
Servir
Le Cerveau humain
Au cours de mon article Trois Maitres + Un , je me suis escrimĂ© Ă expliquer que je recherchais des Maitres qui pourraient me permettre de me bonifier. Et, que je nâĂ©tais pas un esclave recherchant son Maitre esclavagiste.
Si, en tant quâhomme Ă peau noire et de condition sociale moyenne et commune, je prĂ©fĂšre sans hĂ©sitation vivre aujourdâhui plutĂŽt quâil y a deux cents ans en France, en repensant un tout petit peu tout Ă lâheure Ă lâarticle Trois Maitres + Un , jâen suis arrivĂ© Ă la conclusion que, quoique nous pensions, souhaitions et affirmions, nous servons des rĂ©giments de Maitres depuis le commencement de notre existence.
Et, cela a sans doute toujours Ă©tĂ© pour lâĂȘtre humain. Quelle que soit sa couleur de peau, sa culture, ses rites, son ethnie ou sa gĂ©ographie. Au point que, rapidement, on sây perd parmi tous ses Maitres que lâon sert.
Dâabord, en nommant mon prĂ©cĂ©dent article Trois Maitres + Un, je me suis trompĂ©. Officiellement, si je me rĂ©fĂšre avec exactitude Ă des Maitres dâArts martiaux que je suis allĂ© rencontrer, ou avec lesquels jâai pratiquĂ© une sĂ©ance sous leur responsabilitĂ©, câest plutĂŽt Quatre Maitres + Un que mon article aurait dĂ» avoir pour titre.
Car jâavais oubliĂ© de mentionner Sifu Roger Itier qui est le premier Maitre que jâavais fait la dĂ©marche dâaller rencontrer. Avant Sensei Jean-Pierre Vignau.
Je nâoublie pas mon premier prof de Judo, Pascal Fleury, dĂ©sormais Sensei. Sauf que, comme je lâai expliquĂ©, Pascal nâĂ©tait pas Sensei quand jâai dĂ©butĂ© le judo, il y a trente ans, sous son Ă©gide. Dâabord Ă lâuniversitĂ© de Nanterre aprĂšs mes Ă©tudes dâinfirmier puis, trĂšs vite, sur sa suggestion, dans le club oĂč il enseignait- et enseigne toujours- le judo Ă Paris, au gymnase Michel Lecomte, Ă la suite de sa « petite » sĆur, la championne olympique de judo, Cathy Fleury.
Et, je vais aussi me servir de cet « oubli » de Sifu Roger Itier pour constituer mon article.
Le cerveau humain, notre cerveau, tel que nous lâutilisons gĂ©nĂ©ralement, peut se concentrer sur un nombre limitĂ© dâopĂ©rations. Des neurologistes pourront lâexpliquer. Des magiciens ou des arnaqueurs, aussi. Pour ma part, câest la lecture rĂ©cente dâune interview dâun magicien, qui utilise aussi lâhypnose lors de ses spectacles, qui me lâa rappelĂ©. Mais certains rĂ©alisateurs de cinĂ©ma savent aussi jouer avec les angles morts de notre regard et de notre cerveau pour mieux nous surprendre et nous «manipuler», avec notre consentement, pour nous divertir.
Dans mon article Trois Maitres + Un , jâai oubliĂ© de citer Sifu Roger Itier parce quâau delĂ dâun certain nombre dâinformations, notre cerveau fait le tri pour se fixer sur celles que nos pensĂ©es et nos Ă©motions distinguent comme prioritaires en fonction de la situation. Et, aussi, parce-que, dâun point de vue affectif, si je reconnais lâexpertise de Sifu Roger Itier, sa trĂšs grande culture, sa maitrise pĂ©dagogique et sa trĂšs bonne qualitĂ© dâaccueil, je me sens plus attirĂ© par des arts martiaux « japonais ». MĂȘme si jâai un peu appris que certains arts martiaux « japonais », tels que le karatĂ©, doivent beaucoup Ă des arts martiaux chinois. Mais, aussi, simplement, que les arts martiaux, dâoĂč quâils « sortent », peuvent se complĂ©ter ou complĂštent lâĂ©ducation et la formation de ces mĂȘmes Maitres dâArts martiaux que jâai pu citer ou que je peux regarder.
