
Je cours depuis longtemps
Plus jeune, je courais aprĂšs les bus et les trains que je voyais arriver. Puis, jâai arrĂȘtĂ© et jâai cru que jâavais arrĂȘtĂ© de courir. Lorsquâensuite, jâen voyais dâautres qui couraient aprĂšs des moyens de transports, jâai pu sourire. Bien-sĂ»r, cela me permettait aussi dâoublier quâentre-temps, jâavais vieilli. Mais comme jâarrivais gĂ©nĂ©ralement Ă destination et honorais mes rendez-vous les plus importants, je nây ai pas accordĂ© dâattention particuliĂšre.
Je nâai rien contre le fait de courir, de faire du sport et de transpirer. Mais je nâaime pas courir pour rien. Je nâaime pas mâinquiĂ©ter pour rien non plus. Ou, du moins, de fournir beaucoup dâefforts pour, aprĂšs, devoir mâapercevoir que je me suis Ă©reintĂ© pour trĂšs peu de rĂ©sultats. Les travaux dâHercule tous les jours seulement pour arriver Ă lâheure, cela ne vaut pas le clou.
Alors, jâai arrĂȘtĂ© de courir. Soit je suis Ă lâheure ou trĂšs en avance. Soit je suis en retard. Mais je suis moins en retard quâavant. On parlera de sagesse, dâexpĂ©rience, dâĂ©conomie de moyens, dâanticipation, de maturitĂ©, de meilleure perception de soi-mĂȘme comme de son environnement proche et lointain. Ou de meilleur systĂšme dâĂ©vacuation sudoripare. Peut-ĂȘtre. Si on veut.
Car, par ailleurs, jâai continuĂ© de courir. Je nâavais jamais vĂ©ritablement arrĂȘtĂ©. En pensĂ©es, en actions, en projets, en regrets, en illusions, en dĂ©sirs, en devoirs, en Ă©criture.
Prenons mon blog. Prenons les films qui sortent au cinéma.
A ce jour, mes cinq articles les plus lus sont consacrĂ©s aux Arts Martiaux. A ma rencontre avec deux Maitres dâArts Martiaux : respectivement, par anciennetĂ©, Ă Maitre Jean-Pierre Vignau et Ă Maitre LĂ©o Tamaki. ( Dojo 5 et Arts Martiaux : un article inspirĂ© par Maitre Jean-Pierre Vignau)
Puis suit un article sur le métier infirmier, celui que je pratique depuis quelques années en psychiatrie et en pédopsychiatrie : Crédibilité
Devant un article qui raconte ma rencontre avec lâacteur Steve Tientcheu et son co-scĂ©nariste et co-rĂ©alisateur Tarik Laghdiri dans leur ville en Seine Saint Denis : Le cinema-A ciel ouvert avec Steve Tientcheu et Tarik Laghdiri
Et, enfinâŠ.un article que jâavais Ă©crit aprĂšs avoir Ă©coutĂ© un podcast sur lâex-actrice française de porno Brigitte Lahaie : Brigitte Lahaie en podcast
Je nâai pas choisi cette chronologie. Comme je ne choisis pas la frĂ©quence de sortie des films dans les salles de cinĂ©ma. MalgrĂ© ou en dĂ©pit des diffĂ©rentes plateformes sur internet qui permettent de voir des films ou des sĂ©ries chez soi.
Plus jeune, jâallais voir autant de films que possible. Jâai aimĂ© ça. Au festival de Cannes, oĂč jâai pu aller deux fois en tant que journaliste de cinĂ©ma, jâai aussi aimĂ© bouffer du film de maniĂšre trĂšs rapprochĂ©e. Aujourdâhui, je regarde tous ces films sortir en salles. Dont certains en avant-premiĂšres lors de projections de presse. Si, auparavant, il mâĂ©tait impossible de tous les voir, câest encore plus vrai aujourdâhui.
Si, auparavant, il mâĂ©tait possible dâĂ©crire sur les films que je voyais en avant-premiĂšres, câest moins vrai aujourdâhui.
Abdel, un copain de lycĂ©e mâavait dit un jour : « Si tu veux te battre contre le Temps, câest perdu dâavance ». CâĂ©tait Ă la fac de Nanterre. Je sortais du bassin de la piscine oĂč je venais de terminer mes longueurs. Il arrivait. Abdel devait ĂȘtre en fac de Droit ou dâEconomie. JâĂ©tais alors en Fac dâAnglais. Pourtant, jâavais parfaitement compris son langage.
Le Temps peut faire penser Ă des arbres ou Ă ces ĂȘtres qui nous entourent que lâon abat et bouscule en permanence. Mais on ne sâen aperçoit pas. Car ces arbres et ces ĂȘtres ne crient pas, restent passifs et, aussi, parce quâon ne les voit pas. Ils font partie du dĂ©cor. Et lorsquâils disparaissent, on ne le voit pas tout de suite.
Nous prenons davantage en compte celles et ceux qui crient et réagissent. Qui nous font réagir. Ou qui sont mobiles.
Sauf que le Temps, lui, a cette particularitĂ©, quâil nous repousse toujours vers nous mĂȘmes. Pas besoin de crier ou de sâagiter. Pas besoin dâĂȘtre vu, non plus. Il sâimpose. Câest tout. Tels tous ces films qui sortent, toutes ces pensĂ©es et ces expĂ©riences qui dĂ©filent par bobines et quâil est impossible de retranscrire exactement.
