Manu Dibango
Hier matin, en sortant du travail, je suis retournĂ© devant le PanthĂ©on. Il faisait trois degrĂ©s. JâĂ©tais retournĂ© lĂ car, aprĂšs lâavoir plusieurs fois Ă©voquĂ© dans des articles prĂ©cĂ©dents ( tel que Gilets jaunes, samedi 14 mars 2020 par exemple), je voulais, cette fois-ci, silencieusement interroger ce symbole :
« Aux Grands hommes, La Patrie Reconnaissante »
Jâai Ă nouveau pris des photos. Puis, jâen ai profitĂ© pour aller voir du cĂŽtĂ© de Notre Dame pour laquelle des milliardaires ont Ă©tĂ© prĂȘts Ă mettre la main Ă la poche afin de la faire reconstruire. Alors que lâon entend moins parler de ces milliardaires et de bien des cĂ©lĂ©britĂ©s quand il sâagit de rĂ©parer les hĂŽpitaux publics.
Jâavais prĂ©vu de me servir de ces photos pour illustrer un article qui devait sâappeler :
Le silence des organes.
Jâai pris des notes pour Ă©crire cet article. Je savais quâil serait long. JâĂ©tais inspirĂ©.
Je pourrais encore lâĂ©crire. Mais je me suis dit quâil y avait dâautres prioritĂ©s. Que je mâĂ©tais dĂ©jĂ suffisamment exprimĂ© sur lâĂ©pidĂ©mie que nous connaissons. Quâil me fallait revenir Ă dâautres sujets davantage pourvoyeurs de vie.
« Le silence des organes » est une expression que jâavais dĂ©couverte Ă la fin des annĂ©es 80 Ă lâhĂŽpital de Nanterre qui sâappelait encore la Maison de Nanterre. Laquelle Ă©tait, Ă ce que mâen avait dit ma mĂšre, une ancienne prison pour femmes.
La Maison de Nanterre Ă©tait aussi le « havre » de certains SDF. Jâai connu cet hĂŽpital dĂšs mon enfance. Ma mĂšre y a Ă©tĂ© aide-soignante pendant des annĂ©es dans un service de rĂ©animation. Et deux de mes tantes y ont aussi travaillĂ©.
Lors dâun de nos cours, pendant mes Ă©tudes dâinfirmier, nous avions rĂ©flĂ©chi Ă la dĂ©finition que nous pourrions donner au fait dâĂȘtre en bonne santĂ©. La personne qui animait le cours, ce jour-lĂ , nous avait sorti cette expression de ses recherches. Je me rappelle de mon amie BĂ©a, mon aĂźnĂ©e de plusieurs annĂ©es, une pointure en tant quâinfirmiĂšre, qui sâĂ©tait exclamĂ©e :
« Câest fort ! ».
Le silence des organes nâa donc a priori rien Ă voir avec la mort. MĂȘme si on y pense trĂšs fort en ce moment et que le musicien Manu Dibango est mort aujourdâhui ou hier. Du Coronavirus Covid-19. Jâai appris son dĂ©cĂšs tout Ă lâheure par hasard, sur le groupe Whatâs App de ma famille.
Il est nĂ©anmoins quelque chose de trompeur dans cette expression, « silence des organes », pour parler du fait que lâon est en bonne santĂ©. Car chaque organe a son bruit spĂ©cifique lorsquâil va bien. Par contre, son bruit se dĂ©range lorsquâil va mal. Rappelez-vous lorsquâun mĂ©decin vous dit de tousser, ou de dire « 33 », vous ausculte, alors que vous le consultez parce-que vous ne vous sentez pas bien. Entendre, Ă©couter les mouvements internes dâun corps, câest aussi ce qui permet de savoir sâil est en « paix ».
Il en est de mĂȘme lorsque lâon Ă©coute la voix dâun proche ou d’une proche. Il nous est souvent possible de dĂ©celer si elle ou sâil est dans son assiette si lâon connaĂźt cette personne vĂ©ritablement.
Si lâon est un peu attentif, on peut assez bien percevoir si son attitude et son regard concordent avec ses propos pour peu que cette personne soit « vraie » devant nous. Pour peu quâelle ne porte pas un masque et ne soit pas experte dans cette grande comĂ©die sociale qui consiste Ă dire que tout va bien quand ça va mal mais aussi Ă dire que ça va trĂšs mal alors que cela ne va pas si mal que ça.
