Pour prendre son temps en main
« AprÚs la folie des achats de cadeaux de Noël, la folie du retour des vacances de Noël⊠»
Câest ce que je me suis dit, il y a quelques jours. Seulement perchĂ© sur mon petit vĂ©lo pliant achetĂ© dans lâenseigne DĂ©cathlon lâannĂ©e derniĂšre. Tandis que je me rendais Ă mon travail depuis la gare St Lazare.
Depuis, comme Ă chaque fois, je mây suis fait. Puisque je suis aussi fait de cette folie. Nos ennuis avec les autres commencent peut-ĂȘtre – ou toujours- lorsque notre folie est par trop diffĂ©rente de celle des autres. Et quâelle nous contraint, eux et nous, Ă nous adapter, Ă nous adopter, les uns aux autres.
A force dâefforts, dâĂ©puisement, de dĂ©couragement ou peut-ĂȘtre parce-que, prĂ©cisĂ©ment, nous nâavons pas du tout envie de faire des efforts, de trop nous fatiguer ou de persister et que nous estimons que câest aux autres de faire le plus dâefforts, les conflits Ă©clatent. Nos dĂ©railleurs sautent. Nos freins ne fonctionnent plus. Nos phares sâĂ©teignent. Nos cerveaux disjonctent, batterie faible.
Ensuite, nous nous escrimons dans lâabsolu et la violence, tels des vers de terre emmĂȘlĂ©s les uns aux autres, milliers de spaghettis obsĂ©dĂ©s par cette destination que nous voulons Ă tout prix atteindre- et au plus vite- hors de lâassiette et surtout hors de portĂ©e de la Grande Fourchette. Comme si cet endroit- hors des bouchĂ©es du nĂ©ant- nous possĂ©dait. Sauf que les autres ont, aussi, la mĂȘme obsession et sont tout autant possĂ©dĂ©s que nous. Eux, aussi, veulent sortir, par nâimporte quel moyen de leur statut de ver de terre ou de spaghetti qui sâenlise dans de la trĂšs mauvaise sauce tomate et oĂč toutes les artĂšres, un beau jour, se figent.
Ce matin, rien de tout ça. Je suis simplement allĂ© emmener ma fille Ă lâĂ©cole, Ă pied, Ă quelques minutes de chez nous. Je voulais discuter avec le directeur. Mais pas pour lui parler de vers de terre et de spaghettis.
Le directeur de lâĂ©cole Ă©tait absent dans la cour. Par contre, Ă lâentrĂ©e de lâĂ©cole, la maitresse de ma fille, et une de ses anciennes maitresses, vĂ©rifiaient que chacun ait bien lâattestation sur lâhonneur des parents, Ă la date du jour, spĂ©cifiant que, oui, leur enfant avait bien effectuĂ© ( ou subi) un autotest antigĂ©nique Ă la maison. Et que celui-ci Ă©tait bien nĂ©gatif. Devant moi, jâai vu un mĂŽme dâĂ peine huit ans, venu seul Ă lâĂ©cole, faisant de son mieux pour rĂ©pondre lorsque la maitresse lui a demandĂ© avec gentillesse sâil avait bien fait un test et sâil avait lâattestation sur lâhonneur signĂ©e par ses parents. Non, il ne lâavait pas. Elle lui a alors demandĂ©- avec indulgence- dâentrer dans la cour et dâattendre sur le cĂŽtĂ©.
La rentrĂ©e des classes sâest faite ce lundi. Premier cas positif du Covid dans la classe de ma fille. Jusque lĂ , jâen entendais parler ailleurs, dans la classe dâun de mes neveux, dans lâancien service oĂč je travaillais oĂč, cette semaine, une de mes ex-collĂšgues et amie mâa parlĂ© de cluster. Comme jâavais entendu parler des plus de cent mille cas positifs de Covid par jour depuis les vacances de NoĂ«l. Mais jusque lĂ , nous y avions Ă©chappĂ©. AprĂšs mâĂȘtre fait matraquer, comme tout le monde, par lâabattage mĂ©diatique â et autre- supra anxiogĂšne, Ă partir de juillet 2020, jâai quittĂ© lâaussi gigantesque que tentaculaire tapis mĂ©canique qui semblait nâavoir que pour principale activitĂ© de faire de nous des soldats de plomb quâil sâagissait de convoyer dâun champs de mines de la peur Ă dâautres champs de mines de la peur. Je porte des masques, je me lave les mains avec du savon, jâai fait mes deux injections de Moderna et bientĂŽt trois quand ce sera le moment. Je ne peux pas faire plus. Et je ne veux pas faire plus en matiĂšre de folie viscĂ©rale et sociĂ©tale.
