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Tenir le rythme

 

 

Tenir le rythme :

Hier, j’Ă©tais avec ma fille. Sa mĂšre travaillait. Au retour de ma compagne, j’ai eu le sentiment d’avoir Ă©tĂ© un bon pĂšre. Hier.

Quelques heures plus tĂŽt, nous allions dĂ©jeuner notre fille et moi lorsqu’elle avait voulu nĂ©gocier :

Ce qu’elle allait manger. Ainsi que la quantitĂ©. Des pĂątes. Et une demie-cuillĂšre de petits pois. Je lui ai rĂ©pondu :

« Tu sais ce que je vais te donner ? A manger ! ».

Et, je lui ai servi environ deux Ă  trois cuillĂšres Ă  soupe de petits pois cuisinĂ©s la veille par sa maman.  Ainsi qu’un peu de riz. La suite viendrait aprĂšs.

Si on écoutait notre fille, elle mangerait du riz et des pùtes ou des pùtes et du riz à tous les repas. Et des frites. Il faut parvenir à se faufiler dans la file active de ses préférences alimentaires. Chacun son style entre sa maman et moi.

Mon style est de ne pas laisser le choix. Et de servir d’abord ce que je veux qu’elle mange. Sa mĂšre aussi essaie de faire pareil. Mais il doit y avoir une habitude entre notre fille et sa mĂšre : sur certains sujets, notre fille doit dĂ©jĂ  savoir, Ă  son Ăąge, qu’elle peut en quelque sorte faire flĂ©chir sa mĂšre. Ou lui rĂ©sister.

Mais j’aurais tort de fanfaronner : Notre fille a ses limites. Elle a mangĂ© hier les petits pois servis parce qu’ils faisaient nĂ©anmoins sans doute partie de sa juridiction alimentaire et de celles de ses humeurs. Il y’a d’autres fois oĂč sa mĂšre s’en sort mieux que moi avec elle : avec calme.

AprÚs le déjeuner, nous sommes partis chercher mon vélo.

La veille ou le matin, ma fille m’avait fait savoir qu’elle souhaitait sortir :

Au cinĂ©ma, dans un parc ou ailleurs. Assez souvent, elle me formule ce genre de demande. Faire une sortie Ă  un moment de la journĂ©e. Cela peut consister Ă  aller faire des courses, passer Ă  la mĂ©diathĂšque, aller Ă  la librairie puis rentrer au bout d’environ deux heures.

Hier, je n’étais pas inspirĂ© pour l’emmener Ă  la piscine. Les tempĂ©ratures se sont un peu rafraĂźchies. Elle s’est enrhumĂ©e.

Elle a rapidement choisi d’aller faire une promenade Ă  vĂ©lo derriĂšre moi, le long de la Seine.

Ce genre de promenade faisait partie de ce que j’avais prĂ©vu de faire cet Ă©tĂ© avec elle :

La piscine et ce genre de promenade à vélo.

Nous avons donc fait une promenade Ă  vĂ©lo Ă  partir de 14h30, heure oĂč nous sommes partis de chez nous. Pour rentrer vers 18h30. Bien-sĂ»r, nous n’avons pas roulĂ© durant quatre heures. Mais nous avons fait une bonne promenade jusqu’à Nanterre, jusqu’au Chemin de l’üle, je pense. Un coin oĂč, ado, il m’était arrivĂ© de me rendre  Ă  pied depuis l’ancien domicile de mes parents situĂ© au 17, allĂ©e Fernand LĂ©ger, prĂšs du grand parc de Nanterre, pour aller chez un copain de lycĂ©e : Lakhdar. Celui chez qui j’allais Ă©couter de la musique et qui m’avait fait dĂ©couvrir des titres de James Brown, de Soul. Celui avec lequel j’avais Ă©coutĂ© du Reggae en buvant du lait de vache frais. Celui que j’avais accompagnĂ© un jour, par curiositĂ©, non loin de mon ancien collĂšge, afin d’acheter du shit pour un de ses bons copains.