Mais des organes vĂ©ritablement et dĂ©finitivement silencieux, Ă moins dâĂȘtre dans un Ă©tat de lĂ©thargie particuliĂšrement complexe et indĂ©tectable, et encore !, signifient quand mĂȘme notre arrĂȘt de vie dĂ©finitif. Tout au moins sous notre forme humaine habituelle. Ensuite, on peut Ă peu prĂšs tout concevoir. Et, câest ainsi que je me raccroche Ă nouveau Ă Manu Dibango, dĂ©cĂ©dĂ© Ă 86 ans.
Je ne pensais pas Ă Manu Dibango lorsque dans un de mes rĂ©cents articles, jâĂ©crivais quâil y avait sĂ»rement des personnes que je « connaissais » qui allaient mourir dans lâĂ©pidĂ©mie. Pourtant, je pensais Ă lui depuis quelques jours.
Il se trouve quâil y a bientĂŽt deux semaines, ou un peu moins, je mâĂ©tais rendu dans un magasin afin dâaller acheter le dernier album de lâartiste de Maloya, DanyĂšl Waro.
DanyĂšl Waro fait actuellement partie des artistes auxquels je suis particuliĂšrement attachĂ©. Avec une Ann OâAro par exemple. Le Maloya est pour moi tellement proche du Gro-Ka, du LĂ©woz et du Bel-Air des Antilles quâil a fini par me rattraper avec les annĂ©es. La boite de nuit parisienne, Le Manapany, est sans doute lâendroit oĂč jâavais entendu du Maloya pour la premiĂšre fois dans les annĂ©es 90. Pourtant, jâai oubliĂ© oĂč elle se trouve.
Et, il y a quelques jours, câest en allant acheter le dernier album de DanyĂšl Waro, que jâai fini par fureter dans les rayons de disques comme lors de mon adolescence. Peut-ĂȘtre le jour oĂč jâĂ©tais allĂ© voir lâexposition de la derniĂšre tournĂ©e de NTM – en accĂšs libre- sous la canopĂ©e aux Halles encore pour un jour. Exposition (du 20 fĂ©vrier au 10 mars 2020) dont jâavais appris lâexistence par hasard ainsi que la fin le lendemain en me rendant au cinĂ©ma. En allant voir, je crois, le film Lâappel de la ForĂȘt. Jâavais prĂ©vu dâĂ©crire sur cette exposition comme sur ce film mais je ne lâai pas encore fait.

Dans le magasin de disques, ce jour-lĂ , je me suis rapidement retrouvĂ© avec plusieurs disques. Un classique. Câest pareil dans un magasin de dvds et de blu-rays. Et câest aussi comme ça dans la librairie et la mĂ©diathĂšque de ma ville en temps usuel.
AprĂšs plusieurs hĂ©sitations et quelques Ă©coutes, et en comparant aussi le rapport qualitĂ©/prix, jâĂ©tais reparti avec lâalbum de DanyĂšl WaroâŠ.et cette compilation de Manu Dibango.
Autant lâalbum de DanyĂšl Waro ne mâa pas, pour lâinstant, entraĂźnĂ©, autant la compilation de Manu Dibango mâa rapidement plu.
Jâavais dĂ©jĂ Ă©coutĂ© du Manu Dibango, il y a plusieurs annĂ©es. Je lâavais aussi vu en concert Ă Cergy St-Christophe, sur lâesplanade de Paris, il y a environ vingt ans, lors dâun concert gratuit. Jâai le souvenir dâun trĂšs bon concert. Un trĂšs bon bassiste figurait parmi ses musiciens.
Manu Dibango, DanyĂšl Waro, Arno et dâautres font partie de ces artistes qui sont lĂ pour la vie. Au delĂ de soixante ans, on les voit sur scĂšne avec une envie et une Ă©nergie que beaucoup ont dĂ©ja perdu lorsquâils ont Ă peine passĂ© les limites de lâadolescence. Je mâinquiĂšte par moments de ce quâil me reste de ce passĂ©.
Un article signé Youness Bousenna dans le Télérama de cette semaine parle du documentaire La Disgrùce réalisé par Didier Cros. Ce documentaire passe ce soir sur France 2 à 23h40. La Disgrùce est fait du témoignage de cinq personnes dont le visage défiguré occasionne une grande souffrance personnelle. Souffrance due à la déformation de leur visage mais aussi à la violence du regard des autres.
Dans cet article, Youness Bousenna Ă©crit entre-autres :
« (âŠ.) Sans commentaire, le film les laisse raconter leur souffrance initiale et la violence que le regard des autres y ajoute, la tentative dâapprivoiser son visage en mĂȘme temps que la solitude que celui-ci leur inflige ».
