Les Argonautes, un livre de Maggie Nelson.
Maggie Nelson est une femme de lâĂȘtre. Debout dans mon train, que jâai attrapĂ© de justesse, alors que je suis en transit entre ma ville de banlieue parisienne et la gare de Paris St Lazare, je me rĂ©pĂšte cette phrase.
Maggie Nelson est une femme de lâĂȘtre.
DâaprĂšs sa photo en mĂ©daillon au dĂ©but du livre, Maggie Nelson est lâAmĂ©ricaine « typique », blonde, yeux clairs, regard direct, sourire Ă©vident, plutĂŽt jolie, svelte, fit.
Cette fille, née en 1973, respire la vie.
Mais les Etats-Unis, câest de lĂ que « vient » Maggie Nelson, est aussi le pays des positions extrĂȘmes. Et, Maggie nous jette dans le refrain de ses extrĂȘmes dĂšs la premiĂšre page de son livre coupĂ©e en deux. Une partie autobiographique oĂč elle nous encule en nous parlant de son Amour pour son compagnon Harry, nĂ©e femme, pĂšre dâun petit garçon. Puis, une autre, thĂ©orique ou conceptuelle, oĂč elle nous parle de Wittgenstein :
« Avant notre rencontre, jâavais consacrĂ© ma vie Ă lâidĂ©e de Wittgenstein selon laquelle lâinexpressible est contenu â dâune maniĂšre inexpressible ! dans lâexprimĂ© (âŠ.) ».
Câest ce que lâon appelle ĂȘtre une fille bordĂ©e par une cĂ©rĂ©bralitĂ© plutĂŽt exacerbĂ©e. Et, dĂšs ce passage, lâintellectualitĂ© poing fermĂ© de Maggie Nelson me bouscule. Son compagnon Harry a donc vraiment quelque chose de particulier pour avoir non seulement pu la rendre hautement amoureuse mais aussi pour ĂȘtre capable de lui donner la rĂ©partie lors de leurs dĂ©bats. Car, durant son livre de plus de deux cents pages, Maggie Nelson va alterner avec des passages de sa vie et des rĂ©fĂ©rences poussĂ©es aux Ćuvres de diverses personnalitĂ©s pour nous parler dâidentitĂ©, de « genre », du « queer », de « binaritĂ© », « non-binaritĂ© » mais aussi de la famille, de la norme, lâAmour, de la solitude, du deuil, de la sexualitĂ©, du couple, du mariage, de la parentalitĂ©, de la grossesse et de la maternité⊠:
Eula Biss, Deleuze, Eve Kosofsky Sedgwick, Susan Fraiman, Lee Edelman, Michel Foucault, Judith Butler, Anne Carson, Luce Irigaray, D.W Winicott, Pema Chödrön, Leo Bersani, Elizabeth Weed, Susan Sontag, Jane Gallop, Rosalind Krauss, Jacques Lacan, Janet Malcolm, Kaja Silverman, Eileen Myles, Beatriz Preciado, Alice Notley, Audre Lord, Deborah Hay, Sara Ahmed, Roland Barthes âŠ.
Les travaux mais aussi les noms de ces auteurs et de ces personnalitĂ©s sont sĂ»rement familiers Ă des universitaires comme Maggie Nelson entraĂźnĂ©s Ă les triturer ainsi quâĂ celles et ceux dont la vie personnelle requiert la comprĂ©hension et la connaissance des ouvrages de ces personnalitĂ©s. Maggie Nelson et son compagnon Harry sont de ces personnes qui possĂšdent cette double caractĂ©ristique.
Pour ma part, jusquâĂ maintenant, jâai plutĂŽt vĂ©cu Ă cĂŽtĂ© de lâexpĂ©rience de toutes ces personnalitĂ©s. Aussi, en lisant Les Argonautes, jâai connu bien des absences de comprĂ©hension. Bien des fois, il mâaurait presque fallu, comme lorsque lâon fait des mots croisĂ©s, un endroit oĂč lâon peut trouver et vĂ©rifier les bonnes rĂ©ponses. Cela ne figure pas dans Les Argonautes. Pour cette raison, sa lecture mâa Ă©tĂ© difficile et mâa pris du temps.
Plus de deux mois. Et, je prĂ©fĂšre (me) dire que jâai peu compris ce que Maggie Nelson a pu extraire des diverses rĂ©flexions de ces auteurs quâelle cite plutĂŽt que de me ridiculiser en affirmant mây ĂȘtre senti comme chez moi. Et dâouvrir le gaz alors que je crois allumer la lumiĂšre. PremiĂšre conclusion immĂ©diate, jamais, je nâaurais pu convenir Ă une Maggie Nelson et la sĂ©duire.
La tranche autobiographique de Les Argonautes, elle, mâa par contre Ă©tĂ© plus « facile » Ă suivre, page 37 :
« (âŠ.) Mon beau-pĂšre avait ses dĂ©fauts, mais tout ce que jâavais pu dire contre lui est revenu me hanter, maintenant que je sais ce que câest que de se tenir dans cette position, dâĂȘtre tenue par elle.
Quand tu es une belle-mĂšre, peu importe Ă quel point tu es merveilleuse, peu importe lâamour que tu as Ă donner, peu importe Ă quel point tu es mĂ»re ou sage ou accomplie ou intelligente ou responsable, tu es structurellement vulnĂ©rable Ă la haine ou au mĂ©pris ; et il y a si peu de choses que tu puisses faire contre ça, sinon endurer et tâemployer Ă cultiver le bien-ĂȘtre et la bonne humeur malgrĂ© toute la merde qui te sera balancĂ©e Ă la gueule ».
