De Chaque instant documentaire réalisé par Nicolas Philibert, sorti en salles ce 29 aout 2018.
Lâeau coule sans fin dans lâĂ©vier. Câest une hĂ©morragie qui va aider la vie. Son dĂ©bit maitrisĂ© par un robinet va permettre de se laver les mains. Mais selon un rituel Ă mĂȘme de prĂ©parer des Ă©tudiantes et des Ă©tudiants infirmiers. Chaque enseignement a ses rĂšgles et ses interdits. Il yâa dans cette premiĂšre scĂšne et dans ce simple geste, pratiquĂ© sans doute un million de fois dans une existence, de De Chaque instant de Nicolas Philipert , lâexposition en pleine lumiĂšre dâun dressage aussi justifiĂ© soit-il pour des raisons sanitaires. Cette eau qui sâĂ©coule depuis ce robinet, cela peut aussi ĂȘtre lâĂąme de ces Ă©tudiantes et Ă©tudiants infirmiers mais aussi celle de tant dâautres personnes appartenant Ă leur passĂ© comme Ă leur futur.
Il en faut de lâeau pour pouvoir se laver les mains correctement afin de pouvoir prendre soin de soi et du monde. Beaucoup dâeau. Cette simple scĂšne dâapprentissage de lavage des mains oĂč chacune et chaque Ă©tudiant infirmier sâentraĂźne prononce dâemblĂ©e le paradoxe de ce mĂ©tier de soignant : pour ĂȘtre pratiquĂ© dans des conditions correctes, il a besoin de moyens, ici, en eau, qui sâamalgament difficilement avec certaines rĂšgles Ă©lĂ©mentaires dâĂ©cologie ainsi quâavec bien des desiderata Ă©conomiques.
On peut formuler cela autrement.
MĂȘme en sâentourant de certaines prĂ©cautions et en veillant Ă anticiper, Ă planifier, il peut ĂȘtre trĂšs difficile voire impossible pour une infirmiĂšre ou un infirmier un tant soit peu consciencieux de regarder sa montre ou de privilĂ©gier son Ă©tat de forme au regard de certaines situations sensibles. La vie et la mort se maitrisent beaucoup moins bien quâun robinet que lâon ouvre et ferme selon notre volontĂ©. Et câest donc en piochant dans ses ressources et ses rĂ©serves morales, intellectuelles, physiques, psychiques et techniques, parfois financiĂšres, quâun soignant compensera bien des fois les carences, les lacunes, les manques et manquements dâun patient, de sa famille ou de ses proches, mais aussi celles et ceux de lâinstitution qui lâemploie. Toute infirmiĂšre et infirmier fera donc lâexpĂ©rience- soit au cours de sa formation mais aussi ensuite- de malmener ou de nĂ©gliger sa propre Ă©cologie « pour le bien du patient » ou « pour combler ou satisfaire » lâinstitution qui lâemploie.
LâinfirmiĂšre et lâinfirmier font partie de ces professionnels dont les horaires de travail occupent tout le cadran solaire et tous les jours dâune annĂ©e. Il arrive aussi quâils soient par exemple sollicitĂ©s pour des tĂąches de manutention, tĂąches a priori Ă©trangĂšres Ă leur titre. Ou pour remplacer au coup par coup ce que son institution a omis ou choisi dâoublier de remplacer.
Et, une personne qui veut gagner beaucoup dâargent de par sa profession se dirige rarement vers le mĂ©tier dâinfirmiĂšre ou dâinfirmier. Ou alors, câest quâelle aura Ă©tĂ© mal renseignĂ©e ou quâelle se destine Ă certaines spĂ©cialitĂ©s trĂšs pointues et trĂšs lucratives- des niches- oĂč les patients reprĂ©sentent un chiffre dâaffaires avant de reprĂ©senter des ĂȘtres humains. Sauf, aussi, si elle est prĂȘte Ă travailler trente jours sur trente ou Ă ĂȘtre sur deux postes en mĂȘme temps.
Le mĂ©tier dâinfirmier est donc un mĂ©tier soumis Ă diffĂ©rentes formes dâexigences et qui, en contrepartie, fournira une gratification relative voire modĂ©rĂ©e dâun point de vue pĂ©cuniaire. Pourtant, câest un mĂ©tier oĂč, de plus en plus, lâinstitution qui lâemploie lui demande des comptes et supprime des moyens de toutes sortes (formations plus difficiles Ă obtenir, diminution de postes, changements dâhoraires de travail, rĂ©duction du nombre de jours de congĂ©s, fermeture des crĂšches Ă destination du personnelâŠ.).
