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La Vocation et le Talent

 

 

La « Vocation » est peut-ĂȘtre Le mot que je hais Ă  parler du mĂ©tier d’infirmier (voir mon article sur le documentaire De Chaque Instant de Nicolas Philibert dans la catĂ©gorie CinĂ©ma).

La « Vocation » est pour moi une assignation. L’équivalent de la mĂ©daille de chocolat ou de la quatriĂšme place. Du distributeur automatique sur lequel il suffit d’appuyer et qui est «  lĂ  pour ça ! ».

C’est un lot de consolation que rĂ©cupĂšre celle ou celui, souvent plus persuadĂ©(e) que les autres qu’il/elle vaut moins qu’eux. Un leurre.

La « Vocation », c’est ce qui pousse Ă  croire que l’on obtient sa juste rĂ©compense au mĂ©rite : qu’en se taisant, en endurant, en acceptant tout et n’importe quoi, parfois de n’importe qui, un jour, notre consĂ©cration, notre prince ou notre princesse viendra. Alors, toutes celles et tous ceux que l’on aime seront lĂ  pour fĂȘter avec nous ce moment Ă©ternel.

La « Vocation », c’est ce qui incite Ă  s’excuser d’exister, de respirer, de penser. On craint souvent ou toujours de dĂ©ranger, d’ĂȘtre incongru, inappropriĂ©, d’avoir mal agi ou de mal agir.

 

Dans son livre Le Fils du pauvre , Mouloud Feraoun écrit ce passage :

«  (
..) PĂ©nĂ©trĂ© de mon importance dĂšs l’ñge de cinq ans, j’abusai bientĂŽt de mes droits. Je devins immĂ©diatement un tyran pour la plus petite de mes sƓurs, mon aĂźnĂ©e de deux ans. (
.) Elle avait un bon naturel qui lui permettait d’essuyer mes coups et d’accepter mes moqueries avec une mansuĂ©tude peu imaginable chez un enfant de son Ăąge. Toutefois, on ne manqua pas de lui inculquer la croyance que sa docilitĂ© Ă©tait un devoir et mon attitude un droit. Chaque fois qu’il lui arrivait de se plaindre, elle recevait une rĂ©ponse invariable : « N’est-ce-pas ton frĂšre ? Quelle chance pour toi d’avoir un frĂšre ! Que Dieu te le garde ! Ne pleure plus, va l’embrasser ».

GrĂące Ă  ce procĂ©dĂ©, elle avait fini par croire insĂ©parable la formule «  Que Dieu te le garde » du nom du frĂšre et il Ă©tait touchant de l’entendre dire Ă  ma mĂšre en pleurant :

-C’est mon frĂšre, que Dieu me le garde, qui a mangĂ© ma part de viande – Mon frĂšre, que Dieu me le garde, a dĂ©chirĂ© mon foulard.

Petite sƓur, qui es maintenant mĂšre de famille, ton vƓu a Ă©tĂ© exaucĂ©. Dieu t’a gardĂ© ton mauvais frĂšre ».

Le Fils du pauvre, publiĂ© en 1954, relate un passĂ© en Kabylie alors que l’auteur Ă©tait enfant presque cinquante ans avant l’indĂ©pendance de l’AlgĂ©rie en 1962. J’ai dĂ©jĂ  parlĂ© dans ce blog (dans la catĂ©gorie  Puissants Fonds) du journal que celui-ci a tenu durant la guerre d’AlgĂ©rie avant d’ĂȘtre assassinĂ© par l’OAS Ă  El-Biar, prĂšs d’Alger.

 

RĂ©cemment, un siĂšcle plus tard, lors de ce mois de dĂ©cembre 2018, une de mes collĂšgues, lors d’une de ces discussions confidentielles qu’il est possible d’avoir lorsque l’on se sent suffisamment en confiance nous a appris qu’il Ă©tait d’usage dans sa famille qu’elle soit celle, au moment de NoĂ«l, qui faisait des cadeaux Ă  tous. Elle Ă©tait un peu triste. Mais sans revendiquer quoique ce soit. Je suis sĂ»r que, rĂ©trospectivement, elle est capable de s’en vouloir d’avoir eu la  « faiblesse » de nous en parler. A notre autre collĂšgue et moi. Et, je suis aussi sĂ»r qu’elle est capable de m’en vouloir de parler d’elle. J’en prends nĂ©anmoins le risque car j’ai Ă©tĂ© et suis comme elle. Et tant d’autres sont comme elle : persuadĂ©s que les rĂŽles de servants et de figurants leur sont dĂ©volus.

Nous Ă©tions pourtant Ă  Paris, capitale culturelle et touristique, renommĂ©e internationalement, entre adultes de plus de quarante ans, porteurs de divers vĂ©cus, de rencontres et de voyages de par le monde. Et notre collĂšgue n’est pas la descendante cachĂ©e de la sƓur de Mouloud Feraoun.

TrĂšs vite, discrĂštement, mon autre collĂšgue et moi avons dĂ©cidĂ© d’essayer de rĂ©parer ça : lors de notre derniĂšre nuit de travail cette annĂ©e avec cette collĂšgue, nous lui avons fait quelques cadeaux. L’une s’est chargĂ©e des achats. Je me suis occupĂ© de la musique d’ambiance. Nous avons bien-sĂ»r partagĂ© les frais.

