Utama ( La Terre Oubliée ) un film de Alejandro LOAYZA GRISI
Sorti en salles ce 11 Mai 2022.
Sisa et son mari Virginio, un couple au moins septuagénaire, vivent isolés dans une région assez aride en Bolivie. Leur vie semble ritualisée un peu à l’infini. Elle s’occupe de la terre, des repas et de l’eau. Lui, s’occupe au moins d’emmener paitre son troupeau de lamas à des kilomètres de leur maison. Nous ne sommes pas au Far West avec Clint Eastwood ou avec tel ancien héros de guerre parti se retirer et que quelqu’un, un beau jour, va venir solliciter pour une cause perdue ou en vue d’obtenir un lot de tickets restaurants en édition limitée désignée par feu Virgil Abloh.
Sisa et son mari Virginio ne sont pas des vedettes. Ni des héros. C’est un groupe d’agriculteurs qui a sûrement toujours vécu là et qui a maintenu certains rapports de voisinages avec d’autres personnes clairsemées de leur communauté, et vraisemblablement aussi âgées qu’eux. Il y a même un maire ou un équivalent. Peut-être quelqu’un qui avait été à l’école primaire avec eux.
Un visiteur extérieur, inattendu, plus jeune, la vingtaine, va bien sûr venir transformer un peu la vie réglée de Sisa et Virginio :
C’est leur petit fils Clever, ni meurtrier en cavale, pas même en sevrage de crack et ni vampire. Clever est un petit jeune gentil, propre sur lui, attaché à ses grands parents paternels, et qui parcourt donc des kilomètres (plusieurs centaines, peut-on imaginer) pour venir les voir et leur annoncer une nouvelle. Et non pour venir se suicider à la ferme, dans un coin tranquille.
Autant Sisa et Virginio font presque encore partie du monde féodal, autant Clever, lui, est un jeune aussi moderne que n’importe quel jeune étudiant venant d’une « grande » ville. Et, il est là, avec son smartphone et sa connexion internet, son casque audio sur les oreilles et ses bonnes manières à essayer de convaincre le plus que têtu Virginio, le père de son père, d’aller en ville afin d’aller se faire soigner.
A la fin de Utama lors de la projection de presse, ce 8 avril 2022, un des autres journalistes cinéma présent derrière moi avait dit à sa façon que le film était beau mais que l’histoire….
Et, c’est malheureusement ce que j’ai aussi répété à un des attachés de presse lorsque quelques jours plus tard, celui-ci m’avait contacté afin de connaître mon avis sur le film.
Nous avions vu ce film dans le 5ème arrondissement de Paris, entre le quartier St Michel et la faculté de Jussieu, rue des écoles, pas très loin de Notre Dame. Et, j’ai toujours vécu en ville, près de Paris ou en région parisienne. Mes expériences à la fois d’une vie rurale, et traditionnelle, ont été épisodiques, en Guadeloupe, et plusieurs fois, été synonymes d’ennui et de perte de liberté. Aussi, au même titre que Clever dans Utama aurais-je spontanément tendance à m’inquiéter si mes grands-parents ( ou mes parents) se trouvaient aussi isolés que les siens.
Il y a donc peu de surprise quant au fait que depuis que Utama est sorti au cinéma, ce 11 Mai, que j’aie préféré écrire d’autres articles avant celui-ci. Pas de vedette à la Benicio Del Toro comme dans le film Sicario. Pas d’action fantastique ou spectaculaire telle que, la nuit, les lamas de Virginio se transforment en beautés féminines qui se livrent des combats d’Arts martiaux- pour les sandales de Virginio- comme dans The Assassindu réalisateur Hsou Hsiao-Hsien. Tandis que Sisa, elle, sitôt Virginio endormi, se rendrait sur Jupiter avec son collier magique en vue d’aller y danser du zouk en cachette avec un de ses multiples amants.
Non. C’est juste le monde de la ville du jeune Clever qui vient s’entrechoquer avec celui de ses grands parents, au travers de Virginio, surtout, tandis que Sisa, elle, en bonne figure maternelle apaisante, joue les modératrices entre les deux. Et, tout ça, dans des espaces très bien filmés. Et beaux.
Utama peut donc, très vite, être résumé à un film exotique qui permettrait de voyager ou qui pourrait, quelques semaines avant les grandes vacances de l’été, donner envie à des touristes de partir en Bolivie. Utama peut aussi être un film pédagogique- ce qu’il deviendra sûrement- que l’on peut voir avec ses enfants ou avec des ados pour en discuter ensuite. Car il n’existe ni grossièreté ni crudité sexuelle dans le film.
