Les gens ne se rendent pas compte
« Cela va provoquer une rĂ©volution des mĆurs ! » Il y a trente ans, jâĂ©tais demeurĂ© incrĂ©dule lorsqu’un enthousiaste avait parlĂ© dâinternet. Ce fut notre seule rencontre. Peut-ĂȘtre avais-je trouvĂ© quâil en faisait un petit peu trop avec son internet. CâĂ©tait une connaissance dâune amie rencontrĂ©e lors dâun sĂ©jour en Ecosse. Amie, que je ne vois plus depuis longtemps.
Quant Ă lui, je me rappelle Ă peine du non-lieu- un salon auquel mâavait conviĂ© cette amie qui faisait des hautes Ă©tudes de commerce- oĂč nous nous Ă©tions croisĂ©s. Jâai oubliĂ© son nom et son visage. Je ne pourrais pas le reconnaĂźtre. Mais je me rappelle encore de sa formulation.
Entre la station de métro et la statue du Lion, intuitivement, je me dirige vers cet homme. Nous ne nous sommes donnés aucun indice. Mais, aussitÎt, son grand sac à la main, il se dirige vers moi. Nous avons rendez-vous.
Sur un site internet de vente entre particuliers, celui-ci proposait un CD qui a attirĂ© mon attention. Cela faisait des mois que lâannonce Ă©tait en ligne. Depuis lâĂ©tĂ©. Machinalement, jâai tapĂ© un nom sur ce site et son annonce est apparue.
Ce Cd existerait seulement en mille exemplaires. Et les deux artistes prĂ©sents sur lâalbum, bien-sĂ»r, ont eu une incidence sensible sur ma vie personnelle Ă un moment ou Ă un autre. Sans doute que leur musique a filtrĂ© Ă certaines pĂ©riodes de mon existence. Ces pĂ©riodes correspondent Ă ma rĂ©volution des mĆurs. Et, je recherche Ă nouveau la dynamique de ces cycles en venant acheter ce Cd. Ce sont pourtant des artistes- morts aujourdâhui- que jâĂ©coute beaucoup moins quâĂ une certaine Ă©poque. Mais on sait lâimportance quâil y a Ă savoir retourner vers certaines de nos origines. Pour ensuite mieux repartir ou, tout simplement, pour mieux faire le tri.
Surtout, quâentre-temps, je me suis diversifiĂ©. Mon pĂšre a Ă©tĂ© un vĂ©ritable amateur de musique (ses anciens numĂ©ros de Best et de Rock & Folk en attestent). Ma mĂšre Ă©tait plutĂŽt une sentimentale avec ses albums de Dalida, Nana Mouskouri ou de Julio Iglesias. NĂ©anmoins, Ă la maison, il existait un consensus parental implicite ainsi quâune frontiĂšre tant culturelle que mentale. Et cette frontiĂšre pouvait ĂȘtre une carapace ou un blockhaus Ă mĂȘme de stopper toute organisation sonore suspecte ou non reconnue. La musique, câĂ©tait plutĂŽt fait pour danser. On nây aurait pas entendu de la musique classique, et encore moins des artistes comme Depeche Mode, Björk, Christophe MaĂ©, Julien DorĂ©, Slimane ou Kenji Girac.
Jâai vu mes parents, et bien des membres de ma famille, danser dans des soirĂ©es ou dans des mariages sur des musiques noires. Des Antilles, dâAmĂ©rique latine et des Etats-Unis, bien-sĂ»r. Et, jâai dansĂ© aussi. Confirmant sans y penser des rituels et des alliances que ma famille avait nouĂ© et respectĂ© envers la vie et la mort. Jamais sur du Jacques Brel, du Georges Brassens, du Alain Souchon, du Johnny Halliday , du Michel Polnareff ou du Christophe. Ni sur du Blues non plus, dâailleurs. MĂȘme si mon pĂšre possĂ©dait un album de John Lee Hooker. Chaque famille a ses rituels et ses alliances envers la vie et la mort. C’est comme ça depuis longtemps.
