Avec ou sans masques.
Le dĂ©confinement a donc bien eu lieu le 12 Mai. Cela fait dĂ©jĂ deux semaines. A premiĂšre vue, notre monde nâa pas changĂ©. Nous avons toujours deux bras et deux jambes. Nous nous dĂ©plaçons toujours de la mĂȘme maniĂšre en gardant les mĂȘmes symptĂŽmes quâauparavant : nous habitons ensemble des couloirs et des histoires diffĂ©rentes en boitant. Parfois en gagnant. Dâautres fois en perdant. Mais, toujours, en respirant. Et lorsque nous jouissons ou Ă©jaculons, notre respiration part faire une ou plusieurs boucles avant de se rappeler de nous et, comme le marteau de Thor ou la « planche » du Surfer dâArgent, de nous revenir. Car ça aussi, ça nâa pas changĂ©. En principe.
Nous avons eu peur. Nous avons encore peur dâune certaine maniĂšre puisque nous sommes nombreux maintenant Ă porter des masques. Mais, dans lâensemble, une fois de plus, nous avons survĂ©cu. Ăa, aussi, ça nâa pas changĂ©. Sauf quâune bonne partie dâentre nous sont devenus des fantĂŽmes masquĂ©s. Car les masques sont arrivĂ©s et nous les plaçons devant notre nez et notre bouche. Certaines personnes rajoutent des lunettes ou des protections plastifiĂ©es devant tout le visage. Nous ne savons plus ce que ça fait que de respirer Ă visage dĂ©couvert dans la rue, dans des commerces, des transports ou au travail en prĂ©sence de nos collĂšgues Ă proximitĂ©.
Il y a les masques jetables et rĂ©utilisables. Ceux achetĂ©s dans les supermarchĂ©s, dâautres commerces ou dans les pharmacies ou en ligne. Ceux offerts par la mairie de notre ville, notre employeur, la SNCF ou la RATP.
Il y a des rĂ©sistants au masque. Et des rĂ©sistants Ă la distance sociale. Ce qui dĂ©montre bien que nous sommes toujours la mĂȘme espĂšce humaine :
Il faut toujours quâil y en ait un ou plusieurs qui se singularisent. Peu importe de savoir qui a tort ou raison. Mais nous sommes quand mĂȘme beaucoup plus nombreux aujourdâhui Ă porter des masques dans les rues, dans les transports, dans les commerces et au travail quâil y a trois mois.
Il y a trois mois, notre gouvernement considĂ©rait comme inutile dâen porter. Il y a trois mois, nous Ă©tions un grand nombre dâignorants concernant le mode de propagation du virus. Nous avons aussi pĂ©tĂ© plus haut que notre nez et sans doute Ă©tĂ© dâun certain mĂ©pris pour ce qui se pratique Ă lâĂ©tranger, en Asie en particulier, depuis des annĂ©es :
Porter un masque dans un monde pollué, dans un monde infecté.
Aujourdâhui, dans les transports en commun ainsi quâau travail, le port du masque est devenu obligatoire. Soit nous avons appris de lâĂ©tranger. Soit nous appliquons les rĂšgles et la loi qui nous ont Ă©tĂ© indiquĂ©es par le gouvernement et les chiffres. Les chiffres des malades et des morts, inconnus ou familiers : amis, voisins, proches, collĂšgues.
En France, il y a trois mois, nous aurions sĂ»rement portĂ© des masques plus vite. Sauf quâil y a trois mois, en France comme dans dâautres pays, il y avait trĂšs peu de masques Ă disposition pour la population, professionnels de la santĂ© inclus. Et les masques FFP2, parmi ceux protĂ©geant le mieux (parmi les masques jetables) coĂ»taient au moins 3,99 euros lâunitĂ© (voir lâarticle Coronavirus ). Sachant que la durĂ©e de vie de ce masque est dâenviron quatre heures, il aurait fallu ĂȘtre plutĂŽt riche pour sâen fournir pour une durĂ©e de deux Ă trois mois.