Lakhdar m’avait demandé :

« Tu veux venir avec moi ? ». J’étais disponible et j’avais acceptĂ©. Je voyais bien oĂč se trouvait l’endroit oĂč il avait rendez-vous.

La double particularitĂ© de cet achat est que Lakhdar connaissait bien la vendeuse. C’était une de ses ex-copines de classe que je connaissais de vue. PlutĂŽt mignonne, plus ĂągĂ©e et plus grande que moi donc intimidante et intouchable. VĂȘtue Ă  cette Ă©poque et ce jour-lĂ  avec des vĂȘtements de couleur noire, un Jeans, un genre plutĂŽt Hard-Rock. Une jeune femme blanche, souriante, plutĂŽt « cool » Ă  sa façon, et visiblement Ă  l’aise.  En tout cas plus que  moi.

En ce sens oĂč j’Ă©tais un puceau qui marchait droit.

J’ai oubliĂ© si elle consommait. Mais par Lakhdar, j’avais su que cette ex-copine de classe au lycĂ©e Ă©tait une revendeuse rĂ©guliĂšre. Elle avait Ă©tĂ© aperçue vendant du shit Ă  des gamins Ă  la sortie d’un collĂšge. Ce qui avait bien dĂ©plu Ă  un des bons copains de Lakhdar, Ali, qui Ă©tait un militant en faveur de la jeunesse.

La seconde particularitĂ© de cette course tout de mĂȘme, c’était que ni Lakhdar ni moi n’étions fumeurs. Nous Ă©tions donc deux idiots qui, s’ils s’étaient faits « gauler » avec la barrette de shit, auraient eus quelques difficultĂ©s Ă  expliquer ce qu’ils  faisaient avec ce genre de produit. Et le coin de vente Ă©tait plus proche de chez moi que du domicile de la famille de Lakhdar. Puisque c’était prĂšs de mon ancien collĂšge que j’avais quittĂ© pour le lycĂ©e oĂč j’avais rencontrĂ© Lakhdar. Aujourd’hui, je peux en sourire. C’était il y’a plus de trente ans. AprĂšs le Bac, nous vivons une accĂ©lĂ©ration du temps qui nous Ă©loigne d’un certain nombre de personnes. Soit de notre fait. Soit suite Ă  la dĂ©cision des autres. Je n’ai pas revu Lakhdar depuis environ trente ans. Et cette revendeuse, je n’ai pas essayĂ© de mesurer son trajet ou de savoir de quoi il avait pu ĂȘtre fait par la suite. Aujourd’hui, je pencherais plutĂŽt pour une trajectoire moins “cool” qu’elle me paraissait alors en la voyant. Mais on peut ĂȘtre- agrĂ©ablement-surpris.

Hier, ma fille a bien aimĂ© notre sortie. Moi aussi. J’avais prĂ©vu ce qu’il fallait question sandwich, eau. Au retour, nous nous sommes arrĂȘtĂ©s Ă  une aire de jeux oĂč se trouvaient quelques enfants et leurs parents.   Prenant exemple sur une adulte qui venait de faire de la balançoire Ă  cĂŽtĂ© d’elle, Je lui ai montrĂ© comment faire de la balançoire toute seule. Puis,  elle s’est entraĂźnĂ©e alors que je l’encourageais. En pratiquant, elle y arrivera. Je l’ai aussi un peu poussĂ©e.

Alors que nous allions partir pour rentrer, j’ai entendu de la musique qui venait d’un peu plus haut, dans le parc LagravĂšre que nous longions. Les gens que nous apercevions n’avaient pas l’air de s’en prĂ©occuper plus que cela. Mais pour moi, il Ă©tait Ă©vident que c’était un « groupe » qui jouait en Live. Nous nous sommes rapprochĂ©s de l’endroit Ă  vĂ©lo.