Je sais par exemple que Sensei Jean-Pierre Vignau, Sensei LĂ©o Tamaki, Sensei RĂ©gis Soavi et sans doute Sifu Roger Itier ont tĂątĂ©, pratiquĂ©, de plusieurs arts martiaux et sports de combats, souvent en parallĂšle, pendant environ une dizaine dâannĂ©es Ă chaque fois avant de « sâarrĂȘter » Ă un moment donnĂ© sur un Art martial plus spĂ©cifiquement. Je ne connais pas suffisamment le parcours martial de Sensei Manon Soavi pour en parler.
Le spectateur ou lâadmirateur lambda, devant des Maitres dâarts martiaux ou devant des pratiquants Ă©mĂ©rites de sports de combats, va peut-ĂȘtre principalement retenir lâĂ©clat physique ou sportif de la performance rĂ©alisĂ©e. Sauf que cette « performance » physique ou cette espĂšce dâalchimie martiale devient possible techniquement,tactiquement et dâun point de vue fonctionnel du fait dâune pratique rĂ©guliĂšre et multipliĂ©e.
GrĂące Ă cette pratique rĂ©guliĂšre multipliĂ©e, voire dĂ©multipliĂ©e, le cerveau de lâauteur ou de lâautrice de la « performance » a Ă©voluĂ© au point de pouvoir se permettre des connexions et des crĂ©ations de solutions psychomotrices quasi-instantanĂ©es. Lesquelles solutions quasi-instantanĂ©es sont adaptĂ©es Ă des situations de danger et dâimpasse que le spectateur ou lâadmirateur lambda, placĂ© devant dans les mĂȘmes situations, aurait peut-ĂȘtre autant de possibilitĂ©s de rĂ©ussir que nous nâen nâavons de gagner au loto lorsque nous y jouons pour la premiĂšre fois.
Ces connexions et crĂ©ations cĂ©rĂ©brales quasi-instantanĂ©es « harmonisĂ©es » avec les aptitudes physiques et Ă©motionnelles de leur autrice ou auteur ne sont pas des analyses dâordre Ă©conomique ou philosophique qui dĂ©coulent de statistiques ou de modĂ©lisations préétablies. Mais bien des adaptations humaines en temps rĂ©el. Une situation se prĂ©sente avec son lot de stimuli et dâinformations diverses et pressantes, le pratiquant « Ă©largi » par ses expĂ©riences- et son Ă©volution qui en a rĂ©sultĂ©- rĂ©agit et sâadapte assez vite. La pratiquante ou le pratiquant « Ă©largi » et qui sâest bonifiĂ© ne tergiverse pas pour prendre telle dĂ©cision. Pour rĂ©aliser et sâengager dans telle action- adĂ©quate- Ă tel moment. Elle ou il ne se dit pas : « Oh, non, si je fais ça, je vais rater mon mĂ©tro qui arrive Ă telle heure » ; « Oh, non, je vais salir mon beau pantalon blanc tout neuf que jâai pris beaucoup de temps Ă repasser ».
Cette façon de sâadapter Ă des situations de plus en plus dĂ©licates, Ă mesure que lâexpĂ©rience du pratiquant augmente, se transpose dans notre vie de tous les jours. Et dans tous les mĂ©tiers oĂč dans tous ces moments oĂč nous avons certaines responsabilitĂ©s. Une motarde rĂ©guliĂšre- et prudente– depuis une dizaine dâannĂ©es aura certainement plus dâaptitudes Ă garder son sang froid et Ă prendre les bonnes dĂ©cisions si un automobiliste dĂ©boite subitement devant elle comparativement Ă un jeune motard chien fou persuadĂ© dâĂȘtre un champion du monde de moto. Dâun cĂŽtĂ©, vous aurez une personne compĂ©tente qui saura dĂ©jĂ respecter les bonnes distances et se rappeler quâelle est mortelle. Dâun autre cĂŽtĂ©, vous aurez un meurtrier ou un suicidaire qui sâignore.
Avec cette illustration, il serait facile de rĂ©sumer en se disant que ce jeune motard est lâesclave de son ego. Sâil nây avait que lâego qui soit notre MaitreâŠ.
Car si nous avons des Maitres assez permanents tels que notre ego, nous avons aussi, je trouve, dâautres Maitres, seulement transitoires, mais nĂ©anmoins persistants dans notre existence.