Jâavais beaucoup aimĂ© la phrase du psychiatre Serge Hefez. Jâai retenu ça de celle-ci :
« La pandémie du Covid a plutÎt tendance à stabiliser les patients psychotiques et à rendre fous les gens normaux ».
Quâest-ce que nous sommes nombreux Ă ĂȘtre devenus fous depuis le dĂ©but de cette pandĂ©mie du Covid. Et nous avons encore un trĂšs grand potentiel crĂ©atif. Je suis sĂ»r que nous sommes encore Ă©loignĂ©s de nos plus grands chefs dâĆuvre en matiĂšre de comportement et de raisonnement Ă propos du Covid. Dâabord, en un temps record, nous sommes pratiquement tous devenus Ă©pidĂ©miologistes. Soit la version sanitaire de toutes celles et ceux qui se font les arbitres et les sĂ©lectionneurs Ă©minents de matches de Foot, de hand, de tennis ou de combat UFC. Comme de toutes celles et ceux qui se font critiques de cinĂ©ma.
Un peu plus fou que dâhabitude :
Moi, ce matin, je suis devenu un peu plus fou que dâhabitude parce-que :
Trois jours de cours ( ce mardi, la maitresse Ă©tait absente lâaprĂšs-midi et le mardi matin, notre fille est restĂ©e avec nous) trois tests antigĂ©niques ?
Mais jâai su rester calme et digne devant ma fille. Alors quâelle sâĂ©loignait dans la cour vers son destin dâĂ©coliĂšre, jâai demandĂ© Ă discuter avec la maitresse.
Fort heureusement, nous sommes rapidement arrivés à nous entendre, la maitresse et moi. Et puis, le troisiÚme test était déjà fait.
Câest un mail adressĂ© par la maitresse et le directeur dâĂ©cole, lu hier soir sur le compte Beneylu, qui a amenĂ© une certaine confusion.
Et, ce matin, la solution à cette confusion a été donnée par cette pratique ancestrale, traditionnelle, archaïque, primitive et révolutionnaire :
La discussion.
Une pratique ancestrale, traditionnelle, archaïque, primitive et révolutionnaire :
Prendre le temps de sâadresser Ă lâautre. De le rencontrer. Lui parler calmement. Lui expliquer quâil puisse comprendre ce qui nous « motive ». Lui laisser le temps dâincorporer et dâadditionner les informations que nous lui donnons. Des informations quâil ne peut pas deviner mĂȘme si celles-ci sont Ă©videntes pour nous tant nous avons pu les ruminer. Le laisser respirer. Ne pas le saisir comme on jette de lâhuile sur un poĂȘle qui se trouve sur le feu depuis une bonne heure. Parler de maniĂšre aussi dĂ©tendue que possible. Si possible, articuler. Etre Ă©coutĂ© de lui. Ecouter sa rĂ©ponse. Prendre sa rĂ©ponse comme lâon pourrait prendre notre propre pouls. Avoir encore la croyance ou lâoptimisme que cette personne en face de nous est aussi sincĂšre que nous.
Cela nécessite du temps. Un peu de temps.
En moins de trois minutes – je nâai mĂȘme pas eu le temps de chronomĂ©trer- la discussion Ă©tait terminĂ©e et lâaccord trouvĂ©. Je nâai, Ă aucun moment, eu lâimpression que ces trois minutes de conversation (cinq si lâon inclue la petite attente afin que la maitresse qui accueillait les enfants qui arrivaient puisse se rendre disponible) mâont demandĂ© un effort surhumain.
Je nâai pas eu besoin de me ronger les ongles, dâallumer une cigarette ou de donner des coups de pied dans la grille ou de hurler devant lâĂ©cole pour patienter. Et, je nâai pas eu lâimpression, non plus, de passer pour un moins que rien parce-que la maitresse mâa demandĂ© dâattendre un petit peu.
Cela valait la peine dâattendre un peu :
Ma fille nâavait pas Ă subir un nouvel autotest antigĂ©nique aujourdâhui aprĂšs en avoir dĂ©jĂ eu un la veille. Mais demain, samedi. Soit tous les deux jours. Au passage, la maitresse de me dire quâelle compatissait beaucoup avec les enfants. Elle-mĂȘme trouve ça trĂšs dur, ces tests Ă rĂ©pĂ©tition. Merci madame et bonne journĂ©e.