A nouveau, ce nâest pas nouveau, les riches sâen sortent le mieux. Ainsi que celles et ceux qui distribuent, calculent, anticipent et dĂ©cident des chiffres qui sont souvent les mĂȘmes personnes.
BientĂŽt, nous allons nous faire avoir par tout un tas dâimpĂŽts, de conditions et de vie et de travail de plus en plus rĂ©pressives au profit de la minoritĂ© des riches, des dirigeants et de notre gouvernement et cela va se passer comme dâhabitude car nous sommes toujours dans le mĂȘme monde quâavant lâĂ©pidĂ©mie. Câest ce que nous croyons pour la plupart d’entre nous. MĂȘme sâil y aura des contestations sociales qui sâopposeront Ă la distanciation sociale imposĂ©e pendant lâĂ©pidĂ©mie.
Mais nous croyons que ça va se passer comme d’habitude parce-que nous sommes cramponnĂ©s Ă notre monde. Nous y sommes entraĂźnĂ©s mĂȘme s’il nous en fait voir. Nous sommes installĂ©s en lui autant quâil est installĂ© nous. Lui et nous avons fusionnĂ© jusquâĂ un certain point. Un point assez pathologique. Mais nous nous en rendons moyennement compte, et pas longtemps, puisque tout le monde fait pareil. Et on ne peut pas vivre tout seul ni se battre- et gagner- contre le plus grand nombre. En plus, l’ennemi, est invisible, multicartes et quasiment interchangeable. PrĂ©nom, genre, prĂ©fĂ©rence sexuelle, taille, Ăąge, couleur de peau, adresse postale, niveau d’Ă©tudes, nombre d’enfants, profession, religion, rĂ©gime alimentaire, appartenance politique, langues parlĂ©es et Ă©crites, chemise, veste, pantalon, jupe, couche-culotte pampers, legging, maillot de bain, soutien-gorge, il peut ruisseler de l’un Ă l’autre avec facilitĂ©. Il finira toujours par nous avoir.
Pourtant croire et penser que tout reste exactement et toujours Ă lâidentique reviendrait Ă dire que depuis vingt, trente ou quarante ans, tous les jours, nous portons toujours la mĂȘme tenue lĂ©opard, nous mangeons toujours les mĂȘmes carottes, le mĂȘme couscous, les mĂȘmes donbrĂ©s, matin, midi et soir ; que nous Ă©coutons toujours le mĂȘme titre de musique ; que nous portons encore le mĂȘme vĂȘtement de la mĂȘme couleur ; que nous adressons les mĂȘmes mots aux mĂȘmes visages que nous avons devant nous ; que nous vivons toujours au mĂȘme endroit et que nous sommes toujours dans la mĂȘme position corporelle au millimĂštre prĂšs; que nous avons toujours les mĂȘmes voisins….
Cela reviendrait Ă dire quâen 1989, le mur de Berlin est restĂ© intact. Ou que dans la sĂ©rie Game of Thrones le Mur reste immuable. Ce qui signifierait que pour le mur de Berlin, on est soit ignorant de ce qui sâest passĂ© dans les faits et que pour Game of Thrones, on nâait pas vu la sĂ©rie dans son intĂ©gralitĂ© ou que lâon nâen nâait jamais entendu parler. Câest possible. Il est possible que des gens nâaient jamais entendu parler de la chute du Mur de Berlin comme de la sĂ©rie Game of Thrones. Il y a bien des Ă©vĂ©nements de par le monde, et mĂȘme dans notre vie personnelle, qui nous ont marquĂ©s et qui sont passĂ©s totalement inaperçus ou ont Ă©tĂ© considĂ©rĂ©s, volontairement ou involontairement, comme insignifiants par beaucoup dâautres. Câest une bonne partie de notre vie et cela peut ĂȘtre trĂšs dur Ă accepter comme Ă digĂ©rer. DâoĂč lâexplication de la prĂ©sence de la haine et de la rancune sur terre sans doute entre les ĂȘtres humains.
