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Argenteuil

Par la bouche

Par la bouche

 

 

 

«  Vous ĂȘtes sĂ©nĂ©galaise ? »

  • Oui. Et malienne, aussi.

 

Deux noires africaines en boubou traditionnel viennent de me rejoindre devant le stand de cette femme traiteur. L’une est noire de peau, l’autre, plus ĂągĂ©e, a la peau claire.  Je me dis que leur prĂ©sence m’assure de la qualitĂ© du Thiep’. Avant mĂȘme que l’une d’entre elles ne fasse subir un contrĂŽle d’identitĂ© Ă  la vendeuse.

Il y’a principalement des femmes qui attendent d’ĂȘtre servies maintenant. Il est bientĂŽt midi. Lorsque je suis venu quelques minutes plus tĂŽt, un homme noir, peut-ĂȘtre un compatriote antillais, passait commande.

 

Alors qu’il fait chaud aujourd’hui, vers 11h, j’ai eu l’idĂ©e d’aller faire des courses sur le marchĂ© d’Argenteuil. Ma derniĂšre venue ici date de plusieurs mois. Nous avons diminuĂ© notre consommation de viande et de poissons. Nous avons aussi diversifiĂ© nos lieux d’achats alimentaires.

 

Le volailler « chez » qui j’achĂšte habituellement est en vacances. Son long stand est vide. Comme sont vides d’autres stands. Nous sommes encore au mois d’aoĂ»t.

Je me suis rabattu sur une boucherie hallal oĂč j’ai repĂ©rĂ© des poulets fermiers. J’évite leurs poulets hallal tout blancs qui me semblent sortis de la machine Ă  laver. Dix ans plus tĂŽt, j’avais dĂ©jĂ  achetĂ© du poulet hallal dans un autre commerce de la ville. J’en ai gardĂ© le souvenir d’un poulet au goĂ»t fade.

Les poulets hallal de cette boucherie ont manifestement leur succĂšs auprĂšs d’une clientĂšle sans doute musulmane. Et puis, ces poulets  sont moins chers. 3,99 euros le kilo. A cĂŽtĂ© de moi, un  homme en prend deux ou trois.

 

La boucherie hallal  du marchĂ© oĂč j’aime habituellement acheter de temps Ă  autre de la bavette d’aloyau et des cĂŽtes d’agneau est bien lĂ . Mais il n’y’a plus de bavette ni de cĂŽtes d’agneau. Ces viandes font partie de leurs piĂšces de choix et, gĂ©nĂ©ralement, Ă  cette heure-ci, en fin de matinĂ©e, il n’y’en n’a plus. MĂȘme au mois d’aoĂ»t. Reste du bƓuf et quelques piĂšces de gigot d’agneau. Il n’y’a plus grand monde devant leur Ă©talage. Ils sont plusieurs vendeurs dĂ©sormais inactifs comme Ă©chouĂ©s et attendant la prochaine vague qui ne viendra plus et ils le savent. C’est la dĂ©prime.

Je me fais confirmer qu’il n’y’a plus ce que je cherche. MalgrĂ© la suggestion du vendeur, je dĂ©cline poliment. Je regarde Ă  peine les quelques morceaux de viande exposĂ©s. Et je repars avec mon sac isotherme dans lequel j’ai mis trois pains de glace et ma bouteille d’eau.

 

 

La femme traiteur africaine ne prend pas la carte bancaire. Je ne la connaissais pas. Et quelques minutes plus tÎt, je suis  venu sans espÚces :

J’ai perdu le rĂ©flexe d’en prendre un peu au distributeur prĂšs de chez moi avant de venir sur le marchĂ©. Souvent, les jours « du marchĂ© d’Argenteuil », sur le boulevard HĂ©loĂŻse, surtout les dimanches, les gens font la queue devant les distributeurs les plus proches du centre-ville, rue Gabriel PĂ©ri. La rue qui permet l’entrĂ©e dans Argenteuil depuis le pont d’Argenteuil et qui mĂšne pratiquement en ligne droite Ă  la mairie et Ă  la mĂ©diathĂšque tout au bout deux cents ou trois mĂštres plus loin. Le lieu Ă©colo-responsable Smile ( Il fait beau) qui a ouvert le mois dernier se trouve alors tout proche.