En emmenant ma fille Ă lâĂ©cole, ce matin
Nous sommes un lundi. Comme beaucoup dâadultes, ce lundi matin, jâai emmenĂ© ma fille Ă son Ă©cole. La pandĂ©mie du Covid semble derriĂšre nous. MĂȘme sâil reste encore bien des gestes (port du masque Ă certains endroits, rappels de lâobligation du pass sanitaire ou de la nĂ©cessitĂ© de la vaccination contre le Covid sur des Ă©crans de la ville ou dans des spots dâinformations dans les trains ou dans les garesâŠ) lâambiance gĂ©nĂ©rale, depuis fin aout, dĂ©but septembre, consiste sans ambiguĂŻtĂ© à « tourner la page ». Aujourdâhui, dans les journaux, il faut chercher â quand il y en a- des articles relatifs au Covid et aux vaccins ou traitements anti Covid. En France, dans les mĂ©dia, on ne parle pas trop non plus de la catastrophe sanitaire aux Antilles ou dans les Dom du fait du Covid parce-que la majoritĂ© des gens nây sont pas vaccinĂ©s contre le Covid. En abordant Ă nouveau le sujet de la pandĂ©mie, alors que la majoritĂ© des gens lâa aujourdâhui dĂ©laissĂ©, je « montre » que la pandĂ©mie du Covid est en partie restĂ©e Maitre de certains endroits de ma mĂ©moire. MĂȘme si, hier, chez moi, je nâai rien fait de dĂ©libĂ©rĂ© pour, parmi plusieurs piles de journaux, retomber sur un ancien exemplaire du journal gratuit 20 Minutes datĂ© du 9 juin 2021.

Dans cet exemplaire du journal gratuit 20 minutes, en premiĂšre page, on faisait allusion de façon dĂ©contractĂ©e Ă la fin fin du confinement. Plusieurs pages plus loin, le sujet portait sur la rĂ©ouverture des terrasses et des restaurants dans lâarticle Une forme de libĂ©ration pour les relations. Et un ou deux autres articles traitaient aussi du Covid et de ses Ă cĂŽtĂ©s : les relations amoureuses (lâarticle Un vaccin pour avoir sa dose « dâamour et de sexe » ), une infirmiĂšre « soupçonnĂ©e de fournir des certificats de vaccinationâŠsans avoir vaccinĂ© ».
Un autre article, « Le tĂ©lĂ©travail entraĂźne un vrai changement de culture » abordait, lui, la stratĂ©gie suivie par certaines entreprises pour remĂ©dier au confinement de ses employĂ©s. La veille, le 8 juin, « au cours dâun dĂ©placement Ă Tain-lâHermitage » (dans la DrĂŽme), le PrĂ©sident Emmanuel Macron sâĂ©tait fait « gifler par un homme prĂ©sent dans la foule ». Lâarticle La Classe politique encaisse les claques en parle.
CâĂ©tait seulement il y a quatre mois. Cela mâa paru trĂšs trĂšs loin.
La perception du temps et des Ă©vĂ©nements par notre cerveau nous permet aussi dâĂ©vacuer plus facilement certaines expĂ©riences, ultra sensibles il y a quelques mois, anecdotiques quelques mois plus tard. Câest souvent pareil avec les histoires dâamour ou chargĂ©es dâaffectivitĂ© et dâĂ©motions particuliĂšres. Sauf lorsque lâissue a Ă©tĂ© trop douloureuse.
Le cerveau des personnes victimes dâun stress post-traumatique, telles que celles victimes des attentats du 13 novembre 2015 dont le jugement se poursuit Ă Paris, lui, continue de vivre et de revivre lâĂ©vĂ©nement traumatique comme sâil Ă©tait toujours prĂ©sent et, aussi, comme sâil pouvait Ă nouveau se reproduire. Pour certaines de ces victimes, leur cerveau a comme perdu de sa plus grande capacitĂ© Ă recevoir de nouvelles informations, plus apaisantes, de la vie et du monde. Le 9 juin 2021, pour beaucoup de personnes et moi, cela paraĂźt dĂ©jĂ trĂšs loin. Le 13 novembre 2015, pour les personnes qui ont vĂ©cu ces attentats ou qui en ont Ă©tĂ© traumatisĂ©es, câest encore tout « frais » ou encore « trop chaud ».