Mais je crois que nous pensons que notre monde nâa pas changĂ© depuis lâĂ©pidĂ©mie par habitude. Ou parce-que nous voudrions quâil se transforme comme dans les contes de fĂ©es. Du jour au lendemain et pour le meilleur, pendant notre sommeil, pendant que lâon regarde ailleurs ou que lâon est en train de faire ses courses afin de changer de carottes, de voisins ou de collĂšgues.
Aujourdâhui, celles et ceux qui ont un regard sont avantagĂ©s dans notre monde de masques jetables et rĂ©utilisables. Celles et ceux qui portent un masque. Et celles et ceux qui les regardent. Jâai lâimpression que lâon se regarde un peu plus, les uns et les autres, dehors. Il y a bien sĂ»r de la mĂ©fiance. Mais il y a aussi une certaine attention qui avait pratiquement disparu au profit de tous ces Ă©crans qui sont devenus nos nouvelles frontiĂšres entre nous et les autres. Des frontiĂšres aux serrures de plus en plus sophistiquĂ©es qui deviendront peut-ĂȘtre plus difficiles Ă ouvrir que ces frontiĂšres physiques pour lesquelles des migrants meurent Ă lâextĂ©rieur de notre pays et dans « nos » mers.
Quand nos masques tomberont, une fois lâĂ©pidĂ©mie passĂ©e, et que nous les rangerons et les oublierons (mĂȘme si je crois quâils reviendront), nos yeux redeviendront des linceuls et des impasses pour les autres:
Celles et ceux qui nous sont inconnus et que nous ignorons par habitude.
La pandĂ©mie a simplifiĂ© nos agendas. Elle a aussi, malheureusement, tuĂ©, rendu malade, mis en colĂšre et poussĂ© au chĂŽmage. Elle a aussi permis le crime (violences conjugales, maltraitance sur enfants). Des dĂ©lits (trafics de drogues, vols et trafics de masques et de matĂ©riel mĂ©dical et paramĂ©dicalâŠ). Des enrichissements en bourse pour les plus riches. Des stratĂ©gies politiques. Mais elle a aussi permis Ă celles et ceux qui en avaient le souhait, celles et ceux qui Ă©taient dĂ©jĂ en train de le faireâŠde changer. De façon de vivre. De façon de penser.
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Par exemple, en France, on a pu faire toute une histoire concernant le port du voile « musulman ». Or, actuellement, depuis lâĂ©pidĂ©mie, nous sommes nombreux, avec nos masques, Ă ressembler Ă des musulmans. MĂȘme celles et ceux qui ont eu et ont des points de vue antimusulmans.
La culture du masque, en cas de risque de pollution ou dâĂ©pidĂ©mie, nâest pas française. Câest parce-que la culture française, comme dâautres cultures, a su incorporer, assimiler et adopter le Savoir, les connaissances et les expĂ©riences dâautres cultures quâelle a pu sâen sortir, perdurerâŠet devenir une grande culture. Ce qui implique pour la culture française et dâautres cultures si « importantes », y compris scientifiques, de par le monde, de Savoir reconnaĂźtre ce quâelle Doit Ă dâautres cultures et, avant cela, dâApprendre Ă les ConnaĂźtre.
Mais si la culture française- ou toute autre culture « triomphante »- continue de prĂ©fĂ©rer ses chiffres, ses pendentifs, ses mĂ©dailles et ses vitrines aux personnes qui lâaniment, la guident, la soignent, lâentretiennent, la lavent, la convoient et la nettoient jour aprĂšs jour elle finira victime de ses latrines, de ses blessures et de ses guerres, un jour ou lâautre, avec ou sans ses masques.
Franck Unimon, mardi 26 mai 2020.