Les gens peuvent venir d’assez loin, en voiture, en bus ainsi que par le train pour aller Ă  ce marchĂ©.

 

 

Sur le marchĂ© d’Argenteuil, La femme traiteur prend les tickets restaurants et les espĂšces. Je n’ai ni l’un ni l’autre. Alors, sous le soleil, je dois repartir jusqu’au distributeur le plus proche. J’ai de la chance. Les distributeurs sont libres. L’effet mois d’aout peut-ĂȘtre plus que celui de la chaleur, je pense. D’ailleurs, je repense maintenant Ă  l’agence HSBC- qui n’avait pas de distributeurs extĂ©rieurs- qui a fermĂ© ses portes il y’a Ă  peu prĂšs un an maintenant. Un indice sans doute de la « pauvreté » Ă©conomique de cette ville et de sa population. D’une partie de sa population. Car il y’a des gens plutĂŽt aisĂ©s Ă  Argenteuil. Mais ils sont gĂ©nĂ©ralement discrets et sans doute entre eux. MĂȘme si on en croise trĂšs certainement sur le marchĂ© d’Argenteuil par exemple ou Ă  la ferme du Spahi, autre « institution » argenteuillaise en matiĂšre de commerce de bouche Ă  prix attractif. Ou au LIDL :

Une des fois oĂč je suis allĂ© au LIDL de Sannois,  à la limite d’Argenteuil, une Porsche Cayenne est arrivĂ©e sur le parking.

Des commerces comme le marchĂ© d’Argenteuil, la ferme du Spahi ou Lidl sont des commerces qui peuvent faciliter les moindres dĂ©penses. Mais il faut pouvoir s’y rendre. En voiture, en transports, Ă  vĂ©lo ou Ă  pied. Et le souhaiter. La facilitĂ© Ă©tant d’aller faire ses achats dans le supermarchĂ© le plus proche, ce dont Argenteuil est particuliĂšrement bien pourvu. Avec les Kebabs dans le centre-ville.

 

 

7 euros pour une barquette de Thiep’ au poisson et 6,50 euros pour une barquette de Thiep’ au poulet. Vu que nous sommes deux adultes et un enfant, par prudence et aussi par curiositĂ©, je prends deux barquettes de Thiep’ au poisson et une au poulet. Jusqu’à l’annĂ©e derniĂšre, je croyais que le Thiep Ă©tait uniquement au poisson. J’ai Ă©tĂ© initiĂ© au Thiep’ et aux pastels il y’a bientĂŽt trente ans par une amie, BĂ©a, mariĂ©e Ă  un Cap-Verdien. Les pastels, ici, n’ont rien Ă  voir avec le dessin ou avec  la peinture. Ou alors il s’agit des couleurs du plaisir alimentaire qui se forme dans la bouche avec ce plat qui peut faire un peu penser extĂ©rieurement Ă  la Brick des Arabes.

 

 

Sur le marchĂ©, la femme traiteur a rempli consciencieusement les barquettes individuelles. J’accepte aussitĂŽt avec gourmandise le piment qu’elle me propose. MĂȘme si nous en avons dĂ©jĂ  du bon Ă  la maison. Oui, c’est elle qui le fait.

 

A la maison, j’apprendrai qu’une barquette «  individuelle » aurait pleinement suffi  pour deux adultes.

Le Thiep’ est bon. Sauf pour notre fille qui le trouvera trop Ă©picĂ© alors qu’elle a dĂ©jĂ  mangĂ© du boudin antillais. Et qui trouvera la couleur du plat « bizarre ». Elle ne reconnaĂźtra pas le riz.

Sa mĂšre et moi nous dĂ©lecterons du plat avec l’assurance de celle et de celui qui savent. Peut-ĂȘtre notre fille le regrettera t’elle dans quelques annĂ©es. Mais nous sommes tous passĂ©s par lĂ .