Comme il nây a pas eu dâincident ou de surprise extraordinaire pour moi alors que jâai emmenĂ© ma fille Ă son Ă©cole, mon cerveau a dĂ©jĂ oubliĂ© une bonne partie de ce qui a pu se passer durant le trajet pour retenir certains aspects du rĂ©veil de ma fille, de ses prĂ©paratifs et de ce qui sâest passĂ© ou dit jusquâĂ lâĂ©cole. Ma fille, bien-sĂ»r, aura sĂ»rement une mĂ©moire diffĂ©rente de ce qui sâest passĂ©. Et, elle mâen parlera peut-ĂȘtre un jour ou peut-ĂȘtre cette aprĂšs-midi lorsque je retournerai la chercher.
Il est nĂ©anmoins un « Ă©vĂ©nement » qui mâa marquĂ© alors que je revenais de lâĂ©cole.

LâĂ©vĂ©nement qui mâa marquĂ© :
En revenant de lâĂ©cole, jâai cru faire une bonne affaire en dĂ©plaçant ma voiture afin de la rapprocher de chez nous, dans la rue. Jâai donc pris ma voiture, me suis retrouvĂ© derriĂšre une file dâautres vĂ©hicules qui attendaient au feu rouge. Puisque câĂ©tait lâheure de pointe oĂč beaucoup de personnes partaient au travail. Alors que je reprendrai le travail demain, de nuit.
Dans la rue, plus proche, oĂč je croyais avoir vu deux bonnes places, en fait, il nây avait pas de quoi se garer. Il y avait bien un espace vide les deux fois entre deux voitures. Lorsque jâavais aperçu ces deux espaces Ă une vingtaine de mĂštres au minimum en emmenant ma fille Ă lâĂ©cole, jâavais cru quâil y avait de quoi se garer. Ordinairement, je ne me trompe pas. Ce matin, je me suis trompĂ©. Jâai donc dĂ» repartir et me garer ailleurs. Presque aussi loin que lĂ oĂč jâavais garĂ© ma voiture initialement. Puisquâentre-temps, une automobiliste ou un automobiliste avait rangĂ© sa voiture lĂ oĂč Ă©tait encore la mienne avant que je ne dĂ©cide de la dĂ©placer. Ce genre de dĂ©convenue arrive. Il y a pire. MĂȘme si jâaurais pu me contenter de laisser ma voiture lĂ oĂč elle Ă©tait au dĂ©part, bien garĂ©e. Mais un peu loin de chez moi.
Avant de rentrer, je me suis dĂ©cidĂ© pour aller mâacheter des lames de rasoir. Je me suis rasĂ© hier soir. Et, jâavais envie de prĂ©voir. Lorsque jâĂ©prouverai Ă nouveau le besoin de me raser, câest agrĂ©able de savoir que lâon a ce quâil faut sous la main. Câest ici que ça commence.
Des lames de rasoir, jâen achĂšte depuis des annĂ©es. Il nây a pas de risque mortel Ă aller acheter des lames de rasoir. Il nâest pas encore nĂ©cessaire de pratiquer un art martial ou un sport de combat, ou de courir trĂšs vite, pour aller acheter des lames de rasoir au pĂ©ril de sa vie.
Mais, ce matin, jâai eu soudainement besoin de me demander :
« Et, si, un jour, il nây a plus de lames de rasoir, je ferais comment ? ». AussitĂŽt, je me suis dit. HĂ© bien, je ferais sans doute sans. Je porterais davantage la barbe. Mais comme il y a les lames de rasoir que je recherche prĂšs de chez moi en attendant, jây vais. Câest lĂ oĂč jâai retrouvĂ© un de mes trĂšs nombreux Maitres. Un supermarchĂ©.
Pendant que jây Ă©tais pour mâacheter des lames de rasoir, jâen ai « profitĂ© », aussi, pour mâacheter un peu de chocolat.
Jâen ai profitĂ© ? Qui en a vĂ©ritablement le plus profitĂ© ?
Le supermarchĂ© est un Maitre qui, comme chaque Maitre, a ses particularitĂ©s. Lui, ses particularitĂ©s, câest quâil est toujours au mĂȘme endroit. Ou trĂšs facilement reconnaissable, comme ses « jumeaux », lorsque je vais dans un autre endroit, une autre ville. A certaines heures ouvrables.
Ce supermarchĂ©, prĂšs de chez moi, je lâai aperçu un jour, comme une de ces places de parking vides ou que jâai crues vides, prĂšs de chez moi. Mon cerveau lâa localisĂ© et mĂ©morisĂ©. Et, dĂšs que jâai besoin de quelque chose en particulier que je sais pouvoir trouver chez lui, jây vais. Aux heures ouvrables que jâai aussi mĂ©morisĂ©es. Elles sont souvent faciles Ă retenir pour mon cerveau.