Le minimum des corrections
En rentrant, je passe saluer cette commerçante. Cela fait des annĂ©es que, quelques fois, je passe pour discuter un peu avec elle. Cela nâa rien Ă voir avec de la drague. On peut ĂȘtre un spaghetti ou un ver de terre et avoir dâautres intentions que celle de se reproduire.
Il existe des commerçants et des commerçantes qui prennent le temps de discuter avec leur clientĂšle. MĂȘme si cette clientĂšle ne les a sollicitĂ©s quâune fois ou deux. Jâai ce profil.
Ce matin, je passe la voir parce-que je me dis que, quand mĂȘme, une nouvelle annĂ©e a commencĂ©. Et, il y a plus dâun mois, je lui avais demandĂ© de me refaire des masques en tissu anti-Covid. Elle mâavait alors rĂ©pondu que certains clients le lui avaient demandĂ©, pour, finalement, ne jamais revenir les acheter. Je lui avais passĂ© commande et lui avais alors assurĂ© :
« Moi, je reviendrai ».
Je reviens donc aussi pour ça. Câest le minimum des corrections. Elle mâapprend quâelle nâen fait plus. Elle sâest renseignĂ©e : elle nâa plus le droit dâen vendre car les masques quâelle fait ne sont pas homologuĂ©s. Pourtant, elle a pris un de ces masques homologuĂ©s, lâa ouvert. Ils sont faits de la mĂȘme maniĂšre que les siens. Elle ajoute que certaines entreprises ont beaucoup de stocks de masques en tissus Ă Ă©couler. Quâelle pourrait en vendre. Cela lui a peut-ĂȘtre mĂȘme Ă©tĂ© proposĂ©.
Je lui demande « Pourquoi vous nâen vendez pas ? ».
Elle me répond :
« Pour vendre des masques cinq euros alors que je vendais les miens, deux euros ? DĂ©jĂ que je ne prenais pas dâargent sur la vente de ces masques. Je prenais juste sur mon temps personnel. Mais, lĂ , je ferais ça pour gagner un euro ? ».
Il existe donc, encore, des commerçantes et des commerçants comme cette personne. Mais la suite de notre discussion se fait plus personnelle lorsque je lui demande :
« Alors, quels sont vos projets pour cette année ? »
Elle me répond : « Prendre soin de moi ».
Je lui rĂ©ponds : « Câest un beau projet ». Elle mâen dit plus alors que je lâinterroge. Elle se raconte. Je comprends complĂštement son expĂ©rience. Et lâencourage. Je lui parle aussi un peu de moi, de ma fille quâelle « connaĂźt ». Tout ce quâelle me dit mâencourage aussi et concorde avec mes projets de vie. Nous nous apercevons que, malgrĂ© une quarantaine dâannĂ©es dâĂ©cart, certaines de nos expĂ©riences de vie se ressemblent. Elle a Ă©tĂ© une grande prĂ©maturĂ©e Ă la naissance. Ma fille a Ă©tĂ© une grande prĂ©maturĂ©e Ă la naissance.
Je dĂ©couvre quâelle Ă©crit, quâelle peint, quâelle a fait du théùtre.
Notre conversation aura durĂ© dix minutes. Peut-ĂȘtre quinze. Câest le genre de discussion qui peut devenir le moteur de toute une journĂ©e. Alors que nous passons tant de temps, tous les jours, Ă nous dĂ©foncer pour des actions et des rĂ©sultats qui ne nous apportent mĂȘme pas le quart de ce que cette discussion mâa donnĂ© ou redonnĂ©. Et câest comme ça, tous les ans. Presque tous les jours.
Donner du temps psychique
Tout Ă lâheure, je vais revoir un ancien collĂšgue, Ă©ducateur spĂ©cialisĂ©. Son pot de dĂ©part Ă la retraite devait avoir lieu hier dans ce service oĂč nous nous sommes rencontrĂ©s il y a plus de dix ans. Mais il a Ă©tĂ© annulĂ© pour cause de pandĂ©mie du Covid. Câest lui qui, assez embarrassĂ© de me reprendre, mâavait dit, un jour, alors que je faisais passer le temps en regardant mon tĂ©lĂ©phone portable :
« Notre travail, câest de donner du temps psychique ».
AprÚs avoir publié cet article, je vais passer le voir chez lui. Comme nous en avons convenu, lui et moi. Je prendrai le train. Une autre façon de bien prendre mon temps en main.
Franck Unimon, ce vendredi 7 janvier 2022.