Un jeune avait installĂ© sa batterie devant l’entrĂ©e du parc LagravĂšre et jouait du Police ou du Sting. A la batterie. Seul. C’était bien. Quelques personnes Ă©taient lĂ . Deux ou trois adultes. Cinq ou six enfants.

AprĂšs quelques minutes, le batteur a permis Ă  un enfant noir de faire de la batterie.

Le « petit » s’est installĂ© avec ses tongs aux pieds, son short et son tee-shirt Ă  manches courtes. Je m’attendais Ă  ce qu’il dĂ©couvre l’instrument grĂące Ă  la gentillesse du batteur qui devait avoir une vingtaine d’annĂ©es Ă  peine.

Le mĂŽme de 8 ans s’est avĂ©rĂ© trĂšs douĂ©. L’Afrique. L’Afrique et ses paradoxes. Dans le livre La peur a changĂ© de camp, FrĂ©dĂ©ric Ploquin rĂ©vĂšle au cours de son enquĂȘte que dans certaines citĂ©s et certains quartiers, selon l’expĂ©rience de certains flics, des Noirs et des Arabes sont les principaux fauteurs de troubles. D’oĂč un certain racisme de certains flics qui doivent se farcir les infractions Ă  rĂ©pĂ©tition, ainsi que les insultes, les agressions et les provocations des mĂȘmes dĂ©linquants souvent trĂšs vite relĂąchĂ©s- donc abonnĂ©s Ă  un sentiment d’impunitĂ©- et qui voient leur citĂ© ou leur quartier comme leur territoire. Et les flics comme un gang ou une autre bande rivale qu’il convient de dĂ©bouter.

Ce mîme de 8 ans, hier, rappelait que l’Afrique, noire ou du Maghreb, a aussi autre chose à offrir au monde et à la vie, pour peu qu’on lui en donne les moyens.

Je me suis tournĂ© vers ma fille, toujours assise derriĂšre moi. A la fin, je lui ai demandĂ© si cela lui avait plu. Elle a acquiescĂ© Ă  voix basse. Avec ses lunettes de soleil aux verres noir, son casque Ă  vĂ©lo sur la tĂȘte et son air sĂ©rieux, j’avais du mal Ă  percevoir si cela lui avait vĂ©ritablement plu. MĂȘme si, quelques minutes plus tĂŽt, elle m’avait demandĂ© de nous rapprocher. Alors que moi, par prudence pour ses oreilles, j’avais optĂ© pour nous tenir Ă  une distance de sĂ©curitĂ©.

Devant mon insistance pour savoir, elle m’a alors rĂ©pondu :

« J’ai envie de pleurer tellement c’était bien ».

AprĂšs son solo, le jeune noir a pris sa trottinette et s’est dirigĂ© vers le parc LagravĂšre, c’est-Ă -dire dans notre direction. Il Ă©tait suivi par deux filles noires un peu plus ĂągĂ©es que j’avais vues danser un peu plus tĂŽt. J’ai appris par ces deux filles un peu plus ĂągĂ©es qui le suivaient (ses sƓurs ?) qu’il avait commencĂ© seul. En tapant sur des casseroles et des branches d’arbre. Et que, maintenant, il en en avait ” un…”. Un vrai instrument de musique. Une batterie.

J’ai Ă©tĂ© Ă©tonnĂ© en Ă©coutant ces deux filles de comprendre que le Français semblait ĂȘtre leur seconde langue.

Le batteur, lui, Ă  deux ou trois mĂštres, est restĂ© silencieux. Il m’a regardĂ© et Ă©coutait tandis que les deux filles me rĂ©pondaient avec le sourire. On aurait dit, dĂ©jĂ , deux agents s’occupant de leur artiste. Mais elles avaient 12 ans tout au plus, les deux agents d’artistes. L’Afrique, encore, et cette belle prĂ©cocitĂ© qui nous livre Ă  de si grandes perplexitĂ©s, nous, les occidentaux, moi, dont les ancĂȘtres, comme le reste de l’HumanitĂ© ( jusqu’à preuve du contraire) viennent de lĂ -bas. De ce continent que je ne connais pas et qui contient pourtant tant d’échecs et aussi tant de Savoirs.