On peut bien mettre une petite musique dâambiance choisie, modifier la disposition des rayons, changer en partie le personnel (jâai appris ce matin quâun des vigiles sympathiques qui me demandait assez rĂ©guliĂšrement « Et, comment, elle va, la petite ? » est parti depuis au moins six mois, du jour au lendemain, et quâil travaille maintenant Ă Paris), jây retournerai. Je suis un client que lâon pourrait appeler « fidĂ©lisĂ© » ou suffisamment fidĂ©lisĂ©.
Je « viens » moins souvent quâauparavant. Parce quâentre temps, jâai commencĂ© Ă frĂ©quenter dâautres Maitres, un peu plus Ă©loignĂ©s, qui me donnent le sentiment dâĂȘtre moins chers et de me faire Ă©conomiser lorsque je rĂ©alise de « grandes courses ». Mais, aussi, peut-ĂȘtre, parce-que ma fille ayant grandi, je mâautorise plus facilement, aujourdâhui, Ă augmenter mes distances de dĂ©placement lorsque je pars faire des courses.
Néanmoins, dÚs que je veux effectuer de petites courses rapides prÚs de chez moi, surtout aux heures assez creuses, je retourne chez ce Maitre. Ainsi que chez un ou deux autres, dont un petit marché, pas trÚs loin de chez moi. Et ça tourne comme ça.

« Mon but, câest de dĂ©courager ! »
Jâai bien sĂ»r plus dâestime personnelle pour les Maitres dâArts martiaux que jâai citĂ©s rĂ©cemment que pour les supermarchĂ©s. NĂ©anmoins, ma vie, telle que je lâai choisie et telle que je la pratique depuis des annĂ©es, depuis mon enfance, me rend mes Maitres supermarchĂ©s ou marchĂ©s indispensables. On parlera de la sociĂ©tĂ© de consommation, et dans ce domaine, mes Maitres supermarchĂ©s et marchĂ©s, en connaissent des rayons, câest vrai.
Et, malgrĂ© les travers que ces Maitres entretiennent en moi, je ne me rĂȘve pas encore vivant isolĂ© Ă cinquante kilomĂštres de la premiĂšre bourgade oĂč je pourrais acheter un peu de pain et un peu de beurre. Car nous avons tellement dâautres Maitres par ailleurs que nous avons adoptĂ©s avec les annĂ©es dont certains ont dĂ©jĂ pris le relais de plusieurs de nos Maitres « traditionnels » ou « classiques ». La tĂ©lĂ©vision, nos tĂ©lĂ©phones portables, nos ordinateurs, internet, nos employeurs. Certaines de nos relations et de nos habitudes. Notre ego.
Sensei Jean-Pierre Vignau mâavait dit, lors dâune de nos premiĂšres rencontres :
« Mon but, câest de dĂ©courager ». Plusieurs mois plus tard, je continue de repenser Ă cette phrase de temps Ă autre. Pour moi, le but de Jean-Pierre est de dĂ©courager lâego. Pourquoi viens-tu pratiquer ? Tes intentions sont elles sincĂšres ? As-tu vraiment besoin de pratiquer avec moi ? Pourquoi ?! Si tes intentions sont profondes et que câest le moment pour toi, tu tiendras. Autrement, tu partiras.
Jean-Pierre peut ĂȘtre dĂ©crit comme « un personnage » ou perçu comme un « malade mental » du fait de certaines de ses positions. Mais, jusquâalors, Jean-Pierre mâa toujours bien accueilli. Je suis allĂ© le rencontrer les deux premiĂšres fois chez lui. CâĂ©tait en plein confinement. Jâai lu sa biographie ainsi que le dernier livre sorti Ă son propos.
Si jâai cru percevoir une premiĂšre pointe dâanimositĂ© ou de contrariĂ©tĂ© chez lui, mais quâil a vite rĂ©frĂ©nĂ©e, câĂ©tait au tĂ©lĂ©phone il y a quelques semaines. Quand je venais de lui apprendre que je nâĂ©tais pas â alors- vaccinĂ© contre le Covid et que, de ce fait, je ne pouvais pas pour lâinstant, prendre des cours avec lui. Le Jean-Pierre que je suis allĂ© saluer la semaine derniĂšre- jâĂ©tais alors doublement vaccinĂ© contre le Covid- aprĂšs avoir passĂ© du temps au Dojo Tenshin- Ecole Itsuo Tsuda Ă©tait Ă nouveau un Jean-Pierre, disposĂ© et simple. Sâabsentant de son cours quelques instants pour venir me saluer. Visiblement touchĂ© par ma visite. Paraissant aminci. Ce quâil mâa confirmĂ©, me rĂ©pondant simplement :
« Jâai perdu cinq kilos car je voulais maigrir ».