https://youtu.be/8Zwyhk5LqCc
Oui, parce-que je suis comme les vampires ou comme la femme rouge MĂ©lisandre de Game of Thrones, interprĂ©tĂ©e par lâactrice Carice Van Houten (on pourra la revoir plus jeune dans le trĂšs bon film Black Book de Paul Verhoeven) . Je parais plus jeune que mon Ăąge. A la fin de cet article, je m’Ă©vaporerai aussi. Plusieurs de mes « divinitĂ©s » musicales et scĂ©niques ont vĂ©cu Ă une Ă©poque prĂ©historique. La plupart de celles et ceux qui font les tubes dâaujourdâhui en France et ailleurs les connaissent gĂ©nĂ©ralement. Car une trĂšs forte culture musicale- souvent Ă©clectique et Ă©tonnante- fĂ©dĂšre rĂ©guliĂšrement les artistes qui rĂ©ussissent (et mĂȘme ceux qui restent « inconnus »). Mais parmi les millions dâadorateurs du moment que compte la musique et le numĂ©rique, cette connaissance ou cette curiositĂ© historique est parfois absente ou dĂ©laissĂ©e.
Cela peut faire rire de lire ça â et câest trĂšs drĂŽle- mais cela signifie, aussi, que lorsquâensuite, on fait des rencontres en dehors de chez soi, hors de son cercle, nos codes, notre identitĂ© et nos approches Ă©motionnelles et corporelles sâactiveront et parleront bien des fois pour nous, sans mĂȘme que lâon sâen aperçoive. Et, peu importe que nos intentions soient sincĂšres et amicales. Il y aura des malentendus rĂ©ciproques, pour ne pas dire stĂ©rĂ©ophoniques. MĂȘme si nous avons des projets conjoints. Il s’agira d’apprendre Ă s’Ă©couter et Ă se coordonner comme pour tout projet que l’on rĂ©alise avec d’autres.
Cependant, je reste Ă©tonnĂ© par cette facilitĂ© avec laquelle, dĂ©sormais, des inconnus peuvent se rencontrer aprĂšs sâĂȘtre dĂ©couverts un intĂ©rĂȘt commun (une vente, un achat, un loisir, un dĂ©sir, un besoin, un service) surâŠ.internet.
« Les gens ne se rendent pas compte⊠» mâavait dit ce vendeur deux jours plus tĂŽt.
CâĂ©tait au tĂ©lĂ©phone lors de notre premier contact direct. Il ne me parlait pas de Jul, Dinos, Damso, Soprano, Niska, Ninho, Aya Nakamura, Booba, Maes, Soolking, Lou and the Yakusa, Stromae, AngĂšle, Julien DorĂ©, Eddy de Pretto et de bien dâautres artistes en France qui sont aujourdâhui ou depuis des annĂ©es les « hĂ©ros » de millions dâauditeurs. Dont certains seront les rois ou les flĂ©aux musicaux de demain.
Lui, il me parlait de James Brown, Tina Turner, Charles Aznavour. Des artistes dâenvergure comme on nâen verrait plus et quâil avait vu de prĂšs en concert. Il me parlait aussi deâŠPrince (quâil avait vu trois fois en concert) et de Miles Davis. Il allait me vendre le Cd sur lequel se trouve le seul concert enregistrĂ© oĂč ils ont jouĂ© tous les deux ensemble. CâĂ©tait Ă Paisley Park le 31 dĂ©cembre 1987.
Nous aurions pu nous rencontrer deux jours plus tĂŽt. Mais jâavais prĂ©fĂ©rĂ© reporter. Deux jours plus tĂŽt, je faisais mon dernier pot de dĂ©part dans mon service. Et, je voulais prendre le temps de bien le faire.
Alors quâil me rĂ©pĂšte pratiquement mot pour mot, ce quâil mâavait dit au tĂ©lĂ©phone, je mâavise quâil a vĂ©cu bien des moments extraordinaires au bord de la scĂšne. Mais au bord, aussi, dâune certaine solitude. Sans doute suis-je aussi seul que lui et que je me rĂ©pĂšte comme lui. Raison pour laquelle je suis peut-ĂȘtre parti de mon service pour un autre. Et que je me retrouve ce soir devant lui, place Denfert-Rochereau.
