Le Changement
« Ellen MacArthur, dans le VendĂ©e Globe, câest 200 000 euros de facture tĂ©lĂ©phonique ». Dans cette phrase laconique (son livre Olivier de Kersauson- Le Monde comme il me parle ), Olivier de Kersauson, « mon » Bernard Lavilliers des ocĂ©ans, rĂ©sumait lâĂ©volution matĂ©rielle des conditions de navigation lors du VendĂ©e Globe. Course maritime qui se tient encore en ce moment. Evolution confirmĂ©e par le navigateur Fabrice Amedeo qui, ce 11 dĂ©cembre dernier, a dĂ» abandonner la course aprĂšs que son systĂšme informatique de bord ait lĂąchĂ© en pleine mer.
PeinĂ© dâavoir dĂ» abandonner, Fabrice Amedeo a nĂ©anmoins expliquĂ© que « Tabarly doit sans doute se retourner dans sa tombe » au vu de la dĂ©pendance aux ordinateurs de plusieurs des participants du VendĂ©e Globe. Amedeo a ajoutĂ© quâil aurait pu continuer « Ă lâancienne ». Mais que sans lâassistance de ses ordinateurs de bord, son bateau serait devenu « diabolique ».
Je crois que son ami Yannick Bestaven, actuellement en tĂȘte, peut gagner le VendĂ©e Globe. Lorsque Charlie Dalin « menait » la course , j’avais Ă©tĂ© marquĂ© par la tranquillitĂ© de Bestaven, alors qu’il Ă©tait sur une mer agitĂ©e. Mais aussi par sa façon de rassurer- tel un bercement- quant au fait que le bateau se portait bien. Plus tard, j’avais appris qu’il avait dĂ» attendre 12 ans pour participer Ă nouveau Ă la course du VendĂ©e Globe. Je crois voir en Bestaven un certain croisement du nouveau et de l’ancien monde dans le domaine de la navigation plus que chez Charlie Dalin. Un peu comme s’il Ă©tait « entre » un Jean Le Cam et un Charlie Dalin.
Dans mon article sur le livre ( il en a Ă©crit d’autres) de Kersauson, Le Monde comme il me parle, je nâavais pas citĂ© cette phrase Ă propos dâEllen MacArthur. Car, pour ironique ou vacharde que soit cette formulation selon moi assez « Kersausonienne », jâadmire toutes ces personnes que je viens de citer. DâEllen MacArthur Ă Fabrice Amedeo. En incluant Kersauson Ă©videmment. Je n’oublie pas qu’avant de devenir une navigatrice reconnue, MacArthur avait Ă©tĂ© une jeune femme. Et, qu’Ă 16 ou 17 ans, seule sur son bateau ( Kersauson l’ignore peut-ĂȘtre ou l’a peut-ĂȘtre oubliĂ©) elle avait tournĂ© le dos Ă un certain conformisme. Conformisme dans lequel, pour ma part, j’Ă©tais devenu de plus en plus performant. Alors que j’affirmais m’en Ă©loigner. Ce qui est pire.
Devant mon « indulgence », pour les navigateurs actuels « aidĂ©s » par la technologie, on pourra penser que je ne me mouille pas. Que je suis « mou » du genou. Ou que je manque dâaplomb pour parler proprement. De mon cĂŽtĂ©, systĂšme informatique ou pas, si je « donne » Ă Kersauson et aux autres anciens une dimension a priori plus imposante quâaux navigateurs actuels dans le VendĂ©e Globe, cette Ă©preuve reste nĂ©anmoins hors de portĂ©e de lâindividu ordinaire et lunaire. Hors de ma portĂ©e en tout cas.
