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Les gens ne se rendent pas compte

Photo prise en novembre 2020, Ă  la gare de Paris St Lazare.

 

                                            Les gens ne se rendent pas compte

«  Cela va provoquer une rĂ©volution des mƓurs ! Â» Il y a trente ans, j’étais demeurĂ© incrĂ©dule lorsqu’un enthousiaste avait parlĂ© d’internet. Ce fut notre seule rencontre. Peut-ĂȘtre avais-je trouvĂ© qu’il en faisait un petit peu trop avec son internet. C’était une connaissance d’une amie rencontrĂ©e lors d’un sĂ©jour en Ecosse. Amie, que je ne vois plus depuis longtemps.

Quant Ă  lui, je me rappelle Ă  peine du non-lieu- un salon auquel m’avait conviĂ© cette amie qui faisait des hautes Ă©tudes de commerce- oĂč nous nous Ă©tions croisĂ©s. J’ai oubliĂ© son nom et son visage. Je ne pourrais pas le reconnaĂźtre. Mais je me rappelle encore de sa formulation. 

 

 

Entre la station de métro et la statue du Lion, intuitivement, je me dirige vers cet homme. Nous ne nous sommes donnés aucun indice. Mais, aussitÎt, son grand sac à la main, il se dirige vers moi. Nous avons rendez-vous.

 

Sur un site internet de vente entre particuliers, celui-ci proposait un CD qui a attirĂ© mon attention. Cela faisait des mois que l’annonce Ă©tait en ligne. Depuis l’étĂ©. Machinalement, j’ai tapĂ© un nom sur ce site et son annonce est apparue.

Ce Cd existerait seulement en mille exemplaires. Et les deux artistes prĂ©sents sur l’album, bien-sĂ»r, ont eu une incidence sensible sur ma vie personnelle Ă  un moment ou  Ă  un autre. Sans doute que leur musique a filtrĂ© Ă  certaines pĂ©riodes de mon existence. Ces pĂ©riodes correspondent Ă   ma rĂ©volution des mƓurs. Et, je recherche Ă  nouveau la dynamique de ces cycles en venant acheter ce Cd. Ce sont pourtant des artistes- morts aujourd’hui- que j’écoute beaucoup moins qu’à une certaine Ă©poque. Mais on sait l’importance qu’il y a Ă  savoir retourner vers certaines de nos origines. Pour ensuite mieux repartir ou, tout simplement, pour mieux faire le tri.

 

Surtout, qu’entre-temps, je me suis diversifiĂ©.  Mon pĂšre a Ă©tĂ© un vĂ©ritable amateur de musique (ses anciens numĂ©ros de Best et de Rock & Folk en attestent). Ma mĂšre Ă©tait plutĂŽt une sentimentale avec ses albums de Dalida, Nana Mouskouri ou de Julio Iglesias. NĂ©anmoins, Ă  la maison, il existait un consensus parental implicite ainsi qu’une frontiĂšre tant culturelle que mentale.  Et cette frontiĂšre pouvait ĂȘtre une carapace ou un blockhaus Ă  mĂȘme de stopper toute organisation sonore suspecte ou non reconnue. La musique, c’était plutĂŽt fait pour danser. On n’y aurait pas entendu de la musique classique, et encore moins des artistes comme Depeche Mode, Björk, Christophe MaĂ©, Julien DorĂ©,  Slimane ou Kenji Girac.

 

 J’ai vu mes parents, et bien des membres de ma famille, danser dans des soirĂ©es ou dans des mariages sur des musiques noires. Des Antilles, d’AmĂ©rique latine et des Etats-Unis, bien-sĂ»r. Et, j’ai dansĂ© aussi. Confirmant sans y penser des rituels et des alliances que ma famille avait nouĂ© et respectĂ© envers  la vie et la mort.  Jamais sur du Jacques Brel, du Georges Brassens, du Alain Souchon, du Johnny Halliday , du Michel Polnareff ou du Christophe. Ni sur du Blues non plus, d’ailleurs.  MĂȘme si mon pĂšre possĂ©dait un album de John Lee Hooker. Chaque famille a ses rituels et ses alliances envers la vie et la mort. C’est comme ça depuis longtemps.