Cela, câest moi qui le souligne afin de complĂ©ter le documentaire de Nicolas Philibert que je trouve trĂšs bien fait. Il filme trĂšs bien par exemple ces deux cours contradictoires oĂč, dâun cĂŽtĂ© on enseigne Ă nos futurs infirmiĂšres et infirmiers quâils ont des « Devoirs ». Et oĂč , dâun autre cĂŽtĂ©, on leur affirme quâils ont « une indĂ©pendance professionnelle » quâils se doivent de dĂ©fendreâŠ..
Mais jâimagine que comme moi alors que jâĂ©tais en formation, ces Ă©tudiantes et Ă©tudiants infirmiers ont pour eux leur insouciance ainsi que dâautres prioritĂ©s et sont plus portĂ©s sur ce qui valorise ce mĂ©tier. Alors que je dĂ©couvrais ce documentaire, je me suis avisĂ© que jeune diplĂŽmĂ©, et mĂȘme aprĂšs, je me serais abstenu dâaller le voir en salle.
La formation dâinfirmier mâa pris une certaine innocence. Et le mĂ©tier qui consiste Ă manger de la souffrance et de la violence en permanence est suffisamment contraignant pour quâune fois sorti du service, on choisisse dâaller au cinĂ©ma pour voir et vivre autre chose que ce que lâon a vĂ©cu et revĂ©cu de lâintĂ©rieur pendant nos heures de service.
Pour nous dĂ©peindre la formation qui nous mĂšne jusquâau mĂ©tier dâinfirmier, Nicolas Philibert rĂ©alise un documentaire en trois actes :
1 ) LâApprentissage Ă lâĂ©cole avec les diffĂ©rents intervenants, infirmiĂšres et infirmiers de formation mais aussi mĂ©decins et autres.
2 ) En stage. On suit certaines Ă©tudiantes et Ă©tudiants lors dâune partie dâun de leur stage. Ce qui permet de constater Ă nouveau quâil yâa aussi un grand potentiel cinĂ©matographique dans certaines situations vĂ©cues Ă lâhĂŽpital et, ce, en se passant des inconditionnelles scĂšnes « dâurgences mĂ©dicales » comme des sempiternelles « Ne vous inquiĂ©tez pas ! Tout va bien se passer ».
3 ) Le témoignage de certaines et certains de ces étudiants infirmiers face à certaines et certains formateurs.
Le documentaire de Philibert mâapparaĂźt trĂšs appropriĂ©. Jâai Ă©prouvĂ© une certaine gratitude pour toute sa partie « tĂ©moignages » dâautant que la profession infirmiĂšre est une profession souvent bĂąillonnĂ©e. Lâun des tĂ©moignages dâune des Ă©tudiantes mâa semblĂ© ĂȘtre une douloureuse et trĂšs juste illustration de ce que peut ĂȘtre ce mĂ©tier si on sây engloutit sans apprendre Ă se prĂ©server : ce mĂ©tier peut se transformer en cambriolage de notre propre existence. Et, dans la partie « tĂ©moignage », je regrette que le formateur ou la formatrice qui en a lâoccasion avec un ou une Ă©tudiante reste flou sur ce sujet. Il fallait dire ouvertement quâil est plus quâimportant, dans ce mĂ©tier, dâapprendre Ă connaĂźtre ses limites et Ă en tenir compte. Et quâil peut ĂȘtre utile, pour cela, de consulter des professionnels (psychologue, mĂ©decin ou autres) et de se familiariser avec ce genre de consultation avant de se retrouver dans le rouge.
Dans la salle de cinĂ©ma oĂč je me trouvais, la moyenne dâĂąge Ă©tait dâune cinquantaine dâannĂ©es Ă vue dâoeil. Je nâai pas fait de sondage. Dans le fond de la salle, un homme rigolait de temps Ă autre. Jâai dâabord cru quâil se moquait des mĂ©thodes pĂ©dagogiques de certaines et certains formateurs. Et puis, devant une autre scĂšne, peut-ĂȘtre au moment des tĂ©moignages, jâai compris que la raison Ă©tait toute autre. Cela a Ă©tĂ© plus fort que moi. Je me suis tournĂ© vers le fond de la salle pour lâinformer de façon bien audible :
« Monsieur, ce nâest pas drĂŽle ! ».
