PâTiT Quinquin (2014) et Coincoin et les Zâinhumains (2018)
Une série fabriquée (écrite et réalisée) par Bruno Dumont.
Bruno Dumont parle dâun « naturel falsifiĂ© » Ă propos de ses films. Et cela depuis son film La Vie de JĂ©sus. Dumont affirme aussi se dĂ©rober Ă toute sociologie et Ă toute psychologie. On peut lâentendre sâexprimer sur ces sujets et dâautres dans les complĂ©ments des deux dvds.
Sa série se déploie néanmoins telle une carte sensible de plusieurs des sillons de notre époque :
Solitude et absence de perspectives dans le monde rural, la fĂ©minisation du travail agricole, le problĂšme des migrants et des sans papiers, le racisme, le rejet de lâautre, lâintĂ©grisme islamiste, lâamour homosexuel, la place de la maladie mentale dans la sociĂ©tĂ©, la disparition de la mĂ©moire collective concernant lâhorreur de la guerre, lâenracinement consanguin de la pensĂ©e fasciste, un certain voyeurisme et opportunisme journalistique, les prĂȘtres pĂ©dophiles, peut-ĂȘtre aussi indirectement la pollution dans la deuxiĂšme saison et sĂ»rement un dĂ©vorant pessimisme concernant lâavenir.
Le commandant de gendarmerie Van Der Weyden et son lieutenant Carpentier sont chargĂ©s de lâenquĂȘte aprĂšs quâun premier meurtre insolite est dĂ©couvert dans un bunker non loin de la mer. Chaque meurtre, oĂč quâil se dĂ©clare, est un incendie et une tempĂȘte.
Comme on est dans le cinĂ©ma de Dumont, on nâest guĂšre surpris par lâallure iconoclaste et la bouille des deux gendarmes et des deux acteurs qui les campent (deux comĂ©diens non professionnels et jardiniers dans la vie civile nous apprend Dumont dans le bonus du dvd de la premiĂšre saison). On a dĂ©jĂ vu ça au moins dans LâHumanitĂ© en 1999 (palme dâor Ă Cannes et objet de polĂ©mique).
Mais lâincompĂ©tence est une doctrine dont le commandant Van Der Weyden (Bernard Pruvost) et le lieutenant Carpentier ( Philippe Jore) sont les extrĂȘmes. On pourrait sâextraire du verglas dans lequel leurs agissements et leurs raisonnements nous entraĂźnent en les considĂ©rant comme des idiots et des attardĂ©s mentaux, lointains rescapĂ©s dâune guerre depuis longtemps perdue -et oubliĂ©e- contre la bĂȘtise et lâignorance. Mais ce serait rapidement passer sur le fait que ces deux gendarmes sont, finalement, Ă lâimage de cette humanitĂ© qui nous arrĂȘte :
Deux personnes incapables de desserrer les boulons de leur condition quels que soient leurs efforts et leur volontĂ©. Nos deux hĂ©ros restent ainsi insĂ©rĂ©s viscĂ©ralement hors des standards du film hollywoodien ou du polar « labellisé». Dans ces deux cinĂ©mas, lâhollywoodien et le « labellisĂ© », les hĂ©ros restent des perdantes et des perdants photogĂ©niques dont la lutte contre le destin a des vertus hĂ©roĂŻques, Ă©rotiques et possiblement douloureusement initiatiques. Dans le cinĂ©ma de Dumont, ces bĂ©quilles sont supprimĂ©es. MĂȘme si ses films savent trĂšs bien sâaffilier Ă lâĂ©rotisme, Ă lâamour, Ă lâoptimisme, la tendresse comme Ă lâhumour. Mais ceux-ci sont des surgissements aussi naĂŻfs quâobstinĂ©s, et aussi des impasses, dans une vie dâordures dâautant plus brutale quâelle sâĂ©tale durablement et se dĂ©verse tel un ocĂ©an dans « le trou du cul du monde ».
SĂ©rie plus quâhybdride, PâTiT Quinquin et CoinCoin et les Zâinhumains imbrique des genres cinĂ©matographiques que chacun reliera au grĂ© de ses souvenirs et de ses rĂ©fĂ©rences telle une sorte de planche de salut ou de Rorschach de son cinĂ©ma intĂ©rieur. On peut y trouver du Une Nuit en enfer de Tarantino, de LâEnnui de CĂ©dric Khan avec lâactrice Sophie Guillemin dâaprĂšs le roman de Moravia, du Matrix des ex-frĂšres Wachowski avec ses agents dupliquĂ©s, du Dumont bien-sĂ»r (LâHumanitĂ©, Flandres, Hadewijch âŠ) mais aussi The Faculty de Robert Rodriguez ou, tout simplement, une parodie particuliĂšre des Taxi de Luc Besson et de bien dâautres films de course-poursuite qui ont pu inspirer ce dernier.