Mais le festival de Cannes a débuté cette semaine et le procès entre l’acteur Johnny Depp et son ancienne femme, Amber Heard, deux vedettes américaines, sont deux événements suffisamment médiatisés pour qu’un long métrage comme Utama passe totalement inaperçu comme d’autres longs métrages qui comportent ses caractéristiques :
La simplicité. La discrétion. Des personnes âgées vivant à la campagne. Des lamas. Pas de furie. Pas de stand up. Pas de sang. Pas de sexe. Pas de superpouvoirs. Pas de tube de musique. Un suspense pour la forme. Un film frugal. Presque scolaire. J’ai même eu du mal à retranscrire correctement le nom du réalisateur.
Alors que Utama devrait être regardé. Car l’histoire qu’il raconte est notre histoire ainsi qu’une leçon pour nous qui avons choisi de vivre dans une grande ville ou de rester y vivre. Alors que nous sommes désormais incapables de nous en séparer.
Dans Utama, le jeune Clever présente la ville comme l’endroit où toutes les solutions existent et où la médecine présente pourra sauver son grand-père Virginio. Ce que la ville a à offrir ne séduit ni Virginio ni Sisa. Ce couple âgé, que l’on estimera touchant ou peu glamour selon les standards d’Hollywood, ainsi que leurs voisins- d’un âge tout autant avancé- est en fait beaucoup plus libre, et heureux, que quantité d’individus qui sont devenus familiers avec un mode de vie urbain banal :
Sisa et Virginio ne comptent pas sur un syndicat, sur un parti politique, sur un horoscope, sur un véhicule, sur des transports en commun, sur une banque, sur une police d’assurance ou sur une réclame publicitaire pour vivre. Ils ne dépendent pas non plus d’un EHPAD comme ceux décrits dans l’enquête Les Fossoyeurs publiée au début de cette année par le journaliste Victor Castanet.
Ni punks, ni anarchistes, ni révolutionnaires, ni militants, ni intellectuels engagés, Sisa et Virginio vivent à la mesure de leurs forces, de leurs moyens et de leurs mémoires. Ce que l’Etat bolivien, en les négligeant et en les reniant, leur fait payer.
Et lorsque Virginio, avec d’autres voisins et Clever, partent ensemble chercher de l’eau -car celle-ci s’est raréfiée- on peut aussi se dire que bien que ce genre de situation reste encore assez abstrait pour la plupart d’entre nous dans des grandes villes, qu’elle est loin de concerner uniquement une région reculée, là-bas, en Bolivie.
Si l’on peut, au départ, s’étonner devant l’obstination de Virginio qui s’oppose à son petit-fils Clever, qui, pour son bien, tient à ce qu’il parte en ville se faire soigner, c’est parce-qu’en tant que citadin, on oublie que la ville, en contrepartie de ce qu’elle nous « donne » et nous propose fait de nous, régulièrement, ses détenus et ses prévenus volontaires. Moyennant une partie des territoires de notre mémoire et de notre langue que nous lui concédons.
Dans Utama, Clever parle Espagnol, la langue de l’ancien colon, et ne comprend pas lorsque Sisa et Virginio, ses grands parents, s’expriment devant lui en Quechua, l’ancienne langue de l’empire Inca.
Pour moi, le Français pourrait être l’équivalent de l’Espagnol. Et, le Créole, un peu l’équivalent du Quechua pour Clever. A ceci près, que, contrairement à Clever, je comprends mieux le Créole que, lui, le Quechua.
Si le Quechua est la langue du « devant », l’Espagnol est peut-être la langue du «derrière ». Celle de la trahison ou de l’oubli et de la distraction loin ou en dehors de l’histoire des origines. La trahison, l’oubli et la distraction peuvent être des prisons. Des aliénations. Même si ce sont des aliénations faciles d’accès, étourdissantes et très agréables.
Pendant ce temps, pour beaucoup en France, le mot « Quechua » fera d’abord penser à une marque de vêtements de sport de l’enseigne Décathlon….
Aujourd’hui, l’enseigne Décathlon est plus connue que l’empire Inca. Il est également vrai que l’on meurt moins en se rendant à Décathlon qu’en découvrant l’empire Inca.
Enfin, le film nous montre un couple uni depuis plusieurs décennies. Soit une prouesse dont nous sommes de plus en plus incapables. Malgré les sites de rencontres, malgré tous nos algorithmes, nos ouvrages de vulgarisation de la psychologie relationnelle et émotionnelle. Malgré tous nos « outils » de communication et de réflexion. Malgré toute notre intelligence y compris féministe ou « émancipée » et certains ouvrages ou podcasts sur le sujet de personnalités telles que Mona Chollet, Victoire Tuaillon, toutes deux au moins autrices de J’ai lu Réinventer l’Amour de Mona Chollet
et de Les Couilles sur la table…..
Utama raconte finalement une histoire de l’Humanité qui paraitra très simple voire ringarde à celle ou celui qui se laissera convaincre- et séduire- par son infirmité ou par son immaturité. Et c’est pour cette raison qu’il m’a fallu plus d’un mois pour écrire cet article.
Franck Unimon, ce vendredi 20 Mai 2022.