 

https://youtu.be/8Zwyhk5LqCc

 

Oui, parce-que je suis comme les vampires ou comme la femme rouge MĂ©lisandre de Game of Thrones, interprĂ©tĂ©e par l’actrice Carice Van Houten (on pourra la revoir plus jeune dans le trĂšs bon film Black Book de Paul Verhoeven) . Je parais plus jeune que mon Ăąge. A la fin de cet article, je m’Ă©vaporerai aussi. Plusieurs de mes « divinitĂ©s Â» musicales et scĂ©niques ont vĂ©cu Ă   une Ă©poque prĂ©historique. La plupart de celles et ceux qui font les tubes d’aujourd’hui en France et ailleurs les connaissent gĂ©nĂ©ralement. Car une trĂšs forte culture musicale- souvent Ă©clectique et Ă©tonnante- fĂ©dĂšre rĂ©guliĂšrement les artistes qui rĂ©ussissent (et mĂȘme ceux qui restent « inconnus Â»). Mais parmi les millions d’adorateurs du moment que compte la musique et le numĂ©rique, cette connaissance ou cette curiositĂ© historique est parfois absente ou dĂ©laissĂ©e.

 

 

Cela peut faire rire de lire ça – et c’est trĂšs drĂŽle- mais cela signifie, aussi, que lorsqu’ensuite, on fait des rencontres en dehors de chez soi, hors de son cercle, nos codes, notre identitĂ© et nos approches Ă©motionnelles et corporelles s’activeront et parleront bien des fois pour nous, sans mĂȘme que l’on s’en aperçoive. Et, peu importe que nos intentions soient sincĂšres et amicales. Il y aura des malentendus rĂ©ciproques, pour ne pas dire stĂ©rĂ©ophoniques. MĂȘme si nous avons des projets conjoints. Il s’agira d’apprendre Ă  s’Ă©couter et Ă  se coordonner comme pour tout projet que l’on rĂ©alise avec d’autres. 

 

Cependant, je reste Ă©tonnĂ© par cette facilitĂ© avec laquelle, dĂ©sormais, des inconnus peuvent se rencontrer aprĂšs s’ĂȘtre dĂ©couverts un intĂ©rĂȘt commun (une vente, un achat, un loisir, un dĂ©sir, un besoin, un service) sur
.internet.

 

« Les gens ne se rendent pas compte
 Â» m’avait  dit ce vendeur deux jours plus tĂŽt.

 

C’était au tĂ©lĂ©phone lors de notre premier contact direct. Il ne me parlait pas de Jul, Dinos, Damso, Soprano, Niska, Ninho, Aya Nakamura, Booba, Maes, Soolking, Lou and the Yakusa, Stromae, AngĂšle, Julien DorĂ©, Eddy de Pretto et de bien d’autres artistes en France qui sont aujourd’hui ou depuis des annĂ©es les « hĂ©ros Â» de millions d’auditeurs. Dont certains seront les rois ou les flĂ©aux musicaux de demain.

 

Lui, il me parlait de James Brown, Tina Turner, Charles Aznavour. Des artistes d’envergure comme on n’en verrait plus et qu’il avait vu de prĂšs en concert.  Il me parlait aussi de
Prince (qu’il avait vu trois fois en concert)  et de Miles Davis. Il allait me vendre le Cd sur lequel se trouve le seul concert enregistrĂ© oĂč ils ont jouĂ© tous les deux ensemble. C’était Ă  Paisley Park le 31 dĂ©cembre 1987.

 

 

Nous aurions pu nous rencontrer deux jours plus tĂŽt. Mais j’avais prĂ©fĂ©rĂ© reporter. Deux jours plus tĂŽt, je faisais mon dernier pot de dĂ©part dans mon service. Et, je voulais prendre le temps de bien le faire.

 

Alors qu’il me rĂ©pĂšte pratiquement mot pour mot, ce qu’il m’avait dit au tĂ©lĂ©phone, je m’avise qu’il a vĂ©cu bien des moments extraordinaires au bord de la scĂšne. Mais au bord, aussi, d’une certaine solitude. Sans doute suis-je aussi seul que lui et que je me rĂ©pĂšte comme lui. Raison pour laquelle je suis peut-ĂȘtre parti de mon service pour un autre. Et que je me retrouve ce soir devant lui, place Denfert-Rochereau.

