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Cette Histoire

 

 

 

                                                           Cette Histoire

 

Cette histoire, nous la connaissons : il faut parfois un acte héroïque ou dégoûtant pour créer l’étincelle à même de nous faire pousser dans le regard admiratif ou horrifié des autres. Auparavant, nous existions peut-être à l’état de bulle plate ou de banale silhouette. Parce qu’à peine la rupture des premiers attraits et de la découverte est-elle prononcée que l’habitude scélérate s’installe. Et il faut faire certains efforts pour rester attentif aux autres comme pour maintenir en eux un certain « intérêt ». Nous avons tellement à faire. La vie est si courte. Et nous n’avons pas de temps à perdre.

Pire que l’exposition au temps qui passe, le risque d’être exposé trop longtemps à un sentiment de solitude et d’échec nous incite à nous démettre de celles et ceux qui nous semblent peu… pour nous en délivrer.

Cet homme-là, je l’ai longtemps délaissé. Je le voyais à peine. Pour mieux dire les choses : j’ai oublié comment je le voyais lorsque je le croisais. C’était une silhouette d’homme de ménage employé par une société dont je connais à peine le nom. Je le savais présent sur le plateau de tournage de mon travail, certains matins. Dès 6 heures. Je faisais sûrement attention à son travail :

Autant que possible, j’évitais de marcher là où il venait de passer le balai ou la serpillère. Même s’il est très courant que celles et ceux qui font le ménage vous disent généralement avec politesse et gentillesse : « Si ! Si ! Vous passez passer ! ». Alors que vous, vous savez qu’en passant, vous allez saloper la surface qu’ils viennent de laver. Et qu’à leur place, vous prendriez très mal que quelqu’un salisse le résultat tout frais de votre oeuvre de ménage.

Au cinéma, une fois, on m’avait proposé un rôle de silhouette d’homme de ménage. J’avais refusé. Et ma prof de théâtre au conservatoire, en colère, avait approuvé mon choix de refuser ce « rôle » en me confirmant mes impressions :

« On te propose ça parce-que tu es Noir ! Tu refuses ! ». Au cinéma, on s’exclue du regard et de la carrière d’acteur en acceptant de « jouer » la silhouette. Et encore plus en y faisant l’homme de ménage qui efface en lui-même les traces de sa propre présence à mesure des scènes. Etre payé, modestement, pour effacer soi-même ses propres traces jusqu’à la disparition complète, c’est tout un concept. Mais certainement pas un plan de carrière à conseiller à celle ou celui qui veut réussir en tant qu’acteur.

Aussi Ă©tonnante que cette proposition soudaine de m’engager en tant que silhouette d’homme de mĂ©nage avait Ă©tĂ© la croyance de certaines personnes de mon entourage :

Quand je les avais interrogées, certaines d’entre elles, pragmatiques, avaient estimé que c’était toujours bon à prendre, une place de silhouette d’homme de ménage au cinéma. Tant que c’était payé.

 

Dans la vie, et gratuitement, j’avais déja croisé cet homme de ménage un certain nombre de fois lorsqu’un matin, une de nos collègues a été suivie par un violeur. Les cris de notre collègue ont alerté notre « silhouette » d’homme de ménage. Celui-ci a accouru et s’est interposé. Seul lui, « l’homme de ménage », en raison de sa présence à cette heure, pouvait à ce moment-là entendre, voir et intervenir. Le violeur a très vite pris la fuite.

Cette tentative de viol a été un choc. Pour cette collègue. Pour nous.

Notre collègue s’en est apparemment remise : je ne suis pas assez proche pour aborder ce sujet avec elle et j’ai préféré éviter toute question déplacée ou qui aurait pu passer pour telle. A la place, il a pu m’arriver, comme d’autres collègues, de veiller un peu plus sur elle comme cette fois où venant au travail, elle nous avait appelé pour nous informer…qu’elle avait l’impression d’être suivie par un mec bizarre. J’étais prêt à partir la rejoindre. Finalement, elle s’était refugiée dans un café quelques minutes puis était arrivée.

 

Je me demande combien de personnes parmi toutes celles et ceux, qui, quotidiennement, se font faire et servir un cafĂ© et marchent en toute dĂ©contraction dans le travail des autres auraient Ă©tĂ© capables d’agir comme cet homme de mĂ©nage. Depuis quelques mois maintenant, une de mes collègues, rĂ©incarnation d’un chien St-Bernard, en cela qu’elle est particulièrement attentive aux autres, lui apporte un cafĂ© les matins. Ce matin, ma collègue m’a Ă  nouveau dit que cela lui avait pris du temps pour « apprivoiser » cet homme.