Car il sâagit toujours de rĂ©aliser un tour du Monde en solitaire sur un bateau avec tous les risques que les vagues, les vents, les courants, l’environnement et lâĂ©puisement produisent et imposent. De jour comme de nuit. Avec pour seuls pouls et seuls rĂ©conforts, la peau, les os, les muscles et ce que l’on a dans la tĂȘte. C’est d’abord la femme et l’homme sur le bateau qui dĂ©cide de quitter le port. Et de poursuivre la mer. Aucun systĂšme informatique ou tĂ©lĂ©phonique aussi ergonomique soit-il, Ă moins d’ĂȘtre kidnappĂ©, distrait ou endormi au moment du dĂ©part du bateau, ne prendra cette dĂ©cision.
On a sans doute pu sâĂ©merveiller, bien tranquillement chez soi, du sauvetage de Kevin Escoffier par Jean Le Cam comme si le scĂ©nario avait Ă©tĂ© Ă©crit Ă lâavance. Et penser ou croire que ce sauvetage avait Ă©tĂ© une formalitĂ©. Vu quâil a Ă©tĂ© « rĂ©ussi » et que, depuis, Jean Le Cam, a repris sa route. On est souvent trĂšs inspirĂ© pour banaliser rapidement ce qui a Ă©tĂ© rĂ©ussi. Et pour ensuite « passer Ă autre chose ».
Lorsque je le pourrai, je relirai et regarderai à nouveau le récit de ce sauvetage en mer.
On peut aussi envier ces participantes et ces participants devant le spectacle de cette libertĂ© dont ils nous envoient rĂ©guliĂšrement- grĂące aux innovations technologiques- lâimage et le son. LibertĂ© qui contraste encore plus que d’habitude avec nos vies du fait de nos moeurs doublement confinĂ©es pour raisons sanitaires.
On peut aussi reprocher Ă ces aventuriers dâĂȘtre plus ou moins les complices- ou les ouvriers- sponsorisĂ©s dâune certaine sociĂ©tĂ© spectacle qui fait de nous des ĂȘtres de plus en plus passifs, soumis, et rapidement adeptes du premier anxiolytique; du premier antalgique; ou du premier programme venu au moindre inconfort.
Mais je « plains » aussi ces marins- femmes et hommes- lorsque je pense Ă leur retour au bercail. Lorsquâelles et ils devront tenir sur terre en rĂ©duisant de nouveau leurs empreintes aux cendres et aux confettis dâune vie « ordinaire ». Car il faut bien une certaine force surhumaine pour rester Ă l’endroit et endurer une vie quotidienne qui nous entraĂźne rĂ©guliĂšrement, et assez facilement, Ă partir de travers.
En attendant, ces chemins quâont pris et prennent ces femmes et ces hommes sur leur bateau restent des horizons dĂ©goupillĂ©s. Aujourdâhui ou demain, on ne sait pas ce qui peut en sortir. Un accident, un imprĂ©vu. Tout peut survenir. Le naufrage ou l’Ă©tat de grĂące. Peu importe la beautĂ© des photos ou des vidĂ©os envoyĂ©es antĂ©rieurement. Peu importe la « noblesse », « lâintelligence », « lâexpĂ©rience », « la vaillance » ou le « courage » de celle ou celui qui se retrouvera en Ă©tat de faiblesse convoquĂ© par ses derniĂšres limites. Elle ou il remplacera alors le chaĂźnon manquant entre la parole et le silence.
Câest pour beaucoup la peur dâune disparition effrayante, et solitaire, qui nous fait accepter 365 jours sur 365, une certaine vie plus terre Ă terre, routiniĂšre, sĂ©curisante. En grappillant, aprĂšs en avoir demandĂ© lâautorisation, ça et lĂ , quelques « sorties » destinĂ©es Ă nous permettre de nous « vider la tĂȘte ». Pour ensuite recommencer Ă la remplir avec diverses pollutions.
SystĂšme informatique performant ou non, la peur dâune mort imposĂ©e a peu changĂ©. Hormis peut-ĂȘtre sa prĂ©sentation.