 

Lorsque je me sĂ©parerai de lui, muni de son CD que je lui aurai achetĂ©, ce sera comme si, d’une certaine façon, j’aurais essayĂ© de me procurer un nouveau moyen, un nouveau gri-gri. Afin de retrouver ou de mieux  me rapprocher du meilleur de ce que je crois ĂȘtre mon passĂ©. Celui d’une certaine insouciance, du plaisir et de la crĂ©ativitĂ©. Pas un monde de couvre-feu et de pandĂ©mie oĂč l’on a principalement la peur comme pilule du lendemain. MĂȘme si, lorsque j’étais plus jeune, la peur pouvait dĂ©jĂ  ĂȘtre omniprĂ©sente et le sera encore demain. En 1987,  j’exerçais mon insouciance Ă  temps partiel. J’avais quittĂ© le lycĂ©e un an plus tĂŽt aprĂšs le Bac. J’avais peur de connaĂźtre la dĂ©chĂ©ance traumatisante du chĂŽmage. C’était en pleine Ă©pidĂ©mie du Sida (Prince en parle dans son titre-tube Sign’O Time : «  a big disease with a little name Â»). Je dĂ©couvrais le monde adulte et du travail Ă  l’hĂŽpital. Plusieurs fois, je m’étais demandĂ© ce que je faisais lĂ . PlutĂŽt que d’assister Ă  une rĂ©volution des mƓurs, j’avais l’impression d’évoluer dans un univers clos. Cet univers me tutoyait et m’intimait, par ses divers intervenants,  d’apprendre Ă  lui obĂ©ir. Le but ultime Ă©tant de lui ressembler. Lorsque j’effectuais mes stages de formation, bien des collĂšgues en poste, plus ĂągĂ©es que moi, me donnaient le sentiment de n’avoir « que Â» leurs enfants, leur mari ou leur travail Ă  vivre et Ă  raconter. Pour moi, l’idĂ©aliste, c’était dĂ©primant. AprĂšs l’obtention de mon diplĂŽme, j’ai Ă©tĂ© en colĂšre pendant trois ans envers ces Ă©tudes. Je suis nĂ©anmoins restĂ© raisonnable.

Mais peut-ĂȘtre Ă©tais-je trop vieux avant de devenir adulte. Et que je commençais dĂ©ja, sans mĂȘme m’en rendre compte, Ă  ĂȘtre Ă  court d’une certaine luciditĂ© en acceptant d’ĂȘtre raisonnable. Petit Ă  petit, l’idiot- comme le dĂ©ment- fait aussi son nid.

 

 

Tout le monde dormait chez moi quand j’ai commencĂ© Ă  Ă©couter le CD au casque. Si j’ai aimĂ© danser sur des tubes de Prince, si j’ai pu aimer voir et revoir la reprise de Beautiful Ones par Bilal en son hommage- Ă  la suite de la prestation d’Erykha Badu– je reste extĂ©rieur Ă  son Art supĂ©rieur. Je ne crois pas que cela ait quoique ce soit Ă  voir avec le fait que Prince ait « recyclĂ© Â» ses aĂźnĂ©s tels Jimi Hendrix ou ses contemporains. Bien des artistes le font. En moins bien mĂȘme s’ils sont plus artistes que prothĂ©sistes musicaux. Lenny Kravitz, par exemple.

 

Pour moi, les groupes Blur et Oasis dont on nous avait beaucoup parlĂ© dans les annĂ©es 90-2000 doivent beaucoup aux Beatles. Un groupe dont je subis quelques fois l’écoute ou l’éloge et que je continue de repousser hors de mon assiette musicale avec suspicion malgrĂ© ou Ă  cause de toute l’admiration qu’il gĂ©nĂšre. MĂȘme si je me souviens trĂšs bien du titre d’un 45 tours des Beatles dans la discothĂšque paternelle : Lady Madonna. A cĂŽtĂ© d’albums 33 tours de Bob Marley, Jimmy Cliff, Steel Pulse, James Brown, Les Aiglons, Black Uhuru, Simon Jurad, OphĂ©lia, Parliament, U-Roy, Stevie Wonder, Eddy Grant
. Ces disques de mon pĂšre, je les ai soit entendus Ă  la maison, soit je les ai mis ou remis un jour sur sa platine disque Ă  son insu lors de mon adolescence. J’ai fait pareil avec ses anciens numĂ©ros de L’Equipe Magazine ainsi qu’avec ses Play-Boy et ses Lui. MĂȘme « cachĂ©s Â» ou prĂ©tendument bien rangĂ©s au dessus d’étagĂšres.