Jâai beaucoup aimĂ© que Youness Bousenna me fasse entrevoir que chaque visage, dĂ©formĂ© ou non, est une solitude. En marge de lâarticle, jâai Ă©crit de la main gauche :
« De cette solitude, certains visages Ă©mergent plus que dâautres ».
Cet article mâa rappelĂ© le dĂ©but du livre de Nina Bouraoui, Tous les hommes dĂ©sirent naturellement savoir. Je savais oĂč je lâavais rangĂ© alors je lâai rapidement retrouvĂ©. Câest un livre paru en 2018 et que jâai sĂ»rement achetĂ© dĂšs sa sortie. Un de plus, parmi tous ceux que jâai achetĂ©s, que je nâai pas encore lus, et dont le dĂ©but est :
« Je me demande parmi la foule qui vient de tomber amoureux, qui vient de se faire quitter, qui est parti sans un mot, qui est heureux, malheureux, qui a peur ou avance confiant, qui attend un avenir plus clair. Je traverse la Seine, je marche avec les hommes et les femmes anonymes et pourtant ils sont mes miroirs. Nous formons un seul cĆur, une seule cellule. Nous sommes vivants ».
Manu Dibango Ă©tait un homme joyeux. En tout cas sur scĂšne Ă ce que jâai vu. Son rire grave est aussi cĂ©lĂšbre que sa musique. Figure de Bokassa ou de CoupĂ©-ClouĂ© (les Antillais de plus de 50 ans sauront de qui je parle), Manu Dibango avait une stature et une autoritĂ© plus frĂ©quentables que celle de bien des dictateurs. Je me rappelle comment il avait expliquĂ© en rigolant que MichaĂ«l Jackson avait « oubliĂ© » de lui payer des royalties lorsquâil avait utilisĂ© un de ses airs de musique pour composer un de ses titres.
Je me rappelle que lors dâun festival de Jazz retransmis Ă la tĂ©lĂ©, Claude Nougaro sâĂ©tait inclinĂ© devant Miles Davis, mon musicien prĂ©fĂ©rĂ©, alors que Manu Dibango existait de par sa seule prĂ©sence. Si la musique est aussi solitude, la sienne avait Ă©mergĂ© sans difficultĂ© cette soirĂ©e-lĂ comme tant dâautres fois.
En prenant le temps de lire la prĂ©sentation de la compilation par Iain Scott, jâavais appris quâavant dâĂȘtre connu, Manu Dibango avait entre-autres jouĂ©, en France, avec Nino Ferrer mais aussi Dick Rivers et Johnny Halliday. Je suis souvent Ă©tonnĂ© par les alliances de certains artistes, que celles-ci soient musicales ou simplement amicales (telle lâamitiĂ© dâun Jacques Brel avec Johnny Halliday) comme par leur ouverture Ă dâautres genres musicaux. Et, question ouverture, on peut dire quâen Ă©coutant cette compilation de Manu Dibango, on entend aussi bien du Jazz, de lâAfro Beat, du Reggae, de la musique africaine. Et lâon comprend que le chanteur et bassiste Richard Bona (Ă©galement dâorigine camerounaise) lui « doit » sans doute quelque chose.
Concernant la version Reggae de son Soul Makossa avec le duo Robbie Shakespeare et Sly Dunbar, en lâĂ©coutant, on pense immĂ©diatement Ă Serge Gainsbourg qui avait Ă©galement jouĂ© avec eux ainsi quâavec les I-Threes « de » Bob Marley. Peu importe de savoir lequel avait eu lâidĂ©e le premier, Manu Dibango Ă©tait sans frontiĂšres question crĂ©ation musicale. Et le Rap ne lui a pas fait peur.
En Ă©coutant sa compilation, jâavais aussi beaucoup aimĂ© sa version de A La Claire Fontaine que j’avais postĂ©e sur ma page Facebook un ou deux jours avant d’apprendre sa mort.
J’avais aussi eu envie de savoir quand il repasserait en concert. Jâavais regardĂ©: un concert Ă©tait prĂ©vu en Martinique dans quelques mois. Ăa faisait dĂ©ja un peu loin.
Le rire de Manu Dibango est désormais entouré de silence. Mais sa musique continue de nous dire que nous sommes vivants. Et, ça, ça fait aussi beaucoup de bien à nos organes.
Franck Unimon, ce mardi 24 mars 2020.