Sankara nâest pas mort : Au Pays des Hommes intĂšgres
Réalisé en 2019 par Lucie Viver. Musique : Rodolphe Burger.
Langues parlées : Français, Moré, Dioula.
Film Disponible en VOD sur la plateforme 25 Ăšme Heure
Distribué par Meteore-Films
Agence de Presse : Makna Presse/ Chloé Lorenzi
Dâun point de vue occidental, jâai lâimpression que chaque fois que lâon parle de lâAfrique, quâen fait, on parle dâun pays. Comme si lâAfrique Ă©tait une fresque saccadĂ©e et fragile, qui, pour se tenir et sâĂ©riger, nĂ©cessitait le cours et les contours de tous ses fleuves, de tous ses mirages et de tous ses peuples. Et quâelle hĂ©ritait constamment de sillons- en partie coloniaux- la sĂ©parant de ses aimants. Un destin qui peut ressembler Ă celui de toute minoritĂ© disparue ou menacĂ©e de finir dans une dĂ©charge un jour ou lâautre que ce soit en Asie, en Amazonie ou en Europe. Car une minoritĂ© qui ne se fond pas dans la masse ou dans la forĂȘt ombilicale de la majoritĂ© est gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©e comme usagĂ©e. Sauf que lâAfrique est beaucoup trop grande, trop peuplĂ©e et trop ancienne, pour ĂȘtre uniquement un bout de terrain mĂȘme si elle sert souvent de parking et dâantres-peaux Ă certains entrepreneurs, Ă certaines castes familiales et politiques dâAfrique et dâailleurs.
Pendant ce temps, en occident, en Asie ou ailleurs, certaines Nations se dĂ©marquent sans quâon leur colle la mĂȘme exigence dâunitĂ© que lâon impose Ă lâAfrique. Nous lâavons vu rĂ©cemment avec la pandĂ©mie du Covid-19 : On nous a parlĂ© de lâAllemagne, des Pays-Bas, la Chine, la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la Russie, la CorĂ©e du Sud, TaĂŻwan, lâItalie, lâEspagneâŠ. et de lâAfrique qui Ă©tait Ă nouveau appelĂ©e Ă souffrir- un peu comme si lâAfrique Ă©tait de la mĂȘme taille quâHaĂŻti- car trop peu structurĂ©e.
LâAfrique est peut-ĂȘtre le continent dont on parle le plus sans le connaĂźtre, en occident. Sans mĂȘme prendre la peine de prĂ©senter ses excuses pour notre ignorance la concernant. Lorsquâon parle dâelle. Elle est cette gigantesque silhouette dans lâarriĂšre champ dâun film. Celle qui fait le mĂ©nage ou est un mauvais exemple, dont on retient Ă peine le nom et dont on oublie la fiche de paie.
Lorsquâon parle de lâAfrique, en occident, le plus souvent, câest pour nous parler dâun vertige bloquĂ©. Dâun continent qui dĂ©gringole. Et qui dĂ©gringole sans cesse. Rimbaud a Ă©crit Le Bateau ivre. Câest toujours un modĂšle. Depuis lâoccident, avec nos yeux dâoccidentaux standardisĂ©s, on pourrait presque surnommer lâAfrique, le continent ivre. Et ce nâest pas pour la citer en exemple. Car nous avons alors les yeux de celle ou celui qui quitte le sol et voit dĂ©jĂ double rien quâen fixant le fond de son verre et cela avant mĂȘme de commencer Ă boire ce quâil contient.
Je suis un occidental. Je suis nĂ© comme ça. Je rĂ©pĂšte seulement Ă ma façon ce que lâauteur noir amĂ©ricain Richard Wright (mort Ă Paris en 1960) avait pu dire il y a un demi-siĂšcle siĂšcle ou davantage.
Thomas Sankara connaissait sans aucun doute des auteurs comme Richard Wright, une référence occidentale. Par contre, en occident, nous connaissons moins bien les auteurs africains.
Je ne connais rien Ă lâAfrique. Je nây suis jamais allĂ©. Personne, dans ma famille, nây est jamais allĂ©. Plusieurs de mes ancĂȘtres, il y a longtemps, ont Ă©tĂ© forcĂ©s dâen partir. Câest tout. On ne sait mĂȘme pas exactement qui ils sont. Ni dâoĂč ils venaient prĂ©cisĂ©ment dans lâAfrique des siĂšcles passĂ©s. A quels peuples ils appartenaient. Moi, je suis nĂ© en Ăźle-de-France.
LâAfrique actuelle compte un peu plus de trente pays. Je viens de lâapprendre en comptant sur une carte. Il me semble que lâEurope actuelle compte moins de pays que lâAfrique. Mais je nâai pas comptĂ©.