Sensei Jean-Pierre Vignau a 75 ans peut-ĂȘtre un peu plus. Sensei RĂ©gis Soavi, 71. Souvent, je trouve, les Maitres dâArts martiaux vivent vieux. Au delĂ de 80 ans. NĂ©anmoins, le Temps est un de nos Maitres. Et, si nous avons tous des Maitres, il est des pĂ©riodes dans notre vie oĂč nous avons la possibilitĂ© de choisir de servir certains de nos Maitres plutĂŽt que dâautres.
Servir
Choisir sa ou son Maitre, câest, aussi savoir la servir ou le servir. Ce verbe, « Servir », est virulent dans une dĂ©mocratie. Servir/Maitre, lĂ , aussi, on a de quoi avoir peur. On peut penser Ă la servilitĂ©, Ă la servitude. Et, pourtant, nous servons tous quelquâun ou quelque chose. Mais, lĂ , aussi, il importe de savoir qui, quand et pourquoi.
Jâaurai pris beaucoup de temps, deux ou trois mois, pour lire la biographie de lâancien officier lĂ©gionnaire parachutiste Helie de Saint Marc, Ă©crite par un de ses neveux, lâhistorien Laurent Beccaria.
Beccaria, mon aĂźnĂ© de cinq ans, est nĂ© en 1963. Helie de Saint Marc, dĂ©cĂ©dĂ© aujourdâhui, Ă©tait encore vivant lorsque Laurent Beccaria, historien de formation, lui a consacrĂ© cette biographie en 1988. Beccaria avait alors 25 ans lorsquâil a confrontĂ© Helie de Saint Marc Ă plusieurs Ă©pisodes de sa vie. De Saint Marc, nĂ© en 1922, avait 66 ans en 1988. Il est dĂ©cĂ©dĂ© en 2013.
Beccaria, pour la rĂ©daction de cet ouvrage, avait aussi rencontrĂ© diverses personnes, dont des militaires de carriĂšre, qui avaient connu HĂ©lie de Saint Marc. A lâĂ©poque, oĂč, Ă peine majeur, celui-ci Ă©tait devenu rĂ©sistant sous lâoccupation nazie. Pendant sa dĂ©portation au camp de concentration Ă Buchenwald. Pendant la guerre dâIndochine. Pendant la guerre dâAlgĂ©rie oĂč HĂ©lie de Saint Marc avait fait partie des officiers militaires qui, sur sollicitation du GĂ©nĂ©ral Challe, avaient organisĂ© le putsch contre le GĂ©nĂ©ral de Gaulle en AlgĂ©rie en avril 1961 afin que celle-ci reste française.
Les intentions de Helie de Saint Marc (lesquelles intentions nâĂ©taient pas partagĂ©es par dâautres « putschistes » qui, eux, voulaient surtout garder lâAlgĂ©rie au bĂ©nĂ©fice exclusif de la France et des Français) Ă©taient de sauver les harkis de lâexĂ©cution qui les attendait en cas dâindĂ©pendance de lâAlgĂ©rie. De donner plus de droits aux AlgĂ©riens Ă Ă©galitĂ© avec les Français. Ainsi que dâassurer la victoire militaire de lâarmĂ©e française. Helie de Saint Marc fut ensuite jugĂ© pour avoir participĂ© Ă ce putsch, condamnĂ©, puis rĂ©habilitĂ© dans ses droits dix Ă quinze ans aprĂšs sa condamnation.
La vie et la carriĂšre militaire dâun Helie de Saint Marc, qui a aussi Ă©crit des livres plutĂŽt reconnus pour leur valeur de tĂ©moignage comme pour leur valeur littĂ©raire, sont faites dâun engagement et dâune loyautĂ© qui dĂ©passent largement ceux de lâindividu lambda, qui, comme moi, tout Ă lâheure, est allĂ© tranquillement sâacheter ses lames de rasoir dans un pays en paix.