Lorsque je me sĂ©parerai de lui, muni de son CD que je lui aurai achetĂ©, ce sera comme si, dâune certaine façon, jâaurais essayĂ© de me procurer un nouveau moyen, un nouveau gri-gri. Afin de retrouver ou de mieux me rapprocher du meilleur de ce que je crois ĂȘtre mon passĂ©. Celui dâune certaine insouciance, du plaisir et de la crĂ©ativitĂ©. Pas un monde de couvre-feu et de pandĂ©mie oĂč lâon a principalement la peur comme pilule du lendemain. MĂȘme si, lorsque jâĂ©tais plus jeune, la peur pouvait dĂ©jĂ ĂȘtre omniprĂ©sente et le sera encore demain. En 1987, j’exerçais mon insouciance Ă temps partiel. Jâavais quittĂ© le lycĂ©e un an plus tĂŽt aprĂšs le Bac. Jâavais peur de connaĂźtre la dĂ©chĂ©ance traumatisante du chĂŽmage. CâĂ©tait en pleine Ă©pidĂ©mie du Sida (Prince en parle dans son titre-tube SignâO Time : « a big disease with a little name »). Je dĂ©couvrais le monde adulte et du travail Ă lâhĂŽpital. Plusieurs fois, je mâĂ©tais demandĂ© ce que je faisais lĂ . PlutĂŽt que dâassister Ă une rĂ©volution des mĆurs, jâavais lâimpression dâĂ©voluer dans un univers clos. Cet univers me tutoyait et mâintimait, par ses divers intervenants, dâapprendre Ă lui obĂ©ir. Le but ultime Ă©tant de lui ressembler. Lorsque jâeffectuais mes stages de formation, bien des collĂšgues en poste, plus ĂągĂ©es que moi, me donnaient le sentiment de nâavoir « que » leurs enfants, leur mari ou leur travail Ă vivre et Ă raconter. Pour moi, lâidĂ©aliste, câĂ©tait dĂ©primant. AprĂšs lâobtention de mon diplĂŽme, jâai Ă©tĂ© en colĂšre pendant trois ans envers ces Ă©tudes. Je suis nĂ©anmoins restĂ© raisonnable.
Mais peut-ĂȘtre Ă©tais-je trop vieux avant de devenir adulte. Et que je commençais dĂ©ja, sans mĂȘme mâen rendre compte, Ă ĂȘtre Ă court dâune certaine luciditĂ© en acceptant dâĂȘtre raisonnable. Petit Ă petit, lâidiot- comme le dĂ©ment- fait aussi son nid.
Tout le monde dormait chez moi quand jâai commencĂ© Ă Ă©couter le CD au casque. Si jâai aimĂ© danser sur des tubes de Prince, si jâai pu aimer voir et revoir la reprise de Beautiful Ones par Bilal en son hommage- Ă la suite de la prestation dâErykha Badu– je reste extĂ©rieur Ă son Art supĂ©rieur. Je ne crois pas que cela ait quoique ce soit Ă voir avec le fait que Prince ait « recyclĂ© » ses aĂźnĂ©s tels Jimi Hendrix ou ses contemporains. Bien des artistes le font. En moins bien mĂȘme sâils sont plus artistes que prothĂ©sistes musicaux. Lenny Kravitz, par exemple.
Pour moi, les groupes Blur et Oasis dont on nous avait beaucoup parlĂ© dans les annĂ©es 90-2000 doivent beaucoup aux Beatles. Un groupe dont je subis quelques fois lâĂ©coute ou lâĂ©loge et que je continue de repousser hors de mon assiette musicale avec suspicion malgrĂ© ou Ă cause de toute lâadmiration quâil gĂ©nĂšre. MĂȘme si je me souviens trĂšs bien du titre dâun 45 tours des Beatles dans la discothĂšque paternelle : Lady Madonna. A cĂŽtĂ© dâalbums 33 tours de Bob Marley, Jimmy Cliff, Steel Pulse, James Brown, Les Aiglons, Black Uhuru, Simon Jurad, OphĂ©lia, Parliament, U-Roy, Stevie Wonder, Eddy GrantâŠ. Ces disques de mon pĂšre, je les ai soit entendus Ă la maison, soit je les ai mis ou remis un jour sur sa platine disque Ă son insu lors de mon adolescence. Jâai fait pareil avec ses anciens numĂ©ros de LâEquipe Magazine ainsi quâavec ses Play-Boy et ses Lui. MĂȘme « cachĂ©s » ou prĂ©tendument bien rangĂ©s au dessus dâĂ©tagĂšres.