 

 

Sur le marchĂ©, je suis allĂ© saluer C
.le doyen des commerçants sur le marchĂ©. Il vend des fruits. Je trouve qu’il a maigri mais ne lui en dis rien. Il a dĂ» perdre une bonne dizaine de kilos.

L’annĂ©e derniĂšre ou plutĂŽt il y’a deux ans, je lui avais dit que j’aimerais bien qu’il me parle du marchĂ© d’Argenteuil tel qu’il l’a connu depuis cinquante ans. Il  m’en avait un peu parlĂ©, avait acceptĂ© en prĂ©cisant :

 

« Je ne fais pas de politique ! ». Et puis, j’ai laissĂ© passer le temps.  Tout Ă  l’heure, je lui ai reparlĂ© de ça. Il m’avait sans doute oubliĂ©. En cinquante ans, sur un marchĂ©, on voit tellement de monde. Mais il a de nouveau acceptĂ© de me raconter en me disant de venir plutĂŽt un vendredi. Car «  le dimanche, il y’a trop de monde ». Il sera lĂ  Ă  partir de 7h le matin. C
. doit avoir entre 70 et 80 ans.

 

 

Il est une trĂšs bonne boucherie dans la rue Paul Vaillant Couturier en dehors du marchĂ© d’Argenteuil. TrĂšs bonne et assez chĂšre. J’y suis dĂ©jĂ  allĂ© plusieurs fois. Une de ses particularitĂ©s est d’avoir une clientĂšle exclusivement « blanche» chaque fois que j’y suis allĂ© ou suis passĂ© devant. Cette boucherie semble ĂȘtre faite d’un autre monde. C’est comme passer une frontiĂšre. Pourtant, ce monde fait bien partie d’Argenteuil. Et j’y ai toujours Ă©tĂ© bien servi avec un Ă©vident professionnalisme.

La boucherie est encore ouverte ce dimanche quand je rentre du marchĂ©. J’y entre pour y acheter un autre poulet. Sur ma lancĂ©e, je demande au petit boucher qui me sert quand cette boucherie a-t’elle Ă©tĂ© ouverte. Il ne sait pas mais ça fait longtemps ! Arrive le patron oĂč celui que j’ai toujours considĂ©rĂ© comme tel. Il est assez grand, bien plus grand que moi. MĂȘme question :

« Les murs datent de 1890
. ». Il m’explique qu’avant, les fourrages avec les poulets se trouvaient derriĂšre la boucherie. Et, avec son corps, il m’indique l’endroit.

Je suis époustouflé. 1890 !

Il m’apprend que la boucherie est le plus ancien commerce du centre-ville. Qu’il a vu le « changement » Ă  Argenteuil. Je comprends qu’il est maussade Ă  ce sujet et que cela est trĂšs sensible.

Il accepte de me rĂ©pondre que cela fait trente ans qu’il est dans cette boucherie et que cela fait onze ans qu’il en est le patron. Cela ne se voit pas sur mon visage lorsqu’il me dit ça mais je devine que lui et moi  sommes sans doute du mĂȘme Ăąge. En 1989, j’avais 21 ans.  On peut trĂšs bien ĂȘtre apprenti-boucher-charcutier avant ses 20 ans. Je m’abstiens de m’épancher sur ces sujets devant lui.

 

Je lui dis que j’aimerais bien qu’il me raconte. Tout en sortant de la boutique, il me rĂ©pond : « On me l’a dĂ©jĂ  demandé  ». Et puis, je ne le revois plus. Je repasserai peut-ĂȘtre. Mais je n’insisterai pas forcĂ©ment pour en savoir plus sur les raisons de son amertume. C’est une affaire privĂ©e. Or, je n’ai pas envie de l’embarrasser avec mon article. Moi, la seule boucherie que je possĂšde Ă  ce jour, la seule volaille que je connaisse Ă  peu prĂšs, c’est celle de mes phrases. Et cette boucherie ne me fait pas vivre. Alors que lui, il doit sa vie Ă  cette boucherie.

 

 

Franck Unimon, dimanche 25 aout 2019.

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