Il faut choisir. Il faut trancher. Il faut Ă©couter. Ecrire. Parfois, câest rĂ©ussi. Du titre au contenu. Dâautres fois, câest moins bien. Mais on ne peut jamais savoir avant dâavoir effectuĂ© le geste. Et avant de lâavoir publiĂ©. Ce que lâon sait, câest que lâon ne peut pas courir Ă©ternellement et aprĂšs tout ce qui se passe autour de nous. Câest perdu dâavance.
Lors de mon dernier entraĂźnement dâapnĂ©e, ce samedi matin, notre moniteur dâapnĂ©e, Maitre Yves (il sera gĂȘnĂ© dâapprendre que je le vois comme un Maitre) mâa rappelĂ© lâimportance du relĂąchement :
Alors que jâeffectuais une de mes longueurs sous lâeau, mon partenaire qui assurait ma sĂ©curitĂ©, au dessus de moi Ă la surface, avait Ă©tĂ© dans lâimpossibilitĂ© de me suivre. Jâavais accĂ©lĂ©rĂ©. Jâavais accĂ©lĂ©rĂ© parce-que je manquais dâair et que je voulais arriver au bout des vingt cinq mĂštres. Yves mâa alors rĂ©pondu que, dans ce cas, il fallait se relĂącher, et permettre Ă celui qui est en surface, de pouvoir suivre. Puisque lâon va bien plus vite sous lâeau quâen surface. Maitre LĂ©o Tamaki, aussi, insiste sur le relĂąchement en AĂŻkido.
Cela doit ĂȘtre pareil pour mes articles. Au lieu de chercher Ă aller vite afin de voir le plus de films possibles qui sortent, ou de traiter le maximum de sujets, je vais ralentir.
Hier ou avant hier, ma fille mâa demandĂ© sâil y avait des journaux oĂč jâavais Ă©crit. Je lui ai rĂ©pondu :
« Oui, dans un mensuel de cinĂ©ma papier qui sâappelait Brazil ».
Ce matin, je lui ai montrĂ© quelques articles de Brazil en bas desquels se trouvaient mon prĂ©nom et mon nom. CâĂ©tait en 2009. Il y avait dâabord lâinterview de Reda Kateb, Lucide Ă Paris, Ă la Place dâItalie. Pour le film Quâun seul tienne et les autres suivront de LĂ©a Fehner.
Puis, je suis tombĂ© sur lâinterview que jâavais faite du rĂ©alisateur philippin Brillante Mendoza pour son film Kinatay ( Massacre). Kinatay avait eu un prix Ă Cannes mais avait Ă©galement choquĂ© pour sa violence. Le film avait fait rĂ©agir. Mais aujourdâhui, qui sâen rappelle ?
Jâai relu quelques bouts de lâinterview de Brillante Mendoza. Les piles de mon enregistreur numĂ©rique avaient capitulĂ© dĂšs le dĂ©but. Jâavais fait lâerreur de mal les recharger et de ne pas avoir prĂ©vu de piles de rechange. En rentrant chez moi, je mâĂ©tais empressĂ© de tout restituer de tĂȘte.
CâĂ©tait en 2009. Il y a 13 ans. On peut se dire que câest trĂšs ancien. Que câest ressasser le passĂ©, et les souvenirs de nos « rĂ©ussites ». Mais en quoi, le passĂ© et lâancien sont-ils nĂ©cessairement des camouflets ? En quoi, la nouveautĂ© est-elle obligatoirement et, toujours, meilleure ?
Ce week-end, je me suis demandé la raison pour laquelle, par moments, ou souvent, nous nous tenons réguliÚrement éloignés de ce qui nous fait du bien ou le plus de bien ?
Par soumission ? Par Devoir ? Par lùcheté ? Par idiotie ? Par illogisme ? Par sacrifice ?
Jâai commencĂ© hier la lecture de lâouvrage de Stanley Pranin, paru en 1993, Les MaĂźtres de lâAĂŻkido ( ElĂšves de MaĂźtre Ueshiba PĂ©riode dâAvant Guerre). Un livre dâinterviews que jâavais achetĂ© dâoccasion, il y a dĂ©jĂ plusieurs mois. A un prix assez Ă©levĂ© (environ 60 euros) car devenu difficile Ă trouver.
1993, câest encore plus ancien que 2009. Et, la pĂ©riode dâAvant Guerre ( avant la Seconde Guerre Mondiale), câest encore pire. Pourtant, quâest-ce que la lecture de ces interviews mâa fait du bien ! Cela fait des mois, voire des annĂ©es, que je cours. Que je mâabreuve Ă des informations anxiogĂšnes en continu par devoir ou par masochisme. Et que je passe Ă cĂŽtĂ© de nourritures bien plus saines qui se trouvent prĂšs de moi et qui, comme les arbres et le Temps, ne font pas de bruit et gesticulent trĂšs peu.
En lisant une partie de lâinterview de Brillante Mendoza, pour son film Kinatay, je me suis dit :
Câest plaisant Ă lire. Tout ce travail que jâavais initiĂ© avec Brazil mais aussi tous ces films que jâai pu voir dans le passĂ©, qui mâont marquĂ© et dont jâai les dvds et les blu-rays, doivent me servir pour mes articles cinĂ©ma. Je ne peux pas et ne veux pas courir aprĂšs tout ce qui sort Ă la vitesse dâun Ball-trap, au cinĂ©ma ou ailleurs. Par contre, je peux prendre le temps de mâarrĂȘter sur des expĂ©riences qui ont Ă©tĂ© particuliĂšres pour moi. Ce qui signifie prendre le contre-pied de cette furie dans laquelle, trop souvent, notre vie prend souche. Comme si nous Ă©tions toujours condamnĂ©s Ă mourir.
Franck Unimon, ce lundi 17 janvier 2022.