšre, Jocelyne BĂ©roard a renoncĂ© Ă ĂȘtre mĂšre et peut-ĂȘtre Ă une vie de couple. Desvarieux sâest sĂ©parĂ© au moins dâune mĂšre de ses enfants.

Et puis, Ă©conomiquement et artistiquement, Kassavâ fait partie des rescapĂ©s. Plusieurs annĂ©es auparavant, le producteur et chanteur Henri Debs avait expliquĂ© quâil connaissait deux sortes dâartistes : Les « ADC », artistes Ă durĂ©e courte et les autres, les « ADL », les artistes Ă durĂ©e longue. En Ă©coutant Henri Debs, jâavais retenu quâun ADL devait sa longĂ©vitĂ© Ă son travail et Ă ses dons. Pourtant, un artiste, mĂȘme sâil est « bon » ou « trĂšs bon » peut avoir beaucoup de mal à « percer ». Tout artiste a besoin dâune certaine rĂ©ussite Ă©conomique pour continuer. Or, depuis les dĂ©buts de Kassavâ en tant que groupe en 1979, lâindustrie du disque et de la musique a changĂ©. Un prof de guitare basse et musicien professionnel, GrĂ©gory Martin, a expliquĂ© ça quelques heures plus tĂŽt Ă cette confĂ©rence oĂč je me trouvais avant le concert.
Aujourdâhui, les maisons de disque pressent les artistes pour « produire » comme des poules pondeuses en batterie. Les artistes se doivent de sortir rapidement des tubes et si possible avec des machines qui remplacent les musiciens. Pas de temps ou trĂšs peu de temps est laissĂ© aux artistes pour explorer et peaufiner un album. Et lorsquâil sâagit de faire des concerts, on leur dit que moins ils sont, mieux câest. Pour rĂ©duire les coĂ»ts. Il faut ĂȘtre rentable. Conclusion : si aujourdâhui un groupe comme Kassavâ, avec autant de musiciens, dĂ©marrait sa carriĂšre, il sâeffondrerait probablement avant ses quarante ans de carriĂšre.
A lâavenir, quel que soit le genre musical, nous rencontrerons de moins en moins dâartistes capables dâune telle longĂ©vitĂ©. Il peut y avoir si peu de diffĂ©rence entre celles et ceux qui se noient et les autres qui se dĂ©ploient et, cela, quelle que soit lâĂ©tendue du gĂ©nie, du talent, du « mĂ©rite », du travail et des sacrifices. Pour ces raisons, et dâautres que jâignore, jâai beaucoup aimĂ© ce concert. Je nâai regrettĂ© aucun des prĂšs de cent euros dĂ©boursĂ©s pour les deux places et le parking. MĂȘme si le rĂ©glage du son aurait pu ĂȘtre un peu plus soigneux. Mais il aurait pu ĂȘtre pire.

Jâaurais aimĂ© que Kassavâ nous fasse profiter des trĂšs bons musiciens quâils sont en allant plus souvent dans « lâinstrumental » comme lorsque Jean-Claude Naimro sâest avancĂ© avec son clavier portatif pour ce titre que je connais moins que les autres. Avec des titres plus rĂ©cents tels que TonbĂ© Leta. Ou en reprenant par exemple un titre comme ZONGONN.
Lorsque jâavais Ă©coutĂ© ZONGONN pour la premiĂšre fois ( album de Jacob Desvarieux et Georges DĂ©cimus de 1986) je lâavais nĂ©gligĂ© au profit de titres comme GOREE, Ki NON A MANMANW, MWEN ENVI OU. Câest en lâĂ©coutant en soirĂ©e antillaise et en voyant lâengouement quâil provoquait que je mâĂ©tais aperçu de mon erreur « dâoreille ».
Jâaurais aimĂ© entendre SOUSKAY. Mais comme me lâa rappelĂ© une collĂšgue aussi prĂ©sente au concert, le palmarĂšs de Kassavâ est si consĂ©quent quâil leur Ă©tait impossible de tout jouer. Les trĂšs bons artistes, celles et ceux auxquels on est trĂšs attachĂ© et qui nous ont souvent habituĂ© au meilleur, nous rendent parfois trĂšs exigeants. Voire trop.
LâHistorique groupe Kassavâ nous a bien bordĂ© samedi soir. Chacun portera dans sa mĂ©moire plusieurs moments de ce concert. Pour moi, il y a eu la ligne de basse en introduction de Georges DĂ©cimus sur SĂ© PA DJEN DJEN. Une ligne de basse quâil a rĂ©introduite en avant-scĂšne prĂšs dâun Jean-Philippe MarthĂ©ly soufflĂ© Ă la fin de lâinterprĂ©tation. Il yâa eu le « La Kour Trankil MĂ© La Kour Pa Dosil ! » de Jocelyne BĂ©roard suivi dâun « YĂ©krik » dâalpiniste. Il y a eu le solo silex de Jacob Desvarieux sur Tim-Tim-Bwa-Sek. Il y a eu lâhommage Ă Patrick St Eloi avec des photos de celui-ci, seul ou avec Jean-Philippe MarthĂ©ly, Ă©poque annĂ©es 80-90. Il y âa eu le solo par le trio batterie et percussion. Et bien-sĂ»r, le final avec Zouk La SĂ© Sel Medikaman Nou Ni. Pour moi, Zouk La SĂ© Sel Medikamen Nou Ni est lâĂ©quivalent dâun titre inusable comme le Sex Machine de James Brown. MĂȘme lorsque le sable nous recouvrira tous, nous qui Ă©tions Ă ce concert, il se trouvera encore des gens pour lâaimer et danser dessus. Et nous avec eux. Peut-ĂȘtre.

Franck Unimon, ce mercredi 15 Mai 2019.