Je lisais encore Les Argonautes, je crois, lorsque je suis allĂ© voir le film Les enfants des autres de Rebecca Zlotowski. Le personnage interprĂ©tĂ© par lâactive actrice Virginie Efira ( inspirĂ© de la vie personnelle de la rĂ©alisatrice) se reconnaĂźtrait dans ce passage.
Le rĂŽle jouĂ© par Virgine Efira dans Les enfants des autres est celui dâune femme qui ne peut pas ou ne peut plus enfanter mais qui est disposĂ©e Ă (se) donner son amour maternel Ă la fille de celui quâelle aime, interprĂ©tĂ© par lâacteur Roschdy Zem.
Maggie Nelson, elle, est aimĂ©e de Harry quâelle nâa pas Ă partager avec un ex ou une ex. Et, elle est aussi une Ćuvre dâendurance et de bien-ĂȘtre. Entre son rĂŽle de fille qui a perdu son pĂšre, de belle-mĂšre du fils de Harry, de compagne amoureuse qui entoure son mari (Harry) « en cours de transition », de personne et dâuniversitaire queer qui refuse de faire la retape de la norme patriarcale et hĂ©tĂ©rosexuelle puis de femme qui, la trentaine passĂ©e, aspire Ă devenir mĂšre en recourant Ă lâinsĂ©mination artificielle, Maggie Nelson porte beaucoup.
Y compris, je trouve, une partie de la « masculinitĂ© » de son mari, Harry Dodge, un artiste, qui est pourtant avant leur rencontre une personne qui sâaffirme dĂ©jĂ comme un homme.
Cependant, Maggie Nelson nous parle de Harry de telle façon que nous voyons un homme, chaque fois quâelle le mentionne. Avant mĂȘme que celui-ci ne soit opĂ©rĂ© et lorsquâelle nous raconte ensuite lui faire ses injections de testostĂ©rone. En cela, et je peux imaginer que cela pourrait dĂ©plaire au couple que forment Harry et Maggie, il me semble que Maggie Nelson, en tant que « femme », contribue aussi Ă faire de sa moitiĂ© un homme. Son regard et sa pensĂ©e de femme sur sa moitiĂ© (Harry) me fait un peu lâeffet du pollen sur la fleur.
PhĂ©nomĂšne plutĂŽt courant, finalement, car la biologie ne peut se suffire Ă elle-mĂȘme pour former ou Ă©tablir des rĂŽles durables entre ĂȘtre humains :
Il ne suffit pas dâĂȘtre une femme et un homme biologiquement fertiles pour ĂȘtre instinctivement mĂšre et pĂšre lorsque le bĂ©bĂ© naĂźt. Il faut aussi suffisamment de volontĂ© mais aussi la capacitĂ© ou la soliditĂ© Ă©motionnelle et affective pour lâĂȘtre.
A la fin de son livre, Maggie Nelson nous le dĂ©montrera autrement que thĂ©oriquement en nous parlant des parents biologiques de Harry que celui-ci recherchera. Harry, vers la trentaine, retrouvera sa mĂšre biologique, lesbienne sĂ©parĂ©e de son pĂšre, ainsi quâun de ses frĂšres restĂ© vivre avec leur pĂšre, dĂ©crit comme un homme violent. On apprendra quâHarry, nĂ©e fille, Ă©duquĂ©e avec amour par ses parents adoptifs, sâen est bien mieux sorti, que son frĂšre ( Ă©levĂ© par leur pĂšre biologique) devenu toxico cumulant les incarcĂ©rations, et, sans doute, leur propre mĂšre biologique.
La pensĂ©e trĂšs technique de Maggie Nelson, lorsquâelle cite certains auteurs, mâa plusieurs fois distancĂ© mais elle mâa, aussi, plus dâune fois averti.
Lorsquâelle parle du film X-Men, le commencement, regardĂ© avec Harry, on voit par exemple ce film commercial grand public, inspirĂ© de comics amĂ©ricains lus par des millions dâenfants et dâadolescents de par le monde depuis plusieurs gĂ©nĂ©rations, autrement que comme nous pousse gĂ©nĂ©ralement Ă le faire, la pensĂ©e « mainstream », superficielle et hĂ©tĂ©ro.
A la fin de Les Argonautes, lâautobiographique et un certain humour prennent le dessus comme elle nous raconte sa grossesse puis son accouchement et sa maternitĂ©, concomitante, avec la « testostĂ©ronisation » dâHarry. Il est alors trĂšs drĂŽle de voir Harry adopter certains traits caricaturaux prĂȘtĂ©s aux hommes. Des traits dont bien des femmes « fĂ©ministes » se plaignent.
Et, paradoxalement, alors que Maggie Nelson, durant tout son livre, sâest opposĂ©e- avec Harrry- Ă certaines normes de genre, on peut se demander si ĂȘtre une femme et un homme se rĂ©sume Ă une somme dâhormones, page 206 :
« (âŠ.) Jâai une phobie de la salle de bain. Jessica veut sans cesse que je fasse pipi, mais mâasseoir ou mâaccroupir est impensable. Elle me rĂ©pĂšte que je ne peux pas arrĂȘter les contractions en restant immobile, mais je pense que je peux. Je suis allongĂ©e sur le cĂŽtĂ©, je serre la main de Harry ou celle de Jessica. Debout comme pour danser un slow avec Harry, je fais pipi sans le vouloir, puis encore une fois dans le bain, oĂč des secrĂ©tions de mucus rouge sombre commencent Ă flotter. Incroyable : Harry et Jessica se commandent de la nourriture et mangent ».
Les Argonautes, paru en 2015 dans sa version originale, publiĂ© en Français en 2017, est un livre quâil faut prendre le temps de lire et de relire.
Franck Unimon, ce mardi 18 octobre 2022.