 

Mais si Prince m’est tombĂ© dessus un jour par la voie de la radio, Miles, c’est l’artiste Ă©coutĂ© pour la premiĂšre fois dans la chambre d’un copain, sur sa chaine Technics, vers mes 17 ans. Pour aller chez ce copain, dans notre immeuble HLM, il me fallait descendre. Je le faisais en prenant les escaliers. La musique de Miles, elle, me faisait prendre l’ascenseur. MystĂ©rieusement, avec son dĂ©part pour son service militaire et l’entrĂ©e dans « l’ñge Â» adulte, les possibilitĂ©s de cette  amitiĂ© avec ce copain  se sont taries. Mais les virtualitĂ©s de la musique de Miles sont restĂ©es en ma possession Ă  moins que ce ne soit plutĂŽt elles qui se soient mises Ă  me possĂ©der de maniĂšre durable. La musique de Miles n’est pas la plus joyeuse qui soit. Il m’arrive donc d’ĂȘtre surpris par son aura auprĂšs de certains intellectuels. Comme si c’était la fĂȘte. Miles n’incite pas Ă  rouler des pelles Ă  sa voisine ou Ă  son voisin. On entre plus dans la tombe du dĂ©funt que l’on n’assiste Ă  l’avĂšnement du dauphin. Miles nous annonce superbement que notre vie commencera par la fin. Et c’est dĂ©finitif. Il ne peut en ĂȘtre autrement. Mais, bon, Lou Reed, Johnny Cash, David Bowie ou les Cure non plus n’étaient pas et ne sont pas des horizons trĂšs drĂŽles. Pas plus que d’autres artistes de Rap, de variĂ©tĂ©s ou de techno. Et, personne ne s’en plaint. C’est donc qu’il existe un besoin au moins cathartique de les Ă©couter et de s’en mettre plein les enceintes et les Ă©couteurs.

 

Entre le rĂ©chaud de Prince et l’échafaud de Miles, j’attendais que ce CD m’apporte la touche finale. Mais d’abord, rien. Peut-ĂȘtre que personne ne s’en Ă©tonnera vu ce que j’ai pu Ă©crire de ma relation avec Miles.

 

Le son Ă©tait effectivement passable. Les titres se bouclaient bien. Mais « rien Â». Ce « rien Â» provient sĂ»rement d’une faute de frappe :

Sur la couverture du CD, on peut  voir une photo de Miles ainsi que le titre Miles From The Park. Nous sommes en 1987 et je suis alors « en plein Â» dans Miles. Un an plus tĂŽt, il a sorti l’album Tutu. La premiĂšre fois que j’avais entendu ce titre ou Don’t Lose Your Mind par hasard sur FIP (une radio  trĂšs Ă©coutĂ©e par les vampires adolescents et adultes. Les animatrices y ont des voix de jeunes pousses fĂ©minines d’avant l’anesthĂ©sie gĂ©nĂ©rale), j’avais « reconnu Â» le son sans trop oser le croire. Il Ă©tait revenu avec un nouvel album !

 

Au tĂ©lĂ©phone, l’animatrice ou la standardiste m’avait confirmĂ© la nouvelle avec un son d’évidence. Mais il m’avait fallu quelques secondes pour bien intercepter sa rĂ©sonance.

 

Sauf que sur ce Cd vendu par un amateur de Prince, Miles joue Ă  peine. C’est un album de Prince. Pas de Miles. Alors, je me dis que la nostalgie m’a vraiment rendu ringard. Et, c’est trĂšs dur de devoir admettre que ma ringardise m’a administrĂ© un trajet de quarante cinq minutes et fait dĂ©penser vingt euros. Qu’est-ce que ce sera la prochaine fois ?!

Un album de Vanessa Paradis avec Aretha Franklin en couverture ?!

 

 

Je raisonne comme ça jusqu’au dernier soupir : le titre It’s going to be a beautiful night.  D’une durĂ©e de 33 minutes et 55 secondes contre un peu plus de 10 minutes sur l’album Sign’ O’ The Time. Mais c’est ici davantage un medley. AprĂšs l’avoir Ă©coutĂ© une premiĂšre fois, je n’hĂ©site pas. Je le remets une seconde fois. Puis, une troisiĂšme fois.

Sur mon ordinateur, le CD Rom a beau refuser de me livrer les images vidĂ©os de ce concert, je me dis que j’ai bien fait d’acheter ce CD. Je l’ai rĂ©Ă©coutĂ© depuis. Non, rien de rien, je ne regrette rien.

 

 

Franck Unimon, ce dimanche 17 janvier 2021.

 

 

 

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