Port Authority, un film de Danielle Lessovitz
( En salles depuis le 25 septembre 2019)
« Jâai vu ce film il y a quatre ou cinq jours. Ce film mâest passĂ© dessus. Il mâa plu. Mais jâai cru que je ne pourrais pas Ă©crire Ă son sujet. Jâavais pourtant pris quelques notes pendant la sĂ©ance ».
J’avais Ă©crit ça il y a neuf jours. Il y avait une suite que je viens d’effacer. Je reprends aujourd’hui cet article et j’en clĂŽture la fuite. Et ce sera mon centiĂšme article pour mon blog créé lâannĂ©e derniĂšre. Mon premier article avait Ă©tĂ© publiĂ© le 23 novembre dernier ( Au LycĂ©e ).
Une vingtaine de spectateurs se trouvaient dans la salle pour cette premiÚre séance matinale de Port Authority à 9h20.
Il y avait différents styles ou différents genres de spectateurs : Du jogger arrivé en short, baskets et débardeur juste avant le début du film, au couple sexagénaire, à la jeune femme gothique aux cheveux en partie verts, piercée et isolée, en passant par le duo de copines. Je crois avoir été le seul homme noir présent.
Il aurait fallu parler de la pub qui a prĂ©cĂ©dĂ© le film puisque la pub nous parle aussi de notre Ă©poque et des rĂŽles que nous sommes supposĂ©s endosser. Mais jâai prĂ©fĂ©rĂ© en parler dans un autre article afin de moins me disperser.
Paul, jeune blanc de Pittsburgh, débarque à New-York. Pittsburgh-New-York, cela représente un trajet de cinq cents kilomÚtres. Selon wikipédia, la ville de Pittsburgh, en Pennsylvanie, est depuis des années « la premiÚre ville américaine pour la qualité de la vie, grùce à sa sécurité, ses universités, sa culture, son économie et sa taille modeste ».
Cela, on ne le perçoit pas forcĂ©ment en voyant Paul (lâacteur Fionn Whitehead) attendre Ă la gare routiĂšre ( Port Authority) que quelquâun- sa demie sĆur- vienne le chercher. Ce que lâon voit, câest un jeune homme seul qui compose plusieurs fois un numĂ©ro sur son tĂ©lĂ©phone portable qui sonne dans le vide. Ce que lâon voit aussi, câest lâindiffĂ©rence des personnes quâil sollicite. Aucune ne prend le temps de sâarrĂȘter pour lui rĂ©pondre. Et lui, un peu naĂŻf, semble croire quâun de ces passants pourrait connaĂźtre sa demie sĆur. On peut donc ĂȘtre un jeune amĂ©ricain et ignorer que la vie Ă New-York, dans son propre pays, se dĂ©roule sur une bien plus grande Ă©chelle quâĂ Pittsburgh.
Ces premiĂšres informations sur Paul sont importantes car elles nous rappellent quâon peut ĂȘtre blanc aux Etats-Unis et ĂȘtre un Ă©tranger dans son propre pays.
Ensuite, lâoriginalitĂ© du personnage de Paul est que la ville de New-York est souvent dressĂ©e comme celle des opportunitĂ©s professionnelles oĂč l’on peut venir tailler son rĂȘve amĂ©ricain lorsque cela se passe bien. Si lâon est travailleur et que lâon est un as de la dĂ©brouille.
Paul est travailleur et sait assez bien se dĂ©fendre dans la rue. NĂ©anmoins, son rĂȘve (amĂ©ricain) est plutĂŽt de trouver une famille. Pas de faire carriĂšre.
Nous apprendrons trĂšs peu de son passĂ© Ă Pittsburgh avec lequel il cherche Ă couper les ponts. Mais Pittsburgh est une « ville de ponts » (environ 400 selon WikipĂ©dia Ă nouveau) et câest aussi par eux que lâon sort de chez soi et que lâon va vers les autres. Et, ça, câest beaucoup le personnage de Paul parce quâil nâa plus rien au dĂ©but de Port Authority :
Pas dâemploi, pas de qualification particuliĂšre, pratiquement pas de famille, pas de talent singulier, pas de projet immĂ©diat donc pas dâavenir Ă©vident et pas de toit. Pour survivre, Paul le « homeless » est donc dans la nĂ©cessitĂ© dâaller vers les autres. Du fait de son dĂ©nuement et de sa personnalitĂ©, il a la libertĂ© de choisir entre deux options :
Aller vers celles et ceux qui lui ressemblent et ce quâil « connaĂźt » le mieux. Ou aller vers celles et ceux quâil ne connaĂźt pas au grĂ© de ses rencontres. Il va d’abord choisir les deux.
Câest de cette façon que se fait la rencontre avec Wye (lâactrice Leyna Bloom), transgenre noire et danseuse, quâil voit dâabord comme une femme, et quâil se serait peut-ĂȘtre interdit de regarder, de dĂ©sirer et de rencontrer sâil Ă©tait restĂ© vivre Ă Pittsburgh et quâil y avait « rĂ©ussi » socialement et Ă©conomiquement.
Port Authority est un film-pont entre des AmĂ©riques qui, au sein du mĂȘme pays, habituellement, se cĂŽtoient peu :
LâAmĂ©rique blanche au ras de la pauvretĂ©, mais nĂ©anmoins encore valide et combattive, et lâAmĂ©rique des races et des genres. Mais ici, on ne parle pas de lâAmĂ©rindien qui, une fois de plus, est inexistant dans le cinĂ©ma amĂ©ricain lorsque lâon parle de lâAmĂ©rique multi-raciale.