AussitĂŽt, un autre homme, lui, visiblement installĂ© au tout premier rang, face Ă lâĂ©cran, de me rĂ©pondre :
« Parfois, oui ! ».
« Ici, non ! » lui ai-je dit. Quelques secondes sont passĂ©es puis lâhomme du premier rang a repris :
« Et, ici ?! ». Je nâai rien rĂ©pondu. Il nâyâavait rien Ă rĂ©pondre. Et câest peut-ĂȘtre lĂ le gouffre dans lequel se trouve le mĂ©tier dâinfirmier face aux diffĂ©rents gouvernements qui pondent une certaine politique de SantĂ© qui met Ă mal le mĂ©tier dâinfirmier et dâautres professions de santĂ©. Il arrive un stade oĂč il nâyâa plus rien Ă rĂ©pondre. Lors dâune manifestation de soignants Ă laquelle jâai un peu participĂ© Ă Paris ce 6 septembre 2018, jâai vu ce que je ne voyais plus depuis des annĂ©es. Le mĂ©tier dâinfirmier reste un mĂ©tier de femmes. En France, la femme reste dĂ©considĂ©rĂ©e dâun point de vue professionnel et salarial. Et, aprĂšs que lâon ait entendu parler de lâaffaire Harvey Weinstein dans le milieu du cinĂ©ma et des prises de position que cette affaire a dĂ©clenchĂ©es en faveur des femmes, je me suis avisĂ© que la profession infirmiĂšre, elle, restait pour lâheure « arriĂ©rĂ©e » ou rĂ©trograde en termes dâimage dans la sociĂ©tĂ© française. Quitte Ă passer pour un misogyne sans cervelle et sans courage, je me dis que le fait que le mĂ©tier dâinfirmier soit encore principalement un mĂ©tier de femmes doit, aussi, ĂȘtre lâune des raisons pour lesquelles ce mĂ©tier reste (mal) traitĂ© comme il lâest. Le mĂ©tier dâinfirmier reste perçu Ă mon sens comme un mĂ©tier de soin, soit comme une vertu « naturellement » fĂ©minine qui va de soi. Je rĂ©sume : tandis que les ( trĂšs) grands dirigeants (principalement des hommes) de cette sociĂ©tĂ© et de ce monde font des lois, adoptent des stratĂ©gies militaires, politiques, Ă©conomiques ou autres, les « bonnes femmes » que sont les infirmiĂšres et les infirmiers font le boulot, certes beau et nĂ©cessaire quâil faut faire, et pour lequel elles et ils sont faits de toute façon. Donc, de quoi se plaignent-elles les infirmiĂšres ?! Ainsi que les hommes qui sont infirmiers ?! Puisquâil sâagit dâune « vocation » ?!
Je crois aussi que le jour oĂč les infirmiĂšres et infirmiers seront tous Ă©narques et capables de sâexprimer dans la langue de Shakespeare, tant pour la façon dâexprimer leur pensĂ©e, de gĂ©rer leur carriĂšre que pour la langue, quâils bĂ©nĂ©ficieront alors dâun statut plus valorisant. Cela est Ă©videmment plus quâune chimĂšre. Aussi, aujourdâhui, mĂȘme si le mĂ©tier dâinfirmier est officiellement et politiquement « flatté » et caressĂ© comme on le fait dâun animal domestique ronronnant et affectueux, il reste finalement un mĂ©tier perçu par bien des Ă©lites (politiques et autres) comme un mĂ©tier de vassal et de prolĂ©taire.
Franck, ce lundi 17 septembre 2018.
Deux mois sont passĂ©s depuis la rĂ©daction de cet article. PubliĂ© parmi d’autres de mes articles, celui-ci, Ă ce jour, n’a pas Ă©tĂ© lu. Cela me donne l’occasion de le complĂ©ter aujourd’hui, malheureusement, suite Ă un constat Ă nouveau assez dĂ©primant.