Depuis cette tentative de viol, je perçois cet homme de ménage comme un héros et un modèle. Je le salue autant que possible. Je me suis obligé à apprendre et à retenir son prénom. Quelques fois, je prends le temps de discuter avec lui. Je n’ai jamais osé lui parler de ce qui était arrivé. C’est un héros méconnu et je crois que cela lui convient très bien :

La majorité des héros sont des gens méconnus et oubliés. Seule une minorité de héros, je crois, « bénéficie » d’une histoire officielle et d’une certaine publicité qui peut d’ailleurs être une malédiction.

Quelques fois, je repense avec un peu d’inquiétude à ce « Jeune Malien sans papiers » :

Mamadou Gassama.

Le 27 Mai 2018, à Paris, Mamadou Gassama était devenu « un héros » en sauvant un enfant accroché à un balcon, les pieds suspendus dans le vide. Mamadou Gassama, dont j’avais déjà oublié le prénom et le nom avant d’écrire cet article, a reçu la nationalité française et été embauché en tant que pompier suite à son acte héroïque. C’est ce que j’ai cru comprendre. Ce dénouement ressemble à un happy end commun à certains romans et certains films. Tout va bien et tout se termine pour le mieux. Mais :

Entre l’exigence de devoir toujours, désormais, être un héros (donc un être parfait) et le fait, quand même, de susciter certaines jalousies, je me dis que la vie de Mamadou Gassama doit être loin d’être simple. Je me dis que pour lui le plus simple a peut-être été, finalement, de risquer sa vie pour cet enfant. Ensuite, soit pour lui soit pour son entourage, je doute que la vie se soit simplifiée. Trop de célébrité tue l’héroïsme, la tranquillité et la simplicité. Bien des héros et des super-héros ont bien raison de porter un masque assurant leur anonymat dans la vie de tous les jours. Qu’un masque cache leur visage ou que ce masque soit un rôle ou une attitude qu’ils (se) jouent tous les jours et par lesquels ils se font passer pour plus idiots, plus vulnérables et plus lâches qu’ils ne le sont réellement.

Dusko Popov, qui a inspiré à Ian Fleming un certain personnage célèbre, l’a dit :

« Dans la vraie vie, James Bond ne tiendrait pas six mois ».

Je « soupçonne » Dusko Popov d’avoir été indulgent en parlant de « six mois » car en lisant sa très bonne biographie Tricycle qu’il a écrite lui-même, on comprend que son intelligence et son art de la dissimulation lui ont permis de jouer les agents double voire triple et de bien tenir sa couverture durant la Seconde Guerre Mondiale face aux nazis qu’il fréquentait.

On m’objectera qu’il en est de même, malheureusement, pour de grands criminels et de grands meurtriers qui savent passer inaperçus en tout normalité et même en toute légalité jusqu’à ce moment où ils entrent en scène. C’est vrai. Mais je préfère penser ce matin à cette histoire où parmi toutes ces femmes et ces hommes de ménage, parmi toutes ces silhouettes confondues dont la présence est souvent floue, se cachent des héroïnes et des héros que nous croisons ou que nous sommes tous les jours.

Franck Unimon, ce jeudi 4 juillet 2019.

Une réponse sur « Cette Histoire »

Bonjour Franck,

Ta chronique m’a fait pensĂ© Ă  Claude Melki qui Ă©tait un acteur effacĂ© et qui avait jouĂ© dans un tĂ©lĂ©film il y a plusieurs dizaine d’annĂ©e le rĂ´le d’un homme de mĂ©nage pour première partie de ton texte.

Ensuite, nous avons toutes et tous une part d’humanitĂ© qui pourrait faire de nous des « hĂ©ros » face Ă  l’injustice mais le modèle individualiste anglo-saxon a burinĂ© nos sens et atrophiĂ© notre empathie.

Il ne faut pas se voir en héros mais en compagnon (étymologiquement celui qui partage son pain) et qui doit prendre sur lui pour tendre la main et même des fois les points.

Cet homme de mĂ©nage que l’on salue et avec qui ont Ă©change des mots fait partie de nos semblable mais il semble que nous l’ayons oubliĂ©.

Je t’embrasse mon frère, mon ami, mon compagnon.

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