Le Burkina Faso ou Burkina, lâancienne Haute Volta, fait partie de lâAfrique de lâOuest.
Autour du Burkina Faso ( 20 millions d’habitants), situĂ© en Afrique de lâOuest, on trouve le Mali, le Niger, le BĂ©nin, le Togo, le Ghana et la CĂŽte dâIvoire. Certains de ces pays, avant lâĂ©poque coloniale et aussi pendant lâĂ©poque de lâesclavage ont Ă©tĂ© de grands royaumes africains tant par la force militaire, Ă©conomique que culturelle. Leurs frontiĂšres Ă©taient aussi diffĂ©rentes.
Le Burkina nâa pas dâaccĂšs direct Ă la mer.
Thomas Sankara, PrĂ©sident dâorientation marxiste, a appelĂ© lâancienne Haute Volta, le Burkina Faso:
« Le Pays des hommes intÚgres ».
CâĂ©tait en 1984. AprĂšs le Putsch Militaire qui lâa amenĂ© Ă devenir le PrĂ©sident du pays. Jusquâen 1987 oĂč il aurait Ă©tĂ© assassinĂ© par le capitaine Blaise CompaorĂ©, un de ses anciens alliĂ©s, qui a ensuite dirigĂ© le pays jusquâen 2014 oĂč lâinsurrection populaire lâa vidĂ© du Pouvoir. Aujourdâhui, Blaise CampaorĂ© vivrait en CĂŽte dâIvoire ( le journal Le Monde diplomatique, Mai 2020, article de RĂ©mi Carayol, Les milices prolifĂšrent au Burkina Faso).
Le Burkina a Ă©tĂ© un pays oĂč des « groupes communautaires et des religions y coexistaient de maniĂšre pacifique :
Mossis, Bobos, Dioulas, Peuls, GourmantchĂ©s, SĂ©noufos, Bissas, Touaregs etcâŠ.Selon le recensement de 2006, le pays compte 60,5% de musulmans, 19% de catholiques, 15,3% dâanimistes et 4,2% de protestants. Les mariages mixtes y sont nombreux ; les familles, multiconfessionnelles » (article de lâenvoyĂ© spĂ©cial RĂ©mi Carayol, dans le journal Le Monde diplomatique de Mai 2020, article Les milices prolifĂšrent au Burkina Faso, page 12).
Actuellement, les Peuls sont accusĂ©s dâĂȘtre proches des djihadistes. Certains Peuls ont Ă©tĂ© « massacrĂ©s » par certaines confrĂ©ries (dont les dozos ou donsos) de chasseurs traditionnels. Depuis des siĂšcles, les dozos « assurent la protection des villageois, rĂ©gulent la pratique de la chasse pour prĂ©server la faune et pratiquent la mĂ©decine traditionnelle ». Mais des Peuls ont aussi Ă©tĂ© tuĂ©s par « les gardiens de la brousse » ou Koglweogo (dans la langue des Mossis) aprĂšs quâun chef de village Mossi ait Ă©tĂ© assassinĂ© par des djihadistes. Les milices des Koglweogo sont apparues dans « les annĂ©es 90 » et se « sont multipliĂ©es aprĂšs la chute de M.CompaorĂ© » ( article Les milices prolifĂšrent au Burkina Faso dans Le Monde diplomatique, Mai 2020).
A lâĂ©poque de Thomas Sankara, le climat inter-ethnique Ă©tait sĂ»rement plus apaisĂ© au Burkina. Et puis, Sankara Ă©tait un meneur charismatique. Je me rappelle de lui en tenue militaire. Et dâun article oĂč il expliquait quâil dormait peu et sâimposait une discipline assez stricte en terme dâexercice physique. Ce qui lui donnait les yeux rouges. Et, il anticipait le fait que certaines personnes allaient en dĂ©duire quâil se droguait. Si sa figure de combattant « puriste » pourrait, pour un occidental, spontanĂ©ment faire penser Ă une sorte de Che GuĂ©vara « africain », il faut peut-ĂȘtre plus lui trouver de points communs avec Patrice Lumumba du Congo-Kinshasa, assassinĂ© en 1961 avec la complicitĂ© de Mobutu, son ancien alliĂ©, devenu ensuite dirigeant du pays rebaptisĂ© ZaĂŻre de 1965 Ă 1997. Le ZaĂŻre, pays oĂč eut lieu, en 1974, le match de boxe Historique entre les deux noirs amĂ©ricains, Georges Foreman et Muhammad Ali, hĂ©ros de millions de gens.