Helie de Saint Marc avait choisi cette vie de militaire puis de lĂ©gionnaire parachutiste. Avant cela, il avait Ă©tĂ© dĂ©portĂ©, avait failli mourir deux ou trois fois pendant sa dĂ©portation Ă Buchenwald. Sans ce vĂ©cu de dĂ©portĂ©, donnĂ© Ă la faim, Ă la maladie et Ă lâimpuissance, peut-ĂȘtre nâaurait-il pas eu, ensuite, cette volontĂ© de sâengager comme il lâa fait dans lâarmĂ©e. Ou en tant que militaire et lĂ©gionnaire, il a ensuite tuĂ©. Ainsi que commandĂ© dont des lĂ©gionnaires de nationalitĂ© allemande, qui, quelques annĂ©es plus tĂŽt, au camp de Buchenwald, auraient pu faire partie de ses tortionnaires.
En tant que militaire, il sâest aussi liĂ© avec des populations indigĂšnes. Il a Ă©galement Ă©tĂ© blessĂ©. Il a vu mourir. Puis, sur ordre, en Indochine, Il a dĂ» abandonner des personnes qui sâĂ©taient engagĂ©es pour la France tout en sachant, comme dâautres, que toutes ces personnes qui sâĂ©taient dĂ©vouĂ©es Ă la France, allaient ĂȘtre exĂ©cutĂ©es par les vainqueurs du conflit.
En AlgĂ©rie, De Saint Marc a Ă nouveau commandĂ©, sans doute tuĂ© et fait tuer. Vu Ă nouveau mourir. De Saint Marc Ă©tait opposĂ© Ă la torture. Et, s’il a connu ou croisĂ© le lieutenant Le Pen, le pĂšre « de », leurs opinions politiques et humanitaires Ă©taient diffĂ©rentes. Dans la biographie de Laurent Beccaria, tĂ©moignages Ă l’appui de militaires mais aussi de journalistes, De Saint Marc est dĂ©crit comme un « idĂ©aliste » mais aussi comme le contraire d’un fanatique.
Toutes les personnes qui, aujourdâhui, demain ou hier, en France ou ailleurs, militaires ou non, ressemblent Ă Helie de Saint Marc et qui sont prĂȘtes Ă mourir pour servir un pays ou des valeurs sont Ă mon avis plus libres que lâindividu que je suis qui a peur de se faire mal mais aussi de la mort.
Pourtant, Ă mon niveau, comme chaque individu lambda, je sers aussi quelquâun ou quelque chose. La loyautĂ© et lâengagement, on les retrouve aussi chez toute personne impliquĂ©e et consciencieuse dĂšs lors quâelle va chercher Ă assumer une responsabilitĂ© qui lui est confiĂ©e. Un Maitre dâArt martial, un militaire, un pompier, un policier, un gendarme Ă©voluent dans ces activitĂ©s humaines oĂč des femmes et des hommes engagent ou peuvent engager directement leur corps et leur vie en poussant la loyautĂ© et lâengagement plus loin que lâindividu lambda. Le terroriste et le fanatique, aussi.
DâoĂč lâimportance de savoir choisir ses Maitres lorsque lâon commence Ă servir. Mais pour pouvoir choisir ses Maitres, il faut dĂ©jĂ comprendre que nous avons besoin de Maitres. Or, comme lâa dit Sensei Jean-Pierre Vignau, « avant de mâappeler Maitre, il faut dĂ©jĂ en avoir connu plusieurs ».
ConnaĂźtre un Maitre, le frĂ©quenter, et apprendre Ă se connaĂźtre, puisque câest souvent pour cela que lâon va vers un Maitre, cela prend du temps. Cela ne se fait pas en quelques clics, quelques flirts et quelques sms. Donc, connaĂźtre plusieurs Maitres, plusieurs viesâŠ.
Servir, ensuite. Un militaire, un pompier, un policier ou un gendarme nâont pas beaucoup de latitude pour ce qui est de dĂ©cider de choisir qui elles ou ils vont servir. Que ce soit leurs supĂ©rieurs directs ou politiques. Elles et ils ont le choix entre obĂ©ir. Mourir. Vivre. RĂ©ussir. Echouer ou dĂ©missionner. LâemployĂ©e ou lâemployĂ© lambda qui part tranquillement faire ses courses au supermarchĂ©âŠ.
Franck Unimon, lundi 18 octobre 2021.