Notre collĂšgue a Ă©tĂ© surprise et touchĂ©e. Et, elle s’est presque excusĂ©e pour ces attentions que nous lui avons portĂ©es. C’est aussi ça, la vocation. L’attitude de cette collĂšgue un peu embarrassĂ©e d’avoir « bĂ©nĂ©ficié » de nos attentions. La nĂŽtre qui a consistĂ© Ă  spontanĂ©ment essayer d’attĂ©nuer un certain sentiment d’injustice et une certaine peine que nous avons perçue sans attendre, en retour, de recevoir une rĂ©compense ou une reconnaissance quelconques. Bien-sĂ»r, on pourra toujours nous dire que ma collĂšgue et moi nous sommes identifiĂ©s en notre autre collĂšgue et qu’en lui faisant ces cadeaux, nous nous les sommes faits Ă  nous-mĂȘmes et aux enfants que nous sommes demeurĂ©s. Et ce sera aussi vrai comme pour la plupart des cadeaux que nous faisons d’une maniĂšre gĂ©nĂ©rale Ă  notre entourage.

 

Le talent, c’est Ă  mon sens, avoir la conviction, Ă  un moment ou Ă  un autre, que tout ce qui nous arrive ou peut nous arriver de bien est notre droit. La diffĂ©rence principale entre la « vocation » et le « talent » Ă  mes yeux est la quantitĂ© de confiance – et donc de lĂ©gitimitĂ©- que l’on est capable de produire et de se procurer en soi et par les autres. Faute de confiance en soi et d’un sentiment de lĂ©gitimitĂ©, et livrĂ©s aux seules muses de la mĂ©sestime de soi, nous voilĂ  les Ă©lĂšves appliquĂ©s et prĂ©fĂ©rĂ©s de la culpabilitĂ© et de l’autodĂ©nigrement, rotondes de notre impuissance et de nos dĂ©faites Ă  venir qui nous confirmeront que nous sommes bien « nuls » et illĂ©gitimes pour de nouvelles entreprises comme pour d’autres horizons.

Dans cet extrait de Le Fils du pauvre, l’auteur reprĂ©sente le talent. Et, il se dĂ©crit lui-mĂȘme comme un «  enfant gĂąté ». Sa sƓur tyrannisĂ©e reprĂ©sente, elle, la vocation.

On a compris oĂč je veux en venir :

On peut remplacer le mot «  frÚre » par le mot « emploi », « patron », « gouvernement », « salaire », «  maison », « mari », « femme ». «  ami(e ) », « copain/copine » ou « pantalon » ça marche aussi.

Ce passage du livre de Mouloud Feraoun nous rappelle comme beaucoup de nos apprentissages, de nos soumissions futures mais aussi de nos rĂ©voltes, sont la suite de notre enfance que l’on ait vingt, trente, quarante, cinquante ou soixante dix ans. Que l’on soit de droite ou de gauche. Que l’on soit une femme ou un homme. Que l’on soit valide ou invalide. NĂ©vrosĂ© ou psychotique. Que l’on soit hĂ©tĂ©ro ou homo. Que l’on soit riche ou pauvre. Que l’on soit blanc, noir, arabe ou jaune. Que l’on soit catholique ou musulman. Que l’on soit cĂ©libataire ou en couple. Avec ou sans enfants.

Les gilets jaunes ? Oui, les gilets jaunes. Et d’autres. Hier ou demain. Qu’ils se manifestent par la violence physique, matĂ©rielle ou non. Violence physique et matĂ©rielle, je le rappelle, que je dĂ©sapprouve. Parce-que j’en ai encore les moyens. Physiquement, moralement et matĂ©riellement. Pour l’instant. Voir mon article PrivilĂ©giĂ© dans la catĂ©gorie  Echos statiques.

On peut se dĂ©faire de l’engrenage d’une certaine violence que l’on a connue jeune, tĂŽt, trop tĂŽt. C’est l’affaire de la rĂ©silience, du travail thĂ©rapeutique, de la prise de conscience, de la rĂ©flexion, de l’apaisement.

 

Lorsque cela est possible.

 

Cela peut ĂȘtre un travail long et lent dans un monde qui va vite. Ou qui semble aller trĂšs vite puisque nous sommes plus sĂ©duits par la nouveautĂ© et le rĂ©sultat final que par tout ce qui peut leur prĂ©cĂ©der pour les obtenir. Puisque ce que d’autres « rĂ©ussissent » peut nous sembler facile et rapide Ă  rĂ©aliser.

 

Dans son film En LibertĂ© sur lequel je n’ai pas encore Ă©crit, Pierre Salvadori nous montre Ă  nouveau des ĂȘtres inadaptĂ©s ou qui ont du mal Ă  se rĂ©insĂ©rer. En particulier, le personnage tenu par Pio MarmaĂŻ, employĂ© modĂšle (un vrai « diamant ») accusĂ© Ă  tort d’un dĂ©lit et qui sort de prison aprĂšs plusieurs annĂ©es. Vers la fin du film, sa compagne (jouĂ©e par Audrey Tautou), Ă©reintĂ©e par ce droit Ă  vivre par lequel il justifie tous ses actes de violence lui dit :

« T’es revenu innocent avec la cruautĂ© des victimes ! ».

C’est cette cruautĂ©-lĂ  que celles et ceux qui ont la vocation d’infirmier (et de soignant) acceptent parfois ou souvent, pendant des annĂ©es, de recevoir et de retenir pour Ă©viter de la retourner Ă  celles et ceux qui l’infligent. Et s’ils ont du talent, ils parviennent quelques fois Ă  la transformer en art.

 

 

Franck Unimon, ce mercredi 19 décembre 2018.

 

 

 

 

 

 

 

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