Mais si Prince mâest tombĂ© dessus un jour par la voie de la radio, Miles, câest lâartiste Ă©coutĂ© pour la premiĂšre fois dans la chambre dâun copain, sur sa chaine Technics, vers mes 17 ans. Pour aller chez ce copain, dans notre immeuble HLM, il me fallait descendre. Je le faisais en prenant les escaliers. La musique de Miles, elle, me faisait prendre lâascenseur. MystĂ©rieusement, avec son dĂ©part pour son service militaire et lâentrĂ©e dans « lâĂąge » adulte, les possibilitĂ©s de cette amitiĂ© avec ce copain se sont taries. Mais les virtualitĂ©s de la musique de Miles sont restĂ©es en ma possession Ă moins que ce ne soit plutĂŽt elles qui se soient mises Ă me possĂ©der de maniĂšre durable. La musique de Miles nâest pas la plus joyeuse qui soit. Il mâarrive donc dâĂȘtre surpris par son aura auprĂšs de certains intellectuels. Comme si câĂ©tait la fĂȘte. Miles nâincite pas Ă rouler des pelles Ă sa voisine ou Ă son voisin. On entre plus dans la tombe du dĂ©funt que lâon nâassiste Ă lâavĂšnement du dauphin. Miles nous annonce superbement que notre vie commencera par la fin. Et câest dĂ©finitif. Il ne peut en ĂȘtre autrement. Mais, bon, Lou Reed, Johnny Cash, David Bowie ou les Cure non plus nâĂ©taient pas et ne sont pas des horizons trĂšs drĂŽles. Pas plus que dâautres artistes de Rap, de variĂ©tĂ©s ou de techno. Et, personne ne sâen plaint. Câest donc quâil existe un besoin au moins cathartique de les Ă©couter et de sâen mettre plein les enceintes et les Ă©couteurs.
Entre le rĂ©chaud de Prince et lâĂ©chafaud de Miles, jâattendais que ce CD mâapporte la touche finale. Mais dâabord, rien. Peut-ĂȘtre que personne ne sâen Ă©tonnera vu ce que jâai pu Ă©crire de ma relation avec Miles.
Le son Ă©tait effectivement passable. Les titres se bouclaient bien. Mais « rien ». Ce « rien » provient sĂ»rement dâune faute de frappe :
Sur la couverture du CD, on peut voir une photo de Miles ainsi que le titre Miles From The Park. Nous sommes en 1987 et je suis alors « en plein » dans Miles. Un an plus tĂŽt, il a sorti lâalbum Tutu. La premiĂšre fois que jâavais entendu ce titre ou Donât Lose Your Mind par hasard sur FIP (une radio trĂšs Ă©coutĂ©e par les vampires adolescents et adultes. Les animatrices y ont des voix de jeunes pousses fĂ©minines dâavant lâanesthĂ©sie gĂ©nĂ©rale), jâavais « reconnu » le son sans trop oser le croire. Il Ă©tait revenu avec un nouvel album !
Au tĂ©lĂ©phone, lâanimatrice ou la standardiste mâavait confirmĂ© la nouvelle avec un son dâĂ©vidence. Mais il mâavait fallu quelques secondes pour bien intercepter sa rĂ©sonance.
Sauf que sur ce Cd vendu par un amateur de Prince, Miles joue Ă peine. Câest un album de Prince. Pas de Miles. Alors, je me dis que la nostalgie mâa vraiment rendu ringard. Et, câest trĂšs dur de devoir admettre que ma ringardise mâa administrĂ© un trajet de quarante cinq minutes et fait dĂ©penser vingt euros. Quâest-ce que ce sera la prochaine fois ?!
Un album de Vanessa Paradis avec Aretha Franklin en couverture ?!
Je raisonne comme ça jusquâau dernier soupir : le titre Itâs going to be a beautiful night. Dâune durĂ©e de 33 minutes et 55 secondes contre un peu plus de 10 minutes sur lâalbum Signâ Oâ The Time. Mais câest ici davantage un medley. AprĂšs lâavoir Ă©coutĂ© une premiĂšre fois, je nâhĂ©site pas. Je le remets une seconde fois. Puis, une troisiĂšme fois.
Sur mon ordinateur, le CD Rom a beau refuser de me livrer les images vidĂ©os de ce concert, je me dis que jâai bien fait dâacheter ce CD. Je lâai rĂ©Ă©coutĂ© depuis. Non, rien de rien, je ne regrette rien.
Franck Unimon, ce dimanche 17 janvier 2021.