« Loin » de tout ça, le film-reportage Thomas Sankara nâest pas mort de Lucie Viver ( son premier film), dĂ©bute par des images nous montrant lâusine Ideale oĂč lâon conditionne de lâeau minĂ©rale dans des sacs en plastique. Ces sacs sont destinĂ©s Ă la vente. De ces sacs en plastique remplis dâeau, nous passons Ă quelques images de rue lors du renversement du gouvernement de Blaise CampaorĂ©.
Un homme explique que le « rÚgne interminable » de Blaise Campaoré a assez duré :
« Il a Ă©tĂ© le PrĂ©sident de mon papa. Il ne peut pas ĂȘtre le PrĂ©sident de mes enfants ! ».
Puis, nous suivrons lâĂ©crivain-poĂšte Bikontine Ă travers le pays. Lequel espĂšre « se sortir de son chancĂšlement » au cours de ce voyage quâil accomplit en grande partie Ă pied :
Beregadougou, Bobo-Dioulasso, Bagassi, PompoĂŻ, Zamo, Ouagadougou et Kaya sont les Ă©tapes de ce voyage assorties chacune dâun titre. « Lâillusion dâune vie meilleure » ; « sans jamais y croire » ; « câest le mĂȘme monde » ; « je veux changer »âŠ..
Bikontine avait 5 ans en 1987, lors de la mort de Sankara. Avec Bikontine, nous dĂ©couvrons un pays encore paisible (câest en tout cas que nous montre Thomas Sankara nâest pas mort) oĂč le souvenir de Sankara est restĂ© vivace alors que certains des chantiers quâil avait lancĂ©s sont quelque peu moribonds :
« Depuis que Sankara est parti, on a eu un faux-départ ».
La monnaie semble ĂȘtre le compas dâun ancien temps. Un stylo peut coĂ»ter 3000 francs. Et lâinstruction de qualitĂ© est peut-ĂȘtre encore plus chĂšre. Pourtant, les personnes que lâon croise avec Bikontine semblent tenir le choc devant la camĂ©ra malgrĂ© des conditions d’existence qui pourraient donner le hoquet. Une institutrice enseigne en Français Ă sa classe (de prĂšs de cent Ă©lĂšves) la signification des couleurs du drapeau BurkinabĂ© :
« Rouge pour le sang versĂ© par nos grands-pĂšres contre les Blancs ; Jaune pour la couleur de lâĂ©toile qui guide vers un Burkina oĂč il fait bon vivre ; Vert, pour le pays agricole quâest le Burkina ».
Plus loin, Bikontine, devant des travailleurs dans une plantation de canne Ă sucre, parle de « lâĂ©cume des ouvriers au milieu du soleil ».
Une femme-taxi explique que Sankara considĂ©rait la femme comme lâĂ©gale de lâhomme et quâil impliquait tout le monde. « La femme, câest la lumiĂšre du monde ». Pourtant, la contraception des femmes conserve un statut fragile. Une jeune femme souhaite se faire retirer son stĂ©rilet quâelle porte depuis un an et quatre mois car il en a Ă©tĂ© dĂ©cidĂ© ainsi avec son mari et, celle-ci affirme Ă la professionnelle de santĂ© qui la reçoit :
« Il ne va rien arriver ».
Avec un jeune qui a arrĂȘtĂ© lâĂ©cole avant ses 18 ans pour trouver du travail, Bikontine parle de Camara Laye, CĂ©saire et Senghor. Ailleurs, il fait lâexpĂ©rience de descendre sous terre, Ă la corde, sur le campement installĂ© par des chercheurs dâor qui se disent quâils ont peut-ĂȘtre leurs chances vers les 40 mĂštres de profondeur. Lâinstallation est plutĂŽt artisanale.
Vers la fin de Thomas Sankara n’est pas mort, nous atteignons le bout de l’unique voie ferrĂ©e du pays qui date de lâĂ©poque de Sankara et dont la construction a Ă©tĂ© abandonnĂ©e. Bikontine s’est inspirĂ© du sillon de cette voie ferrĂ©e pour son trajet Ă travers le Burkina.
La voie ferrĂ©e se dĂ©labre. Un arbre a poussĂ© au milieu des rails et ce nâest pas un arbre Ă palabres. Lâenfant isolĂ© que rencontre Bikontine dans la nuit, prĂšs du feu quâil a fait, lui rĂ©pond nâavoir jamais vu le train. Lâenfant refuse de suivre Bikontine car il a « peur dâaller loin ».
Un peu plus tĂŽt, Bikontine sâest demandĂ© si un poĂšte peut « apporter quelque chose Ă sa sociĂ©tĂ© » et « si cela sert Ă quelque chose dâĂ©crire des textes que personne ne va lire »âŠ
Franck Unimon, vendredi 15 Mai 2020.