La deuxiĂšme saison, CoinCoin et les Zâinhumains nous fait moins dĂ©coller du binaire. Cela peut-ĂȘtre dĂ» Ă une moindre inspiration du rĂ©alisateur Ă moins que celui-ci, Ă trop chercher Ă se dĂ©pareiller de lui-mĂȘme, se sera finalement privĂ© de certaines ouvertures:
« Voir son clone, câest voir le nĂ©ant » fait-il dire au commissaire Van Der Weyden.
Par ailleurs, ce magma noir mystĂ©rieux dâorigine extra-terrestre qui tombe subitement sur les uns et les autres a nĂ©anmoins des points de ressemblance avec des activitĂ©s trĂšs humaines : Ce peut-ĂȘtre le pĂ©trole, Ă©nergie fossile amenĂ©e Ă se tarir et Ă emporter avec sa disparition celle de notre monde actuel. Ce peut-ĂȘtre la pollution et les maux de notre monde sous toutes leurs formes. Mais cela peut aussi ĂȘtre le cinĂ©ma, dont celui de Dumont, qui tombe sur lâexistence de ces comĂ©diens non-professionnels qui nâavaient pas prĂ©vu de se retrouver un jour dans une sĂ©rie ou un film. Lâacteur interprĂ©tant le PâTiT Quinquin (Alane Delhaye) accompagnait par exemple quelquâun pour le casting de la sĂ©rie lorsquâil a attirĂ© lâattention.
Le comĂ©dien non-professionnel Emmanuel SchottĂ©, le hĂ©ros du film LâHumanitĂ© (et palme dâor comme sa partenaire, SĂ©verine Caneele, pour son interprĂ©tation) fait une apparition dans CoinCoin et les Zâinhumains et on regrette de le voir si peu. Ce qui nous amĂšne Ă reparler de cette « consommation » que Dumont fait des comĂ©diens non-professionnels dans son cinĂ©ma.
Dâabord, il est difficile de sâempĂȘcher de faire une rapide comparaison avec le cinĂ©ma dâun Abdelatif Kechiche, autre « falsificateur » du naturel. Dâun cĂŽtĂ©, on a Dumont adepte de la prise unique et de peu de rĂ©pĂ©titions qui va chercher des comĂ©diens non professionnels. De lâautre cĂŽtĂ©, on a Kechiche, sorte dâaddict des prises, qui entend faire lĂącher prise et ne comprend pas quâun comĂ©dien professionnel puisse compter le nombre de fois quâil a mis son jeu dans la prise.
Dans CoinCoin et les ZâInhumains, le jeu dâacteur de Bernard Pruvost (le commissaire Van Der Weyden) est comme gĂąchĂ©. Dumont semble se comporter avec cet acteur comme le lieutenant Pharaon de Winter (le comĂ©dien Emmanuel SchottĂ©) dans LâHumanitĂ© lorsquâil embrassait certaines personnes sur la bouche avant de les abandonner. Sâil est courant que des rĂ©alisateurs se servent des acteurs comme dâune pĂąte Ă modeler ou dâune sculpture, avec leur consentement, il est Ă©tonnant de voir Dumont embarquer son « hĂ©ros » ( le commissaire Van Der Weyden) vĂ©ritablement bon comĂ©dien dans PâTiT Quinquin dans un certain enlisement par la suite. Surtout quâen regardant PâTiT Quinquin et CoinCoin et les Zâinhumains, Dumont rappelle Ă nouveau, y compris Ă lâauteur de cet article, comĂ©dien formĂ©, quâil est bien des inconnus, adultes et enfants, complĂštement Ă©trangers au jeu dâacteur, qui, mĂȘme sâils sont guidĂ©s par les indications qui leur sont donnĂ©es dans une oreillette, dĂ©boisent le regard.
La version audio de cet article est disponible ici PâTiT Quinquin et Coincoin et les ZâInhumains version audio
Franck Unimon, vendredi 6 septembre 2019.