Il y a quelques mois, Mi-Mars, lors du premier confinement dĂ» au Covid, Ă©tait considĂ©rĂ©e comme naĂŻve , ou le crĂąne portĂ© par la cocaĂŻne, toute personne pensant que le Monde allait changer. Aujourdâhui, neuf mois plus tard, il est sans doute plus facile de sâapercevoir que le Monde a changĂ©. Et qu’il va continuer de changer du fait de la pandĂ©mie du Covid. Comme il avait dĂ©jĂ changĂ© aprĂšs dâautres Ă©vĂ©nements. Quâil sâagisse dâattentats ou dâautres catastrophes marquantes ici et ailleurs. Mais le changement, mĂȘme sâil sâaffirme, peut ĂȘtre moins perceptible que lorsquâune navigatrice ou un navigateur, en pleine mer, cesse dâĂ©mettre pour disparaĂźtre.
On sâhabitue et on sâadapte aussi plus ou moins au changement. Pour lâinstant, cela me fait tout drĂŽle, lorsque je vais consulter mon « ethno-mĂ©decin », spĂ©cialisĂ©e en mĂ©decine chinoise, de pouvoir payer par avance par virement. Jâai encore lâimpression, si je le faisais, que mon argent partirait directement sur un compte occulte dans les Ăźles CaĂŻman. En la payant Ă chaque fois en espĂšces, jâai lâimpression dâĂȘtre un mafieux qui blanchit de lâargent ou dâĂȘtre un homme qui la drague et qui veut lui en mettre plein la vue avec ses- petits- billets de banque.
Cela reste étonnant de recevoir ses prescriptions par mail.
Cela me fait encore un peu drĂŽle de prendre certains rendez-vous mĂ©dicaux sur le net sans passer par une personne «rĂ©elle » que jâai dâabord au bout du fil.
Je suis encore dĂ©concertĂ© de nâavoir jamais rencontrĂ© la conseillĂšre en gestion de patrimoine qui nous a pourtant permis de renĂ©gocier- lâan passĂ©- le rachat de notre prĂȘt immobilier. Je ne lui ai parlĂ© quâune fois directement au tĂ©lĂ©phone. Ensuite, tout sâest fait exclusivement par mails. Chaque fois que je lâappelle, je tombe systĂ©matiquement sur son rĂ©pondeur. Elle me rappelle ensuite et me laisse un message. Mais elle me rĂ©pond surtout par mails. Je vais finir par croire quâelle mâĂ©vite ou quâelle est un logiciel.
A cĂŽtĂ© de ces expĂ©riences de « vie » de plus en plus dĂ©matĂ©rialisĂ©es ou « augmentĂ©es », il reste encore possible de faire des rencontres en « direct ». Mais, peut-ĂȘtre quâun jour, il sera devenu normal de dire :
« Ma relation avec untel, câest 25 millions de sms. Donc, câest une relation qui a comptĂ©. Par contre, untel, 10 millions de sms, câĂ©tait juste une relation de boulot. Et, lui, 75 000 sms. Une relation de politesse ! Juste bonjour, au-revoir ».
Pour terminer cet article, un petit jeu en laissant la parole Ă quatre anciens. A vous d’attribuer le bon auteur aux affirmations suivantes :
 » Il ne faut jamais se laisser emmener par les éléments, il faut aller « avec », il faut tenter de les accompagner et de les comprendre ».
 » S’il arrive que tu tombes, apprends vite Ă chevaucher ta chute. Que ta chute devienne cheval, pour continuer le voyage ».
 » Pour avoir l’idĂ©e d’un mouvement, il faut le faire mille fois. Pour le connaĂźtre, il faut le rĂ©pĂ©ter dix mille fois. Et pour le possĂ©der, il faut l’accomplir cent mille fois ».
 » La berceuse dĂ©mente des tempĂȘtes les balançait dans sa camisole de force« .
( Frankétienne. Melville, extrait de son livre Moby Dick. Olivier de Kersauson. Un proverbe japonais ancien).
Franck Unimon, Lundi 28 décembre 2020.