Il est possible que devant cette histoire, certaines personnes voient Paul comme un simple plouc arriviste qui veut juste se « faire » un homme ou une femme noir (e) et qui reprĂ©sente cette ambivalence prĂ©datrice sexuelle de lâAmĂ©rique blanche pour la « crĂ©ature » noire. « CrĂ©ature » que lâAmĂ©rique, comme au moins la sociĂ©tĂ© occidentale blanche a contribuĂ© Ă crĂ©er :
Celle qui danse, chante et se reproduit bien et que lâon peut Ă©ventuellement tolĂ©rer Ă condition quâelle ne dĂ©passe pas la place et la limite- y compris odorante- qui lui est allouĂ©e telle que lâexplique ce riche CorĂ©en Ă son chauffeur dans le film Parasite rĂ©alisĂ© par Bong Joon-Ho (Palme dâor Ă Cannes cette annĂ©e).
Le personnage de Paul franchit nĂ©anmoins, lui, plusieurs fois les limites et les frontiĂšres, sexuelles, mentales et raciales. En ( se) mentant. Et son esprit « bi», comme bicĂ©phale ou bi-conceptuel plutĂŽt que bisexuel, agacera celles et ceux qui rĂ©clament que chacun choisisse rapidement son camp ou sa paroisse (sexuelle, raciale, mentale, sociale ou culturelle) et sây tienne rĂ©solument jusquâĂ la mort ou jusquâĂ sa prochaine rĂ©incarnation.
On peut trouver que la rĂ©alisatrice de Port Authority insiste trop sur lâhomosexualitĂ© puĂ©rile, bourrine, aussi stĂ©rile que refoulĂ©e, de certains des pairs blancs de Paul pour mieux affirmer que, lui, est vĂ©ritablement hĂ©tĂ©rosexuel. Mais dans cette AmĂ©rique oĂč des blancs presque pauvres sont les soldats indiffĂ©rents- comme les usagers de la gare routiĂšre avec Paul au dĂ©but du film- dâune AmĂ©rique riche et mĂ©prisante qui dĂ©pouille dâautres presque pauvres, il existe des familles protectrices. Dont celle de Wye qui, en plus d’avoir créé son propre corps dans cette sociĂ©tĂ© qui rejette son ĂȘtre et son espĂšce, a aussi créé sa famille et son espace de toute piĂšces sans doute avec la mĂȘme volontĂ© quâelle sâest transformĂ©e en femme.
En cela, le personnage de Wye peut sembler avoir plus de maturitĂ©, de force et de courage que celui de Paul. La principale diffĂ©rence avec Paul est peut-ĂȘtre pourtant que Wye a achevĂ© sa transition en tant que personne alors que Paul se cherche encore en tant quâadulte et en tant que personne dans la sociĂ©tĂ© au moment de leur rencontre.
Dâune façon beaucoup plus douloureuse, en tant que personne transgenre, il en est de mĂȘme pour le personnage principal de Girl dans le film de Lukas Dhont ( Girl).
On peut aussi voir des films comme Transamerica de Duncan Tucker, Boys donât cry de Kimberley Pierce ou la sĂ©rie Hit and Miss de Paul Abbot, ou, contrairement au personnage de Wye, des personnes transgenres se cherchent encore. Mais aussi penser Ă l’intrigue qu’inspire le Major Kusanagi ( incarnĂ©e par l’actrice Scarlett Johansson) Ă une crĂ©ature dans le remake rĂ©alisĂ© par Rupert Sanders en 2017 du manga Ghost in shell qui lui demande :
« What are you ? » (  » Qu’est-ce que tu es ? »).
Concernant Paul, lui reprocher sa lĂąchetĂ© reviendrait Ă minimiser la difficultĂ© de certaines dĂ©cisions dans la vie rĂ©elle comme le fait quâil faut parfois des annĂ©es voire presquâune vie pour arriver Ă se sĂ©parer de son passĂ© et de certains modĂšles de vie et de pensĂ©e :
En arrivant Ă New-York, Paul est encore reliĂ© Ă un certain modĂšle de rĂ©ussite par sa demie sĆur qui, apparemment, a « rĂ©ussi » et Ă qui il convient de ressembler. Soit le modĂšle standard de la rĂ©ussite dont la majoritĂ© tente gĂ©nĂ©ralement de se rapprocher avec voiture, mariage, biens de consommation incarnant une « bonne » intĂ©gration sociale, appartement ou maison, bon emploi, amis plutĂŽt blancs, plus ou moins aisĂ©s et cultivĂ©s, enfants etcâŠ.
Avec le personnage de Wye, on est Ă la fois dans la marge parce-que lâon est dans un milieu noir, transgenre et homo, socialement modeste, mais aussi parce-que lâon est dans un milieu artistique donc crĂ©atif et, souvent, prĂ©caire et intermittent. Soit le contraire du quotidien balisĂ© et sĂ©curisĂ© de la population « normale » et majoritaire des Etats-Unis (ou de toute autre nation).
DâoĂč un certain choc social et culturel que les Etats-Unis ainsi que bien dâautres nations « Ă©voluĂ©es » et dĂ©mocratiques ont encore du mal Ă absorber et Ă apprĂ©hender.
Photos : Alexander Laurent.
Franck Unimon, ce jeudi 10 octobre 2019.