Je n’ai pas entendu la voix de ce mĂŽme. Lorsque j’ai restituĂ© Ă  ces trois gamins les propos de ma fille, ce sont les deux jeunes filles qui ont rĂ©agi en s’émouvant. Le mĂŽme, lui, n’a rien rĂ©pondu. Mais lorsque j’ai dit :

« C’est bien ! Il faut continuer ! ». J’ai bien vu qu’il m’a Ă©coutĂ© avec attention. Et que mes mots comptaient pour lui, moi l’adulte qui, Ă  ce moment-lĂ , question musique aurait pu, tout aussi bien, ĂȘtre son Ă©lĂšve, trĂšs peu douĂ©, malgrĂ© les quarante annĂ©es qui nous sĂ©paraient.

Puis, je les ai laissĂ©s partir. En pensant malgrĂ© moi que j’espĂ©rais que ce gamin tiendrait le rythme. Qu’il ne s’égarerait pas en cours de route dans la dĂ©linquance.

Il n’existe sans doute aucune statistique, ou alors occulte, de ce genre, mais il est vraisemblable que parmi tous ces gamins dĂ©linquants multirĂ©cidivistes dont se « plaignent » certains flics dans le livre de FrĂ©dĂ©ric Ploquin, qu’il en est un certain nombre dont la courbe des dons a Ă©tĂ© stoppĂ©e ou braquĂ©e Ă  un moment ou Ă  un autre. « Who knows » ? Comme aurait pu dire Jimi Hendrix.

Who knows ?

Dans le livre de Ploquin, j’ai appris que des gamins de 12 ans pouvaient toucher 150 euros par jour pour faire les guetteurs. Afin d’avertir les trafiquants de drogue ou les dealers de l’arrivĂ©e de la police.

150 euros par jour, ça peut faire jusqu’à 4500 euros par mois. Pour des gamins qui ne savent rien du trafic de drogue en lui-mĂȘme. D’oĂč il vient, quelle quantité .

150 euros par jour, c’est une somme largement suffisante pour dĂ©tourner un gamin de 12 ans de l’école. Qui plus est s’il est dĂ©jĂ  en Ă©chec scolaire. 4500 euros par mois pour accepter d’ĂȘtre un simple exĂ©cutant. Je crois que beaucoup de personnes, mĂȘme adultes (on serait surpris) accepteraient ce genre de job moyennant une telle somme.

En reprenant la route, j’ai dit Ă  ma fille que j’aurais dĂ» demander au mĂŽme son prĂ©nom. C’est une mauvaise habitude, lorsque l’on s’adresse amicalement Ă  un inconnu, de ne pas se prĂ©senter. Et « d’oublier » de lui demander son prĂ©nom.

Ma fille m’a demandĂ© pourquoi j’aurais voulu connaĂźtre son prĂ©nom. J’ai essayĂ© de lui expliquer. Elle m’a Ă©coutĂ©. Mais pendant que je pĂ©dalais, j’avais l’impression que ce que je disais se perdait dans le vent. Mais le principal, sans doute, c’était que, pour le moment, elle soit encore bien attachĂ©e derriĂšre moi tandis que je nous ramenais Ă  la maison. Et que le retour se dĂ©roule sans encombre.

Franck Unimon, mardi 20 aout 2019.

Ps : La photo de cet article n’est pas une erreur. Compte tenu de l’ñge des protagonistes principaux croisĂ©s hier dont je parle dans  cet article, j’ai prĂ©fĂ©rĂ© m’abstenir de montrer un clichĂ© les reprĂ©sentant. Et, ce, afin de les prĂ©server de certains alĂ©as de notre vie « moderne » et « civilisĂ©e ».

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