Depuis la rĂ©daction de cet article,  le mouvement des gilets jaunes que j’Ă©voque dans plusieurs articles ( dont PrivilĂ©gié ou La Vocation et le talent dans la rubrique Echos Statiques ) est apparu. Et, ce, quelques mois aprĂšs la grĂšve de trois mois de la SNCF qui, en dĂ©pit d’une certaine radicalitĂ© qui l’a rendue assez impopulaire et incomprise, a semblĂ© annihilĂ©e par la stratĂ©gie du gouvernement. Dans mes souvenirs, les manifestations infirmiĂšres depuis une trentaine d’annĂ©es ont toujours Ă©tĂ© des manifestations pacifistes et « obĂ©issantes ». Et bien moins dĂ©rangeantes que celles menĂ©es par la SNCF ou les routiers par exemple.  Ce monde du silence  ( celui des infirmiĂšres, infirmiers, et des soignants en gĂ©nĂ©ral) a un prix. Comme on pourra s’en faire une idĂ©e dans les extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 ( numĂ©ro 1379) dont je publie quelques photos Ă la fin de cet article. Le prix d’une certaine souffrance humaine. Et, il est difficile de savoir quelle conscience de cette souffrance et de cette violence Ă venir ont ces Ă©tudiants et Ă©tudiantes infirmiers dont Nicolas Philibert fait le portrait dans son documentaire De chaque instant. Lorsque j’Ă©tais Ă©lĂšve/Ă©tudiant comme eux ( entre mes 18 et mes 21 ans), je me sentais Ă peu prĂšs inĂ©puisable au moins moralement lorsqu’il s’agissait de me dĂ©vouer au mal-ĂȘtre des autres.
Il me semble donc trĂšs difficile de deviner les aptitudes qui seront les leurs pour remĂ©dier comme pour se prĂ©server de façon prĂ©ventive de la souffrance et de la violence inhĂ©rentes Ă la profession soignante mais aussi Ă celles rajoutĂ©es par les dĂ©cisions des gouvernements, des directions et des cadres des institutions oĂč ils exerceront. Pour ces quelques raisons, la profession infirmiĂšre ainsi que les autres professions soignantes sont des viviers « naturels » et « tout dĂ©signĂ©s » oĂč peuvent se trouver des professionnels  » sans blessures apparentes » tel qu’en parle Jean-Paul Mari dans son ouvrage ( voir mon article sur son livre dans la rubrique Puissants fonds). Jusqu’Ă ce que l’usure se manifeste, un beau jour, d’une façon socialement « acceptable » et plus ou moins isolĂ©e ( arrĂȘt maladie, accident de travail, dĂ©parts du service, changement d’horaires ) ou horrible  comme dans le film The Thing et se rĂ©pande d’une façon Ă©pidĂ©mique tandis que les « autoritĂ©s », dĂ©sarmĂ©es, sanctionneront. Ou s’Ă©tonneront de l’ampleur des dĂ©gĂąts, affichant, par les voies mĂ©diatiques appropriĂ©es , leur Ă©motion pleine et sincĂšre comme leur grande volontĂ© d’Ă©radiquer le mal tout en se sachant Ă l’abri de ses effets immĂ©diats.
Un tel pamphlet de ma part a peut-ĂȘtre de quoi Ă©tonner en cette fin d’annĂ©e usuellement consacrĂ©e aux festivitĂ©s et aux projets souriants. Et, bien-sĂ»r, festivitĂ©s et projets souriants et optimistes font partie de la solution. Mais il est des professions oĂč, plus qu’ailleurs, il est de rigueur de sourire mĂȘme lorsque la brisure interne est proche et, ce, quelle que soit la pĂ©riode de l’annĂ©e. En cela, les soignants peuvent ĂȘtre bien des fois des gymnastes et des danseurs Ă©toiles   ( voir mon article sur le film Girl dans la rubrique CinĂ©ma, et, Ă la place, imaginer un soignant ou une soignante en exercice…. ) de la souffrance mettant sous cloche leurs propres stigmates  pour s’occuper et s’attacher en prioritĂ© Ă ceux des autres mais aussi pour satisfaire aux diverses exigences de leurs directions. Ces quelques extraits du Charlie Hebdo de ce 26 dĂ©cembre 2018 en rendent compte. On se doute que d’autres mĂ©dia se font et se feront aussi le relais de tels constats, festivitĂ©s ou non.
Franck, ce samedi 29 décembre 2018.